[Résumé des épisodes précédents. A Paris, Dubois l’architecte, sorte de Dexter des beaux-quartiers, est en garde à vue depuis la veille. L’inspecteur Nutello – du service des personnes disparues, dit Dr. Nut – tente de confirmer son modus operandi et de découvrir où sont les corps. Ethel Hazel, la psychanalyste de l’architecte depuis quatre ans et lui ayant survécu, est aux premières loges.]
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« L’architecture du visage demeure intacte sous la peau flétrie ».
François Mauriac
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Mardi 15h05 – Derrière le miroir
« Parmi toutes ses victimes dont nous avons parlé jusque-là, les trois dernières – Claire, Christèle et Hilda – sont peut-être celles dont on peut imaginer qu’elles ont subi le même sort que moi », dit Ethel.
« Pas le même sort, vous êtes vivante. Mais je vois ce vous voulez dire. Il semble en effet montrer plus d’intérêt pour celles-là que pour les autres », dit le chef.
« Et il ne faut pas oublier Géraldine. Ce qui en fait quatre », souligne Dr. Nut en quittant la pièce.
15h06 – Dans la salle d’interrogatoire
Dr. Nut (revenu sans ni café ni aspirine pour l’architecte, tente à nouveau de déstabiliser Dubois avec des affirmations quand il n’a aucune certitude) – Nous savons que vous étouffez vos victimes. Pourquoi un tel modus operandi ? Géraldine par exemple était aussi forte que vous, largement, et je ne vous imagine pas être capable de la maîtriser contre son gré. Et Hilda était aussi grande que vous et beaucoup plus jeune. Pourquoi tenir à les étouffer, ce qui me semble bien compliqué ?
L’architecte (soupirant, se massant la nuque) – Je vous ai déjà dit que je ne suis pour rien dans la mort de Géraldine, et encore c’est vous qui me dîtes qu’elle est morte. Je la croyais seulement disparue. Elle est peut-être au Brésil devenu la sixième femme d’un chaman à qui elle a construit la plus belle cabane du village. Et Hilda, vous croyez vraiment qu’elle avait besoin de mon autorisation pour mener sa vie comme elle l’entend ? Car enfin, toutes ces femmes que vous décrivez comme des victimes, ne disposent-elles – disposaient peut-être – de leur libre-arbitre ? Qui vous dit que ce sont des « victimes » ? Il me semble d’ailleurs que l’une de vos connaissances a récemment fait usage de son libre-arbitre et s’en est parfaitement sortie, n’est-ce pas ?* Qu’est-ce qui vous fait croire que toutes celles dont vous me parlez n’en ont pas fait autant ? Qu’elles sont vivantes et encore étonnées de l’expérience…
Dr. Nut (grinçant, son cœur furieux de jalousie à l’évocation d’Ethel au lit avec ce monstre, il lui faut un gros effort pour ne pas se tourner vers le miroir) – Vivantes comme Nastassia** ou Amélie*** ou les autres ?
L’architecte – Les autres, dont je ne me souviens déjà plus du nom ? Des femmes disparues depuis trente ans !!! Qui auraient mon âge aujourd’hui ! Je vous fiche mon billet qu’elles ont depuis longtemps fait leur vie, architecte peut-être, eu des enfants, elles sont peut-être grand-mères à l’heure où nous parlons.
Dr. Nut (pensif, qui semble ne pas l’avoir entendu) – Dans l’histoire, je ne crois pas pourtant me souvenir d’un tueur en série qui étouffe ses victimes. Tout le reste, j’ai déjà vu, et c’est en général violent. Pourquoi étouffer ses proies, excusez ma curiosité…
L’architecte – Je vous en prie. Je n’y suis évidemment pour rien mais je peux imaginer une raison.
Dr. Nut (surpris) – Tiens donc. Et quelle serait-elle ?
L’architecte (à nouveau détendu, regardant presque avec affection les photos d’Hilda, de Claire, de Christèle, de Géraldine) – Leur peau.
Dr. Nut – Quoi leur peau ?
L’architecte (presque impatient) – Leur peau, elle est blanche n’est-ce pas, vous me l’avez bien expliqué.***
Dr. Nut (ses sens en alerte, faisant soudain le lien entre le teint pâle similaire des quatre femmes) – Je ne vois pas ce que vous voulez dire…
L’architecte – C’est pourtant simple. Prenez un bâtiment, il peut avoir une très belle façade mais on ne sait jamais comment ça marche vraiment à l’intérieur. Parfois, pour transformer un édifice, il suffit donc de lui donner une nouvelle peau, voire une double peau, voire aujourd’hui une peau respirante. Ce sont des choix, vous voulez un bâtiment qui en jette ? Vous mettez l’argent dans la façade. Vous souhaitez un bâtiment confortable pour ses usagers ou ses habitants, vous mettez l’argent dans les prestations intérieures. C’est un choix, et pas toujours un choix de l’architecte, de faire du façadisme, de mettre une nouvelle peau comme une greffe pour un grand brûlé. Parfois la greffe prend, dedans et dehors, et le bâtiment se retrouve avec une nouvelle vie et survivra à ses contemporains. Parfois la greffe ne prend pas ; cela se voit tout de suite quand le chirurgien esthétique est un charlot. En architecture pareil, il suffit parfois d’un coup d’œil à la façade pour deviner que sans entretien et moult crèmes, cette peau-là va mal vieillir. Encore faudrait-il qu’elle soit nickel pour commencer, ce qui est difficile à réaliser. La peau est un organe fragile chez les humains comme en architecture mais aussi indispensable pour l’une que pour les autres.
Dr. Nut (un peu perdu) – Je ne vois pas le rapport…
L’architecte – C’est pourtant simple. Comme pour un bâtiment, vous pouvez changer plusieurs fois de peau. Vous pensez que c’est difficile mais non. Dark Vador, vous connaissez quand même, la Guerre des étoiles, tout ça ?
Dr. Nut (qui a de plus en plus de mal à se contenir. « Ce devrait être le contraire », se dit-il) – Peut-être, et donc…
L’architecte (ironique) – Inspecteur, il faut sortir de temps en temps, se faire une toile avec une copine, ou un copain, si ça se trouve, vous préférez les copains. Bref, Dark Vador, si vous enlevez sa peau de méchant derrière laquelle il se cache, il n’impressionne plus personne. La peau est essentielle à l’apparence et doit être préservée. Vous enlevez la peau d’un bâtiment et qui sait ce que vous allez découvrir ?
Dr. Nut (hargneux) – Vous ne pouvez pas comparer la peau de vos putains de bâtiments avec la peau de jeunes femmes à qui vous faites subir je ne sais pas quel sort….
L’architecte (d’un calme olympien, son cou ne le faisant soudain plus souffrir) – Savez-vous inspecteur comment les Cajuns chassent l’alligator dans les bayous de Louisiane ?
Dr. Nut (qui peine à masquer son impatience) – Non, je ne sais pas comment les Cajuns de Louisiane chassent l’alligator.
L’architecte (avec une fausse naïveté) – Vous savez quand même que la peau d’alligator est particulièrement recherchée, surtout celle de l’alligator sauvage, qui n’a rien à voir avec celle des alligators issus d’élevages et gavés au grain. Les maroquiniers font bien la différence je vous le garantis.
Dr. Nut (qui tente de se calmer pour rester attentif) – Et alors ?
L’architecte – Alors l’alligator sauvage de Louisiane, il faut aller le chasser dans les bayous. C’est ce que font les touristes, sur des vedettes rapides, ils chassent le croco en leur tirant dessus au fusil et il leur faut encore aller rattraper leur ‘gator’ avant qu’il ne s’enfuit ou qu’il ne coule – en ce cas alors rapidement bouffé par les copains – et quand on l’a récupéré, on se retrouve avec une peau pleine de trous de balles, et les tanneurs font bien la différence, 50 % du prix, à peine, souvent moins encore quand ces riches touristes et gens d’affaires se déchaînent se croyant dans un safari…
Dr. Nut (fait semblant de s’ennuyer mais est particulièrement alerte : l’architecte une fois de plus lui bourre-t-il le mou ou dit-il quelque chose d’important ? L’inspecteur sent que c’est important) – Alors comment font les Cajuns ?
L’architecte (qui se rengorge presque) – L’alligator, ils ne le chassent pas, ils le pêchent !
Dr. Nut (qui se souvient des « parties de pêche » de l’architecte et ne peut s’empêcher de jeter un coup d’œil au miroir. Néanmoins surpris) – Ils le pêchent ? Comment ?
L’architecte – Les Cajuns, qui vivent dans les bayous, et qui entre nous parlent encore un drôle de français, connaissent les bayous comme un architecte parisien connaît le jardin des Tuileries. Surtout ils connaissent les bayous où les touristes ne s’aventurent jamais mais où les ‘gators’ se sentent à l’aise à manger du barracuda, du cerf, du chevreuil, du congénère qui a eu un accident de la vie, bref du bon alligator sauvage.
Dr. Nut (qui a décidé d’être patient) – Et qu’ils « pêchent » donc…
L’architecte – J’y arrive. Bref, les Cajuns tendent un câble d’acier, à peu près 1,50 m au-dessus du bayou. Sur ce câble, ils installent un hameçon – un croc de boucher – avec un bon gros morceau de barbaque bien mouchetée. L’alligator, qui nage lentement les narines à l’air libre – un alligator peut sentir sous l’eau ET hors de l’eau – est bientôt attiré. Le bestiau voit bien la viande, juste là, au-dessus, il doit cependant se dépêcher avant que les autres crocos ne sentent sa proie. Alors il s’élance hors de l’eau d’un gros effort, attrape la viande et s’accroche à l’hameçon. Plus il se débat, et plus l’hameçon s’enfonce dans son palais. Il finit par mourir étouffé, ça lui prend parfois deux jours. Les Cajuns passent tous les trois jours relever les lignes, récupèrent aisément des animaux déjà morts ou agonisants mais à la peau nickel. Ils sont les seuls au monde à offrir de telles peaux, et en plus ils les mangent, les crocos ! Ce sont de vrais écolos les Cajuns et, dans leurs villages, mieux vaut parler le français pour ne pas finir avec les crocos ha ha ha. Là, pas de risque de les retrouver les touristes ha ha ha. Bref, votre tueur en série, s’il les étouffe, c’est peut-être pour préserver leur peau. Peut-être la vend-il à des maroquiniers nazis ?
Dr. Nut (dubitatif) – Bref, selon vous, notre tueur étouffe ses victimes pour ne pas abîmer leur peau ?
L’architecte (sarcastique) – C’est une hypothèse. Il veut peut-être se faire une robe ? Comme dans Dragon rouge. Savez-vous que c’est dans ce livre de Thomas Harris qu’apparaît pour la première fois Hannibal Lecter ? Mais c’est encore un personnage secondaire dans ce bouquin. C’est dans le livre suivant, Le silence des agneaux qu’il prend sa pleine mesure. Les avez-vous lus ? Ou peut-être avez-vous vu les films.
Dr Nut (qui a lu les deux livres quand il était prisonnier) – Je ne vais pas au cinéma.
L’architecte – Pour tout vous dire, depuis plus de 24 h que nous discutons maintenant, je ne vois pas très bien le rapport entre un tueur – moi disons puisque vous y tenez – qui ferait comme un Cajun tout ce qu’il peut pour ne pas abîmer ses victimes tandis que le même en livrerait d’autres, tout aussi jolies, aux animaux de la forêt ou les jetterait dans les piles d’un pont ? Je croyais que les tueurs en série avaient leurs habitudes, comme vous et moi, levés de bonne heure, métro, boulot, dodo. Il serait donc schizo votre suspect, comme Norman Bates ? Je n’y crois guère mais ce n’est que mon avis.
Dr. Nut (énervé) – Norman Bates ?
L’architecte (ravi de son effet) – En voilà un tueur de blondes qui pourrait vous inspirer.
Vroom Vroom Vroom
Dr. Nut (sans donner de signe d’avoir senti son téléphone) – Je dois m’absenter quelques minutes. Vous avez toujours besoin d’une aspirine ?
L’architecte (souriant) – Non merci, ça va beaucoup mieux. Un café peut-être ? Je peux passer aux toilettes ?
Dr. Nut – J’envoie un fonctionnaire.
16h48 – Derrière le Miroir
Ethel Hazel s’est depuis quelques minutes assise derrière son ordinateur. En effet, elle prend en notes ce qui se dit puisqu’elle sait qu’il n’y a pas d’enregistrement. Il a été agréé que ces notes resteraient confidentielles puisqu’en tout état de cause elles ne pourraient pas être utilisées au tribunal.
Dr. Nut sort une bière du petit frigidaire et récupère un paquet de bretzel. « Déjà ? », s’étonne le chef. « C’est pour moi, j’ai soif. Et lui, on ne lui a encore rien donné depuis ce midi. Cette fois je vais lui apporter son café », explique Nut en souriant.
Ethel les interrompt : « La notion de ‘moi peau’, développée dans les années ’80 par Didier Anzieu, a pour but d’expliquer comment se construit le sentiment d’existence, d’identité du bébé. Selon lui, le sentiment d’être une personne unifiée, distincte du reste des phénomènes, s’appuie sur la peau. C’est en parlant de la peau de ses bâtiments, i.e. de ses victimes, que Dubois s’est mis à parler de cinéma ; avez-vous noté ses références ? Dark Vador, Hannibal Lecter et Norman Bates, soit peut-être les trois plus grands méchants de l’histoire du grand écran ».
« Vous en déduisez quoi », demande le chef.
« Que Dubois, aussi loin que les tueurs en série sont concernés, s’identifie à ces trois personnages, qu’il ne peut pas citer au hasard : la volonté de contrôle absolu du premier, un goût pour la gastronomie, « la pêche » disons, pour le second, et l’amour dévoyé pour une mère du troisième ».
« Un cocktail dangereux », convient le chef en puisant dans le paquet de Bretzel.
« Question à la con », les interrompt Dr. Nut. « Je le vois mal en train de se faire une robe en peau de femme ou de crocodile. Mais il a parlé d’un maroquinier nazi. Et s’il travaillait pour quelqu’un qui exploiterait le désir de tuer de Dubois pour ses propres fins ? »
(A suivre…)
Dr. Nut (d’après les notes d’Ethel Hazel)
* Lire l’épisode Psychanalyse de l’architecte, saison 5 – L’architecte en garde à vue : prologue
** Lire l’épisode L’architecte en garde à vue – Les voyages exotiques
*** Lire l’épisode L’architecte en garde à vue – Le racisme
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