Si la construction est aisée, l’architecture est un art à la réalisation complexe, s’apparentant parfois à un sport de combat !* A cela au moins trois raisons.
L’architecture est principalement utilitaire
Un bâtiment, une ville sont d’abord des lieux pour habiter, se soigner, se divertir, travailler, se rencontrer, etc. Ces lieux, regroupant plusieurs activités et ensembles de vie, n’ont en eux-mêmes, de prime abord, pas besoin d’art (le 1 % artistique faisant l’affaire). Cette idée est une fausse apparence : la dimension artistique est essentielle parce qu’a minima elle éveille, interroge, apaise, relie et résonne.
La France n’est pas visitée pour ses vastes entrées ou périphéries urbaines récentes, ni pour ses « écoquartiers » aseptisés – qui n’intéressent pas grand monde à part quelques architectes – mais pour l’art de ses villes, un corollaire, entre autres, de son art de vivre.
Visiter un territoire, c’est chercher son âme en quête d’une essence : ses splendeurs, souvent historiques, ses murailles, ses citadelles, ses cathédrales, ses places, ses hospices, ses incongruités, son architecture vernaculaire, recueil de surprises et propice à la déambulation. Ce système ville où le tout est supérieur à la somme des parties et où chaque partie est précieuse pour elle-même et au sein de l’ensemble.
La perception d’un étudiant en architecture sur le monde qui l’entoure change. Elle s’affûte, un peu comme l’étudiant en médecine qui apprend à décrypter le corps humain. Le regard se modifie. Et tout au long de la vie, chaque trajet, chaque voyage devient aussi le moment d’un regard plus lentement posé, sur un lieu, son image, sa spatialité, sa praticabilité, parfois pour déceler une mécanique invisible sous l’émotion. En en faisant l’expérience, l’étudiant s’aperçoit assez vite que, sauf à de rares exceptions, l’architecture contemporaine est pauvre au regard de son histoire.
La fadeur des constructions actuelles est-elle le reflet de notre époque ? « L’architecture comme pétrification d’un moment de culture » ?** Pourtant la période est riche ! Est-ce la conséquence de l’évolution de nos régimes politiques, de nos lois ? Alors que la démocratie a, plus que jamais, besoin de cohésion, de liants, de symboles architecturaux*** : des signes (bien plus subtils que des statues sur des ronds-points) qui, à toutes les échelles, accroissent la diversité environnementale ; qui aide(ro)nt à réunir et à se reconnecter à la ‘physicalité’ des territoires.
L’architecture est utile, diversement, c’est aussi un art utile, habité, un cadre qui exalte la vie, l’expérience. Cet art attire, ou rebute mais sa richesse parle consciemment ou inconsciemment à chaque habitant. Il interroge, renforce la respectabilité, le sentiment de fierté et d’appartenance, accompagne la vie, relie et élève l’humain quotidiennement.
Cette utilité, incidence ambiguë d’un art considéré comme inutile, est essentielle. Elle doit pouvoir davantage peser. L’art(chitecture) permet à la fois de fédérer une identité territoriale collective (à toutes les échelles) et d’ouvrir des imaginaires. Elle comble des manques à l’origine de nos plaies sociétales toujours plus vives.
L’accès à la commande est inadapté
Pourtant les moyens capables d’élever une construction vers une architecture sont peu questionnés. S’il n’est pas compliqué pour un architecte, entouré d’une équipe compétente, de construire correctement un bâtiment ; l’accès à la commande est hyper chronophage et encore plus ardu pour ceux qui se soucient d’art(chitecture) et qui ont, par choix ou non, peu de références construites.
A la différence d’un écrivain, d’un peintre ou d’un musicien, donner naissance à l’œuvre d’architecture nécessite de lourds moyens financiers et la confiance d’un maître d’ouvrage. Or ce dernier n’attribue souvent à l’architecte que l’appréhension de la réalisation technique du bâtiment oubliant l’importance d’une vision à la fois systémique et ouverte. Il considère l’architecte comme un spécialiste, parmi d’autres, alors qu’il s’agit depuis toujours, d’un généraliste****.
Aujourd’hui, dans la commande publique par exemple, il est presque systématiquement exigé trois références de piscine pour construire une piscine, trois références de théâtre pour construire un théâtre, trois références de logements pour construire des logements, et plus l’architecte compte de références plus ses chances de l’emporter croissent, qu’importe d’ailleurs la qualité réelle des bâtiments déjà construits. Celui qui a le plus construit est le plus à même de construire à nouveau.
Ces usages, privilégiant spécificité et quantité, enferment à la fois chaque architecte et chaque typologie de bâtiment dans le même, une spécialisation contraire à l’essence historique de la profession qui participe à l’uniformisation des bâtiments en réduisant toute forme d’invention. S’il est important que les intervenants techniques aient des références dans des typologies de bâtiments similaires, ce n’est pas le cas pour l’architecte : son rôle est de proposer une approche spécifique (plus ou moins originale) en liens avec un contexte complexe.
L’architecture est un objet trop économique et politique
Au présent, argent et pouvoir dominent. Il n’y a même plus de compétition possible avec un art qui chercherait à émouvoir, préserver ou embellir la terre, la vie ; à construire l’avenir lointain. La bataille semble perdue, même si – il serait temps de s’en rendre compte – à une échelle de temps plus longue, la dimension artistique seule demeure.
Or c’est l’argent et le pouvoir qui intéressent principalement ceux qui gravitent autour de l’architecture, réduite alors à une simple construction ou un produit. Traité comme un « business » quelconque, il y a alors rarement de scrupules à mettre en avant des arguments techniques, juridiques, voire d’user de la dimension subjective de l’art et du beau (aujourd’hui caractérisé par une forme de minimaliste fadeur), pour construire des propos avec le seul but d’atteindre ses fins. La fin justifie-t-elle ces moyens ? Quelle est la fin pour ces constructeurs et décideurs ? Il faudrait toujours commencer par démasquer, pour chaque acteur, la fin pressentie et voir à quelle échéance elle se situe.
Le véritable enjeu concerne nos paysages, la construction de nos environnements futurs. Un bâtiment agira sur ses habitants et ceux de la ville pour des décennies voire des siècles. Ainsi, ni l’argent (à tout prix), ni un délai (à tout prix), ni un pouvoir (individuel ou collectif à tout prix), ne sauraient représenter une fin valable à ce stade. Ce raisonnement appartient à un logiciel de courte durée, dépassé. Même quand il se complète par la bonne conscience de répondre à un panel croissant de labels et de normes (obligatoires ?) qui s’attachent, cette fois, davantage aux moyens (résultat de lobby économiques ?) qu’à la fin et qui véhiculent, à tort, une idée de suffisance…
Il est aisé de comprendre que chaque construction transporte de multiples intérêts autres qu’architecturaux : va-t-elle plaire à la population (le centre Pompidou, un des lieux parisiens les plus appréciés, n’aurait pas survécu à un référendum local) ? L’immeuble va-t-il rapporter, directement ou indirectement ? S’agit-il encore de calmer momentanément une colère en donnant à chacun son bout de pré et de pierre ?
Pourtant nos bâtiments sont nos ressources d’avenir tandis que l’environnement humain se détériore à vive allure…
La posture de l’architecte, au centre de ces intérêts complexes et cachés, est délicate… Mais il doit se relever ! la jeunesse en tête, pour réaffirmer l’importance du temps long, en écoutant ses ancêtres qui de leur tombe lui rappellent l’incidence de ses (non/)actions et son serment : « Dans le respect de l’intérêt public qui s’attache à la qualité architecturale, je jure d’exercer ma profession avec conscience, probité et responsabilité, etc. ».
A l’origine du projet d’architecture il y eut souvent l’initiative d’une idéologie ou d’un prince*****. Sans doute parce qu’un prince n’a que peu à se soucier de pouvoir et d’argent au présent. La bonne architecture était-elle celle soutenue par des princes éclairés soucieux d’immortalité ? En démocratie, peut-il y avoir des princes ? Où sont-ils et qui sont-ils : promoteurs, maires, aménageurs, la population, dans les jurys, etc. ? Sont-ils éclairés ?
Aujourd’hui, ils appartiennent pour beaucoup à la grande famille de la construction. Quelques-uns, de plus en plus rares, appartiennent à la petite famille de l’architecture. Une espèce à préserver car malheureusement en voie d’extinction.,
Eric Cassar
Retrouvez toutes les chroniques d’Eric Cassar
* L’architecture est un sport de combat, Rudy Ricciotti, textuel, 2013
** Jean Nouvel
*** L’importance des symboles architecturaux dans la démocratie contemporaine, Eric Cassar, 2003 (mémoire sous la direction de François Lucquin)
**** Un généraliste appréhende un tout composé d’une grande quantité de sujets et des liens qu’ils entretiennent ensemble ; un spécialiste appréhende dans le détail un sujet précis (sans se soucier de la vision générale). L’un complète l’autre.
***** L’architecture et le prince, Michel Ragon