[Résumé des épisodes précédents. L’inspecteur Nutello – du service des personnes disparues, dit Dr. Nut – tient l’architecte Dubois, un redoutable tueur, en garde à vue depuis 24 heures déjà. Le policier sait que le temps passe vite, qu’il ne lui reste que 24h pour le déjouer. Derrière le miroir sans tain de la salle d’interrogatoire, Ethel Hazel, la psychanalyste de Dubois depuis quatre ans, assiste aux débats. Depuis la veille, et l’évocation de trois premiers assassinats imputés à son patient, elle sait avoir franchi toutes les lignes rouges professionnelles.]
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« Nous voyageons pour l’amour, nous voyageons pour l’architecture et nous voyageons pour nous perdre ».
Ray Bradbury
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Mardi matin, 6h57 – De retour dans la salle d’interrogatoire, amené là par un fonctionnaire, après une nuit sans guère de sommeil, l’architecte tente de cacher devant le miroir son dépit après un petit-déjeuner misérable de croissants rassis. Où est passée l’amabilité de l’inspecteur la veille ? Mais le café de la machine est OK, comme hier. Du coup, en attendant, l’architecte se dresse devant le miroir et ajuste son costume, sa chemise, il a récupéré sa ceinture. Il prend un mouchoir en papier de sa poche et nettoie ses mocassins. Il crache dans ses mains et ‘coiffe’ ses cheveux. Quand l’inspecteur entre dans la pièce, l’architecte se jette un dernier coup d’œil et se retourne vers lui, notant tout de suite, comparés aux siens, les vêtements froissés du policier.
Dr Nut (sans préliminaires) – Nous parlions hier soir de Géraldine, de Marie-France et de la Comtesse. Toutes ces femmes autour de vous qui disparaissent, cela ne vous affole pas ?
L’architecte – Parce que ça devrait ? Vous savez la liste est longue des personnes qui disparaissent et ont disparu de ma vie. Je commence depuis quelle année ? Depuis la maternelle ? Je suis sûr que tous mes instits de l’époque sont aujourd’hui morts. Et personne ne m’a prévenu, d’ailleurs je n’étais pas à leur enterrement. Mes profs de lycée ? Quelques-uns doivent être encore vivants mais un jour vous leur dites au revoir et ils disparaissent de votre vie à jamais, sauf par un hasard improbable, en vacances à l’autre bout du monde dans un pays exotique par exemple, vous tombez sur eux, vous ne les reconnaissez pas mais eux vous reconnaissent. Mes profs de l’école d’archi, ils sont en revanche nombreux à être encore vivants, ils étaient aussi jeunes que moi, voire plus, à l’époque de mes études. Sinon, chaque jour des personnes disparaissent. Par exemple j’ai, j’avais plutôt, un couple de voisins âgés. Elle fumait en cachette dès que lui allait promener le chien. Puis le chien est mort, elle fumait en cachette quand il allait faire les courses. Puis elle est morte puisque je ne la voyais plus, je ne voyais que lui qui faisait son tour comme si le chien était toujours-là. Puis lui n’était plus là. J’ai vu sa fille – je pense que c’est leur fille – inspecter l’appartement, vidé quelques jours plus tard par des déménageurs roumains. Après des travaux réalisés par des Pakistanais ou des Serbes, de nouveaux locataires se sont installés, un jeune couple, un beau brun et une jolie blonde ; on pourrait dire alors qu’il y a aussi des gens qui apparaissent dans ma vie. Mais qu’ils disparaissent ou apparaissent, cela se passe de multiples fois chaque jour, alors pourquoi ces deux ou trois « disparitions », qui n’ont l’air étranges que pour vous, devraient-elles m’affoler ?
Dr. Nut (pris de court) – Justement, à propos de vacances dans des pays exotiques… (Il ouvre son dossier, repousse les photos de Géraldine et de la comtesse qu’il a laissées sur la table et étale devant l’architecte les clichés particulièrement atroces des restes de Nastassia Filippovna*, un corps dévoré par les animaux sauvages, des os, ceux qui restent parfaitement nettoyés, un crâne nu sur lequel demeurent étrangement quelques cheveux blonds encore attachés). Vous la reconnaissez ?
L’architecte (horrifié) – Comment le pourrais-je ? Qui est-ce ? Pourquoi me montrez-vous cette horreur ?
Dr. Nut – Vous vous êtes rendu à Pétaouchnok en 2019, n’est-ce pas ?
L’architecte (surpris, Ethel Hazel est la seule personne à qui il a mentionné ce voyage. Ce salaud a lu les notes d’Ethel ! Ou est-ce Ethel qui les lui a données volontairement ? Il jette un coup d’œil au miroir, se demandant si Ethel est là, derrière. À moins tout simplement que l’inspecteur ait fait des recherches sur ses déplacements professionnels et soit remonté dans le temps. « Ne sois pas parano », se dit-il avant de se détendre) – Tout à fait.
Dr. Nut – En vacances ?
L’architecte – En vacances ? Vous n’y êtes pas du tout ! Qui d’ailleurs irait en vacances dans un tel endroit ? Non, j’y suis allé car j’étais invité à participer à un concours, pour un musée à la gloire d’un despote local. Surtout, j’étais en plein divorce et c’est le genre de voyage qui permet de se changer les idées.
Dr. Nut – Pas ennuyé de bosser pour des dictateurs ?
L’architecte – Parce que les dictateurs n’ont pas de policiers à leurs bottes peut-être ?
Dr. Nut (vexé) – Certes, mais là, se déplacer pour un si long voyage, il faut le vouloir. Le despote payait bien ?
L’architecte (vexé à son tour) – Ecoutez, que savez-vous de mon métier ? Les pires ordures ont droit à un avocat, les mêmes ont toutes leurs architectes mignons, qu’elles se passent entre elles d’ailleurs, et parmi eux des Pritzkers, les Nobel de l’architecture. Que croyez-vous donc ? Quand Erdogan fait construire un palais immense, il n’a pas d’architecte ? Pas d’ingénieur pour calculer les descentes de charge ? Quand l’Arabie Saoudite construit des villes entières, c’est avec les croquis d’un Bédouin dessinés sur le sable ? Quand Poutine se fait construire une datcha dans laquelle on pourrait mettre le Kremlin, il le fait en demandant conseil à sa babouchka ? C’est avec un architecte français bien connu qu’il a fait construire à Paris, quai Branly, excusez du peu, sa propre cathédrale ! C’est avec des architectes inscrits à l’ordre que se sont élevées les villas de toute la nomenklatura des nouveaux riches de tous les pays du monde. Demandez à Jean Nouvel, parmi d’autres, ce qu’il en pense. Quand l’argent coule à flots, il n’est pas difficile de se faire des amis, encore moins de trouver un architecte partageant votre vision du luxe kitch et clinquant.
Dr. Nut – Donc le despote payait bien !
L’architecte – Oui mais, comme je l’ai dit, j’étais content de prendre quelques « vacances » en effet, de m’éloigner de l’ambiance impossible à la maison et à l’agence et, pour tout vous dire, j’étais aussi curieux de découvrir Pétaouchnock, de voir si un lieu aussi ingrat pouvait m’inspirer, si j’avais envie d’y construire un musée, voire d’y vivre une nouvelle aventure.
Dr. Nut – Peu importe le despote donc …
L’architecte – Oui, dans un sens, mais vous ne comprenez toujours pas dans ce contexte autoritaire tout le pouvoir d’un architecte, ou d’une architecte d’ailleurs.
Dr. Nut (sarcastique) – Expliquez-moi votre pouvoir…
L’architecte – Un architecte qui fait bien son boulot peut parfaitement aller au-delà du vœu imbécile de puissance d’un dictateur pour, sans même qu’il s’en rende compte, offrir aux habitants un ouvrage qu’ils auront envie de garder quand le dictateur et toute sa clique auront disparu, parce que ce jour viendra ; un bâtiment qu’ils ne brûleront pas jusqu’à la dernière pierre parce qu’ils auront compris qu’il a été conçu pour eux et non, malgré l’apparence, pour un dictateur cruel, ceux-là n’ayant généralement aucune imagination, seulement une volonté de grandeur qu’ils expriment avec des clichés. Alors oui, il y a du travail pour un architecte, même en dictature, si son intention est bien d’œuvrer pour les gens, le peuple pour résumer, plutôt que pour son maître d’ouvrage cinglé. Mais c’est difficile à faire entendre. Ce sont pourtant les ouvrages de ce type, construits pour la gloire de puissants despotes, ou seigneurs si vous préférez, sanguinaires pour la plupart, qui font notre patrimoine. Versailles, cela vous dit quelque chose dans le genre ? Alors les leçons de morale…
Dr. Nut (concentré sur des notes extraites de son dossier) – Vous avez eu le projet ?
L’architecte – Non, ils n’ont même pas retenu ma candidature parmi les finalistes, tant mieux d’ailleurs.
Dr. Nut (toujours sans regarder l’architecte) – Vous savez pourquoi ils ne vous ont pas retenu ?
L’architecte – Non et je m’en fiche. Pour un architecte, il ne faut pas se poser trop de questions quant aux motivations des maîtres d’ouvrage, qu’elles soient avouées ou inavouées, cohérentes ou imbéciles, sinon c’est à mourir de tristesse le plus souvent. Mais vous savez, j’ai un peu voyagé ailleurs, je suis allé en Grèce, en Italie, en Belgique, en Amérique du Nord, au Mexique, dans les îles, dans la Creuse ha ha ha. Et vous, inspecteur, êtes-vous jamais allé en Sibérie ? Un pays sauvage …
Dr. Nut – (sans répondre, tandis qu’il se souvient de son voyage à Pétaouchnok**, il sort de son dossier une autre photo – celle d’une jeune femme souriante, très blonde, aux yeux très bleus et à la peau très pâle – qu’il pose devant l’architecte à côté de celles du cadavre) – Et là, maintenant, vous la reconnaissez ? (Pointant du doigt les deux photos atroces) Là c’est avant, là c’est après vous avoir rencontré.
L’architecte (que l’assurance du policier fait tiquer, il prend donc son temps pour observer la photo) – Oui, je la reconnais. Elle s’appelle Nathalie, c’était ma guide durant ces quelques jours à Pétaouchnok. (Il fredonne) « Elle avait un joli nom ma guide… »
Dr. Nut (qui l’interrompt sèchement. La gorge serrée) – Elle s’appelait Nastassia Filippovna, elle avait 24 ans, elle travaillait comme guide pour payer ses études d’architecture.
L’architecte – Ha oui, je me souviens maintenant, c’est la raison pour laquelle je l’avais choisie, et de fait nous avons passé quelques jours merveilleux, professionnellement parlant je veux dire.
Dr. Nut (qui ne sait toujours pas si Dubois avait prémédité cet assassinat ou s’il s’agissait juste pour lui d’un meurtre opportuniste, « se faire » une Russe quand il en a l’occasion, pour l’exotisme des circonstances. Evidemment risqué si loin de ses bases mais pour un tueur aussi méticuleux et orgueilleux, c’est possible. Et s’il l’avait prémédité, comment ? Il avait checké et rechecké les données du téléphone, de l’ordinateur de Dubois, sans rien trouver qui laissa prévoir l’organisation tatillonne d’un homicide. Du coup étonné) – Vous l’aviez choisie ?
L’architecte (qui a lu l’étonnement dans les yeux du policier, « il ne connaît donc pas mon second réseau », se dit-il se forçant à ne pas sourire. En effet, les architectes furent parmi les premiers à s’emparer des nouvelles technologies numériques, de communication notamment, et Dupont & Dubois fut l’une des toutes premières agences à se lancer à l’aube des années 2000. Dubois, secret par nature, a compris très tôt l’importance et le volume des traces qu’il laissait sur ces outils numériques, téléphone, ordi, et s’était construit son propre système parallèle de connexion et de recherches d’une parfaite discrétion. « Ce pourquoi Nut ne sait pas si le voyage en Russie était planifié ou pas », se dit-il. Une fois de plus, tout en se massant la nuque, il fait attention à ne pas sourire) – Choisir est un grand mot. À mon arrivée à l’aéroport, je n’étais pas le seul architecte international invité – il y avait il me semble une architecte anglaise, un Japonais, un Allemand, un Polonais et d’autres qui débarquaient au fur et à mesure de la journée mais j’étais l’un des tous premiers arrivés. On m’a conduit avec moult courbettes dans un salon où attendait toute une volée de traducteurs et traductrices. Ils étaient trois à parler français, deux filles et un garçon mais Nathalie m’a dit faire des études d’architecture, qu’elle aimait trop Paris, etc. et voilà, c’est parti comme ça. (Levant enfin les yeux des photos et faisant face à l’inspecteur, il exprime, malgré cette raideur dans le cou, une tristesse pleine de surprise) – Que lui est-il arrivé ?
Dr. Nut – C’est ce que des collègues à moi à Pétaouchnok aimeraient bien savoir. Vous êtes apparemment le dernier à l’avoir vue vivante.
L’architecte – Je l’ai vu beaucoup vue, évidemment c’était ma guide, mais le dernier à l’avoir vue vivante, je ne peux pas l’affirmer, je n’en sais rien en fait. Elle m’a accompagné en ville pendant quelques jours puis m’a laissé à l’hôtel à la fin de son contrat. J’ai voulu l’inviter à boire un verre avec moi au bar de l’hôtel, elle a refusé, j’ai essayé d’insister un peu, elle a refusé à nouveau en rigolant puis elle est partie d’une pirouette.
Dr. Nut – Et vous ne savez pas ce qu’elle a fait ensuite ?
L’architecte (ouvrant de grands yeux) – Mais comment le saurais-je ?
Dr. Nut – Vous êtes rentré dès la fin de votre mission ?
L’architecte (qui fait mine de fouiller sa mémoire) – Non, j’avais gardé un jour supplémentaire pour moi-même, pour faire du tourisme en quelque sorte, le réconfort après l’effort, tout ça ha ha ha… J’ai pris mon avion le lendemain.
Dr. Nut – Un vol Aeroflot du 23 juillet 2019.
L’architecte – Si vous le dites, de mémoire c’est à peu près ça. Et donc ?
Dr. Nut (pointant les photos) – Vous êtes sur place et, comme par hasard, cette jeune femme disparaît brutalement. Cela aussi ne vous affole pas non plus ?
L’architecte (qui soupire)– Écoutez, j’ai des confrères qui travaillent à Moscou – ont travaillé plutôt – l’un d’eux construisant un stade par exemple. Pourquoi ne pas l’interroger lui ? Je vais vous dire pourquoi, parce que je vous garantis que, dans une ville comme Moscou, les blondes qui disparaissent se comptent en dizaines par jour, en centaines ou dizaines de milliers peut-être à l’échelle de la Russie. Et quand Melania Knauss a disparu pour réapparaître en Madame Trump, je vous assure n’y être pour rien. Je comprends qu’un policier n’aime guère les coïncidences mais je vous assure n’être pour rien dans la disparition de ces personnes que vous semblez rechercher avec passion. Mais si c’est tout ce que vous avez contre moi – une ancienne maîtresse d’il y a quelques années, une comtesse disparue elle-aussi je ne sais plus il y a combien de temps, une brune lesbienne et une blonde russe. Je suis désolé pour Nathalie, elle était formidable… Comment s’appelle-t-elle déjà ?
Dr. Nut (serrant les dents) – Nastassia ? Filippovna, elle s’appelait Nastassia Filippovna.
Vroom Vroom Vroom
Dr. Nut (qui sent la vibration de son téléphone, jette un coup d’œil au miroir et s’apprête à sortir de la pièce sans un mot quand il s’arrête) – Au fait, votre garde à vue a été prolongée.
9h58 – Derrière le miroir, dans la chaude odeur du café, des croissants et des viennoiseries payés par le contribuable, le chef, Ethel Hazel et Dr. Nut observent l’architecte laissé seul, assis sans ni café ni journal cette fois mais qui semble rêver, avec aux lèvres comme l’esquisse d’un sourire, de ceux qui rappellent un bon souvenir.
« Quel âge avait Nathalie, Nastassia pardon », demande Ethel.
« Elle était jeune, elle faisait des études d’architecture, pourquoi ? », demande Dr. Nut
« Parce que je crois que cette victime est différente des autres. Je crois en effet que l’âge des victimes de l’architectes augmente en même temps que le sien si je me fie à la liste que vous m’avez montrée. Si l’on regarde bien, et si l’on excepte les meurtres inhabituels de Marie-France et de la Comtesse, on s’aperçoit qu’il tuait des stagiaires quand il était jeune homme, puis ce sont des femmes plus âgées qui disparaissent, puis des femmes de son âge », explique la thérapeute.
Dr. Nut est soudain excité, il avait peu ou prou fait la même analyse. « Où veux-tu (il se reprend, rougissant), où voulez-vous en venir ? », demande-t-il.
« Je pense que Nastassia est pour l’architecte comme un retour de flamme, le syndrome du type à la cinquantaine qui se pose des questions : après quelle limite son ticket n’est-il plus valable ? Dubois voulait peut-être vérifier que son ticket était encore valable. Peut-être ce meurtre n’est-il pas planifié. D’ailleurs ne m’avez-vous pas dit que nous savons qu’il l’a étranglée avec du fil à pêche, ce qui ne serait donc pas son modus operandi si nous sommes partis du principe qu’il les étouffe. Ce meurtre était-il prémédité méticuleusement ou ce fut juste par opportunisme ? Ou autre chose ? Nous savons, comme avec la comtesse, qu’il peut se montrer impulsif. Nastassia se serait-elle refusée à lui ? Qu’est-ce qui le fait sortir de ses gongs ? », explique Ethel.
« C’est toute la question », dit le chef en soupirant.
« En tout cas, voilà trois meurtres dont nous sommes à peu près sûrs mais aucun d’eux ne ressemble à ce que j’ai vécu », dit Ethel.
« En effet », remarque le chef.
« Toujours est-il que Guéret et la Creuse le turlupinent », souligne Dr. Nut, pensif.
(A suivre…)
Dr. Nut (d’après les notes d’Ethel Hazel)
*Lire l’épisode Vendre son âme au diable, une alternative pour l’architecte ?
**Lire l’épisode Psychanalyse de l’architecte – saison 3 : prologue
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