[Résumé des épisodes précédents. L’architecte Dubois, un redoutable tueur en série de blondes aux yeux bleus, est en garde à vue depuis 7h du matin et fait face aux questions de l’inspecteur Nutello, dit Dr. Nut, du service des personnes disparues à Paris. Ethel Hazel, une autre blonde aux yeux bleus, qui suit ce patient très spécial en psychanalyse depuis quatre ans, est témoin de l’affaire.]
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« Ce qui n’est pas légèrement difforme a l’air insensible ; d’où il suit que l’irrégularité, c’est-à-dire l’inattendu, la surprise, l’étonnement sont une partie essentielle et la caractéristique de la beauté ».
Charles Baudelaire
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A la cantine, Dr. Nut, le chef et Ethel Hazel déjeunent en silence, sinon pour parler de choses et d’autres sans importance. Ils savent tous les trois que la procédure en cours de garde à vue de l’architecte est limite, limite, et ne veulent pas en parler en public. De retour dans la salle derrière le miroir sans tain, ils découvrent l’architecte tranquillement assis devant un café, lisant Le Parisien, les reliefs du repas ayant déjà disparu. Pour la longue session qui s’annonce, ils ont décidé de se montrer plus pressants sans pour autant encore brusquer l’architecte dont ils connaissent le sang-froid. Dr. Nut rejoint bientôt l’architecte Dubois dans la salle d’interrogatoire.
14h03 : Dr. Nut – Vous aimez lire le journal, avec attention apparemment…
L’architecte – Dans mon métier c’est important d’être informé.
Dr. Nut (qui réprime à grand mal un ricanement) – Et c’est en lisant Le Parisien que s’informe un architecte ?
L’architecte – Tout à fait. J’adore les faits divers par exemple, je suis toujours étonné à quel point la réalité dépasse souvent l’imagination. Vous-même devez partager mon avis, Xavier Dupont de Ligonnès par exemple, vous lui courez encore après, ha ha ha.
Dr. Nut (apparemment curieux) – En effet… Et là vous lisiez quoi, la rubrique des femmes blondes disparues ?
L’architecte (qui ne relève pas l’ironie) – Pas du tout, je lisais les pages immobilier. C’est là que l’on découvre les nouveaux projets mis en vente près de chez soi. Le nom de l’architecte n’est jamais mentionné mais cela n’a pas d’importance, peu importe l‘auteur – enfin, l’auteur, c’est un grand mot désormais – puisqu’il s’agit de bâtiments de logements vendus en série et hors de prix à des gogos séduits par la communication imbécile des promoteurs, des industriels et des politiques.
Dr. Nut – Vous, en revanche, vous vous sentez légitime dans votre métier n’est-ce pas ?
L’architecte – La légitimité, grande question. Après plus de trente ans de carrière, il me faut admettre que je suis architecte et sans doute légitime à ce titre, après tout je suis inscrit à l’ordre des architectes. Mais la légitimité est autre chose. Vous le savez déjà sans doute, j’ai été élevé par ma mère dans un milieu modeste loin de l’architecture dont la vocation me vient peut-être d’un parrain qui m’offrait des livres d’architecture car il avait noté que j’aimais dessiner. Mais bon, je suis arrivé à l’école d’architecture comme un provincial timide et même si cela ne se voyait pas de l’extérieur, j’en suis sorti comme le provincial timide que j’étais. Disons qu’aujourd’hui, j’ai pris suffisamment confiance en moi pour être devenu un Parisien timide, ha ha ha.
Dr. Nut (qui reste patient) – Ce que je veux dire est que s’il est question d’architecture, on peut vous considérer comme un expert ? Vous savez de quoi vous parlez…
L’architecte – Savoir de quoi je parle, oui, sans doute un peu, mais je suis loin d’être un expert. D’ailleurs qu’est-ce qu’un architecte expert ? Le plus connu ? Le plus médiatique ? Le doyen de l’Académie ? Celui avec le plus gros chiffre d’affaires ? Celui avec le plus de prix nationaux et internationaux ? Celui qui n’est que fonctionnaire dans un bureau mais qui se targue du grand art ? Je vais vous dire en quoi sont experts les architectes. Vous en mettez une centaine dans une seule pièce et vous leur posez un problème précis ; en moins de deux heures, vous aurez 100 réponses et pas deux architectes qui seront d’accord entre eux. Alors, non, hélas, parmi tous mes confrères et toutes mes consœurs, je ne suis pas plus expert que quiconque. Mais pourquoi cette question ?
Dr. Nut (toujours patient) – Disons au moins que vous êtes d’accord pour vous accorder quelque expertise dans ce domaine.
L’architecte (attentif) – Ok, on peut dire ça comme ça.
Dr. Nut – Alors, dites-moi, quelle est selon vous la plus grande qualité d’un architecte ? La créativité ?
L’architecte – Hum… La créativité est une qualité que les architectes ne possèdent pas seuls mais qui leur est sans doute indispensable. Prenez par exemple un bâtiment construit par un ingénieur et le même imaginé par un architecte, et vous verrez tout de suite la différence, 100 fois même la différence, comme je le disais. Encore que cette assertion ne soit plus tout à fait vraie pour ce qui concerne le logement collectif. Désormais construits par la promotion immobilière, ces ouvrages sont tous similaires, sinon identiques à 90%. Le logement d’aujourd’hui est au fond une défaite pour les architectes. Alors, finalement, leur créativité est peut-être un peu surjouée. La créativité signifie l’audace, la liberté, la résistance aux dictats : a-t-elle encore sa place en architecture aujourd’hui… ? N’avez-vous donc pas remarqué que les nouveaux immeubles de logements, de Paris à Amiens à Guéret à Triffoullis-les-deux-Oies, sont partout le clone d’un moule unique répondant à des normes imbéciles et à l’avidité financière des promoteurs ?
Dr Nut (qui soupire) – Je ne sors pas beaucoup de Paris, pas comme vous… Sinon quoi, comme meilleure qualité je veux dire ? Le dessin ?
L’architecte (qui a senti la pique mais ne réagit pas) – En vérité, j’adore le dessin et nombre d’architectes dessinent très, très, bien. Mais artistes et auteurs de BD aussi et le dessin d’un Manga peut se révéler aussi expressif sinon plus qu’un dessin d’archi. D’ailleurs les artistes peuvent eux se lâcher et ont tout loisir de dessiner ces bâtiments audacieux dont je parlais parce qu’ils ont la certitude – une formidable sécurité – que ce qu’ils dessinent ne sera jamais construit. La main de l’architecte est tenue par la physique élémentaire : si ça ne tient pas debout, que ça s’écroule, il doit changer de métier. (Pensif) Il est vrai que je connais des architectes qui continuent de construire des bâtiments qui s’écroulent. (Reprenant le fil) Alors le dessin est certes nécessaire aux architectes, voire impératif, mais de là à dire qu’il s’agit là de leur meilleure qualité, je n’irais pas jusque-là. D’ailleurs d’excellents architectes dessinent comme des pieds et ceux-là n’ont jamais été aussi heureux que depuis l’arrivée de l’ordinateur.
Dr. Nut – Je comprends. Pour ma part, je crois que la meilleure des qualités d’un architecte est sa capacité à se projeter dans le temps, loin dans le temps. Comme un joueur d’échecs, il doit prévoir ses coups très longtemps à l’avance. Un chantier peut prendre dix ans pour un bâtiment censé durer 50 ans, 100 ans, 200 ans… C’est cette capacité d’anticipation qui m’impressionne. Mais je ne suis qu’un simple policier : qu’en pensez-vous ?
L’architecte (se raidit imperceptiblement, il a compris que le policier lui tourne autour et croit deviner où il veut en venir) – Certes, mais il n’y a qu’un seul champion du monde des échecs, tous les autres doivent se débrouiller comme ils peuvent avec ce qu’ils ont.
Dr. Nut – Par exemple cet immeuble dont nous parlions ce matin, celui de la rue Julien Lacroix…
L’architecte (souriant) – De la rue Piat plutôt…
Dr. Nut (en lui rendant son sourire) – non, l’immeuble en question, d’ailleurs démoli, était rue Julien Lacroix, j’ai vérifié.
L’architecte (qui semble sincèrement étonné) – Alors excusez-moi, je m’aperçois avec le temps qui passe que ma mémoire n’est plus aussi performante aujourd’hui qu’hier.
Dr. Nut (qui ne sourit plus) – Bref. Lors de ce projet, profitant de l’inattention du maître d’ouvrage – un marchand de sommeil en effet comme vous l’avez noté – vous vous êtes aménagé pour vous-même un vaste appartement dans la carrière du sous-sol, le tout au frais de la princesse si je puis dire.
L’architecte (jouant la surprise) – Je ne vois pas bien ce que vous voulez dire.
Dr. Nut (qui fait mine de ne pas l’avoir entendu mais s’empare du dossier et le tire devant lui sans l’ouvrir) – Cet appartement était doté d’accès secrets connus de vous seul. Je ne sais pas comment vous vous êtes débrouillé à l’époque, vous avez sans doute abusé les entreprises avec vos plans ; pour ce genre de travaux d’urgence, les entreprises se sentent peu concernées et évitent de poser des questions embarrassantes. Vous étiez encore au tout début de votre carrière, un tout jeune architecte… Et vous vous êtes alors inventé un joli espace secret, pour plus tard. Permettez-moi de vous le dire, mais il faut être sacrément culotté quand même, surtout à cet âge-là (dit-il avec un haussement d’épaules et une forme d’admiration dans le regard. Jouant la sincérité). Personnellement, je trouve ça très, très, fort. Il faut de la créativité, savoir dessiner vite pour expliquer au chef de chantier les changements imprévus et, surtout, selon moi, un vrai pouvoir d’anticipation à long terme.
L’architecte (sa voix juste un demi-ton au-dessus de ce qu’il souhaite. Jouant la surprise) – Je ne vois vraiment pas de quoi vous parlez.
Dr. Nut (un peu sec) – Non bien sûr. Mais, imaginons que mon histoire soit vérifiée : selon vous, qui d’autre qu’un architecte pensez-vous serait capable de mettre en œuvre une telle idée ?
L’architecte (après réflexion) – Vous avez peut-être raison, un architecte particulièrement retors pourrait concevoir un tel projet. Mais je ne vois pas comment il pourrait le garder secret. Il y aurait forcément des preuves, des archives, des contrats et je ne vois pas pourquoi l’entreprise lui rendrait ce service. Cette histoire sort-elle de votre imagination, décidément fertile je le reconnais ?
Dr. Nut (qui semble parler pour lui-même) – Quand même, c’est fort quand on y pense. (Puis se tournant soudain vers l’architecte) – Entre nous, vous en avez combien de ces planques secrètes à Paris ou ailleurs réalisées au fil des années ? Deux ? Trois ? Quatre ???
L’architecte (ce raidissement dans son cou l’énerve. Il l’espère imperceptible) – Hélas, vous me prêtez des talents que je n’ai pas. Pour tout dire, Madeleine, mon ex, me reprochait plutôt mon manque d’imagination, elle trouvait le bon sens trop ‘cliché’. D’ailleurs, si vous voulez parler d’immobilier, je n’ai plus que mon agence et l’appartement au-dessus, une bergerie à la campagne, rien d’autre. Je suis sûr d’ailleurs que vous avez déjà vérifié tout cela avant de me « convoquer » gentiment ici. Donc, non, pardonnez-moi, mais je ne peux pas vous aider plus à ce sujet. Mais si vous me trouvez l’architecte génial – une sorte de voleur d’espace si j’ai bien compris – dont vous parlez, je veux bien le rencontrer et lui payer une tournée. Chapeau l’artiste !
Vroom Vroom Vroom
Dr. Nut (sent la vibration et sort prestement son téléphone de sa poche, il le regarde comme si c’était important, puis sa montre) – Excusez-moi. (Il sort sans un mot, laissant le volumineux dossier sur la table).
17h47 : Derrière le miroir
Ethel Hazel, la psychanalyste, est fascinée par les échanges, elle observe Dr. Nut jouant au chat et à la souris avec l’architecte, Dubois jouant au chat et à la souris avec l’inspecteur. « Deux gros chats, non, un ours et un tigre », se dit-elle. « Et c’est moi la souris », réalise-t-elle soudain.
Le chef a remarqué son trouble mais se méprend sur la raison. « Un interrogatoire est un jeu de patience », offre-t-il en guise d’explication. « Nous savons qu’il a créé cet appart en sous-sol puisque c’est là que qu’il a retenu Dr. Nut prisonnier pendant six mois* », continue-t-il en regardant à travers le miroir l’architecte qui n’a quasiment pas bougé de sa chaise depuis ce matin. Pour sa part le chef commence à sentir la fatigue. « Alors, qu’en pensez-vous ? », demande-t-il à Ethel.
« Je n’étais pas au courant, que Nut avait été retenu prisonnier je veux dire. Dubois avait un jour mentionné quelque chose de la sorte mais je n’y avais pas prêté attention. (Rougissante) Je croyais l’inspecteur mort », dit-elle sans préciser qu’elle a cru tout ce temps qu’il l’avait laissée tomber. Elle s’aperçoit alors à quel point l’architecte l’a manipulée mais n’en veut rien laisser paraître.
« Nous l’avons tous cru mort. Quand même, si ce n’est pas de la préméditation… », dit le chef, comme Dr. Nut vient de les rejoindre.
« En effet », répond Ethel qui n’ose pas regarder Dr. Nut de peur de rougir encore. « Parfois, le projet criminel se forme progressivement et s’impose petit à petit comme une issue inéluctable pour le sujet. Mais ici, il faut admettre que le projet s’est formé très tôt et que Dubois semble avoir mis en œuvre son ou ses projets avec une très grande méticulosité, comme un architecte en fait. Mais je n’ai toujours pas saisi, malgré tout ce temps passé avec lui, d’où vient la blessure d’amour-propre qu’il tente inlassablement de réparer », explique la thérapeute.
« Nous l’apprendrons peut-être avant longtemps, du moins je l’espère », conclut le chef en regardant sa montre, tandis que Nut se fait réchauffer un café dans le micro-ondes.
« Avez-vous noté qu’il a mentionné Guéret ? », demande Dr. Nut en récupérant sa tasse.
(A suivre…)
Dr. Nut (d’après les notes d’Ethel Hazel)
* Lire Psychanalyse de l’architecte – saison 3 : épilogue
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