L’état d’urgence a été prolongé jusqu’en novembre 2017 par le gouvernement, et donc par Emmanuel Macron. Dans ce cadre, le gouvernement s’apprête à faire rentrer des dispositions de l’état d’urgence dans le droit commun. Puisque l’architecture reflète la société dans laquelle elle est bâtie, il est logique qu’elle devienne, à son corps défendant mais pas toujours, également plus «sécuritaire». En réalité, elle l’est déjà devenue, sans qu’on y prenne garde, pour le meilleur ou pour le pire.
En 1994, lorsqu’il a gagné le concours du Palais de Justice de Grenoble, feu Claude Vasconi avait retenu qu’il s’agissait d’un édifice public. Faisant de la présomption d’innocence l’a priori de son projet, il avait donc conçu un ouvrage ouvert sur la ville ; ouverture symbolisée notamment par le prolongement du traitement du sol en granit du Parvis jusque dans la salle des pas perdus. «Un Palais de Justice ne doit pas être une maison close», avait-il expliqué.
Cependant, au fil des changements de ministres, l’évolution sécuritaire de la société, entre 1994, date du concours, et 2003, date du début des travaux, a mis à mal les intentions de l’architecte. Les attentats de 1995 à Paris, puis ceux du World Trade Center en 2001 étaient passés par là. Le premier plan Vigipirate, prémisse du futur état d’urgence, date de cette époque. A la livraison du tribunal en 2008, l’architecte l’avait mauvaise. «En guise de banque d’accueil lumineuse, j’ai dû faire un bunker, aux antipodes de ce que j’avais conçu, un revers en pleine figure», pestait-il.*
Pourtant, en 1998, avant l’élection de George W. Bush, hormis quelques attentats épisodiques, le monde était en paix, peu ou prou, et en matière de terrorisme, nous n’avions encore rien vu. DAESCH et Ben Laden, parmi d’autres, n’étaient pas encore dans le dictionnaire.
Si déjà Claude Vasconi s’inquiétait, il est évident que vingt ans plus tard, la tendance ne s’est pas inversée.
Donc l’architecture sécuritaire s’impose insidieusement, sournoisement. Un bien ou un mal ? Une question pour les cartomanciens peut-être. Après tout il n’y a rien de nouveau à mettre des barreaux aux fenêtres des rez-de-chaussée quand d’aucuns s’inquiètent des cambriolages.
Vendredi 9 juin 2017, 18h, la gare Montparnasse à Paris est pleine à craquer. Je descendais d’un train venu de l’Ouest. Arrivé au bout du quai, je vois soudain la police et l’armée en train de délimiter un périmètre et d’évacuer le niveau grandes lignes.
Les fonctionnaires n’avaient pas le sourire et une inquiétude sourde saisit la foule qui restât cependant calme et disciplinée. Colis abandonné sans doute, je pense, j’espère, en vérité je n’en sais rien. Ce que je sais est que je ne peux pas descendre pour rejoindre le métro par le chemin habituel et le pompier de service n’a pas l’air d’avoir envie de répondre une seconde fois à la même question. Il me faut donc sortir de la gare par le côté puis en faire le tour ce qui, au milieu de cette animation inopinée, prend bien une dizaine de minutes.
Au moment où je m’apprête à rentrer à nouveau dans la gare par le parvis de l’entrée principale, un étage plus bas et désormais loin de l’action, ‘BOUM’. Une explosion !
J’imagine que nombre de Parisiens et de voyageurs ont fait l’expérience d’assister à l’explosion d’un colis abandonné, lesquels bagages se comptent sans doute par dizaines en France, chaque jour. Pour ceux qui ne le savent pas, voici comment ça se passe.
Quand le colis suspect est repéré, quand quelqu’un a appelé la police, le service de déminage évacue le périmètre, pas si large que ça, puis envoie un robot qui reconnaît la menace – un sac, une valise – puis l’entoure d’une sorte de paravent rembourré, comme un gros oreiller gris. Puis les artificiers font péter le bagage. BOUM ! Une explosion sèche, bruyante mais pas trop.
Le plus souvent, un(e) imbécile se retrouve avec ses sous-vêtements, costumes et jupes éparpillés façon puzzle. Les démineurs remballent alors leur matos, la police récupère le ruban jaune par souci d’économie et fin de l’histoire. Curieux paradoxe quand l’inoffensif bagage d’un(e) distrait(e), par crainte qu’il n’explose, finit justement par exploser. Toujours est-il que le son de ce BOUM un peu étouffé contrôlé par les artificiers est unique et parfaitement reconnaissable quand on l’a entendu une fois.
Bref, quand j’ai entendu ce BOUM au moment de revenir dans la gare pour aller prendre mon métro, je ne me suis pas inquiété.
Sauf que tous ces gens qui venaient de pénétrer dans la gare ou qui s’apprêtaient à en sortir, qui n’avaient aucune idée de ce qui se passait un étage au-dessus, tous ces gens ont juste entendu «BOUM», par surprise.
Réaction inévitable, la foule s’est alors précipitée hors de la gare en courant et criant, une vague d’hommes et de femmes, jeunes, vieux, avec ou sans enfants, avec des poussettes, des bagages. Un vent de panique pour le coup vraiment dangereux, les touristes en tongs…
Difficile d’en vouloir à la foule de se laisser gagner par la panique. Seulement quelques jours plus tôt, lors de la finale de coupe des champions de foot, à Turin en Italie une panique similaire avait saisi les fans massés devant les écrans géants, mouvement de foule déclenché par quelques pétards. Il y avait eu des morts je crois, au moins un très grand nombre de blessés. Alors une gare parisienne à 18h un vendredi soir, cela peut aller vite…
Puisque ce genre d’évènements est amené à se reproduire, sans doute de plus en plus souvent, faut-il pour les architectes, les urbanistes, les élus et les bureaux d’études revoir les normes des bâtiments publics et prévoir des issues ‘spéciales panique’, des sorties de secours si larges que la troupe peut y manœuvrer ?
La SNCF a pourtant fait le choix inverse, celui du rétrécissement et du contrôle des accès.
La gare est sans doute l’un des derniers lieux publics libres d’accès où les citoyens de toute extraction continuent de se côtoyer dans une étonnante promiscuité. Mais même cela est en train de changer. A la gare Montparnasse justement sont désormais installés au début du quai des tourniquets similaires à ceux du métro, un passage étroit qui ne laisse passer qu’une personne à la fois, munie d’un ticket.
Le flux est forcément moins fluide. Est-ce vraiment raisonnable ? Quid des pétards de quelques fêtards au sortir du Stade de France et d’une finale gagnée ou perdue. La loi des grands nombres est telle que, parmi les milliers de fans, il ne faut pas désespérer d’y trouver quelque idiot. BOUM, sur le quai, juste au départ ou à l’arrivée d’un train, un pétard agricole, un fumigène, la blague oiseuse de celui qui crie au loup. La foule, dans sa fuite légitime, va se jeter sur ces nouveaux goulets d’étranglement et à la première poussette ou valise qui coince…
L’architecture sécuritaire est déjà là, elle affecte déjà notre mode de vie sans que l’on sache si elle est d’une quelconque efficacité.
Dans une autre gare, il y a quelques jours, impossible d’accompagner un ami sur le quai, les personnes sans billet ne pouvant aller au-delà du contrôle policier. Passage au contrôle impératif au moins 5 minutes avant l’heure du départ. Bientôt, comme dans les aéroports, si nous n’y prenons pas garde, pour prendre un TGV inouï, il faudra arriver deux heures avant le départ et enlever ses chaussures et mettre téléphones et ordinateurs en soute et se faire renifler les fesses par un chien.
Bref, en attendant le train avec mon ami, il nous a fallu finir la conversation chacun d’un côté d’un cordon gardé par des fonctionnaires. Dans le train, tous les bagages doivent être désormais étiquetés avec nom et adresse. Parce que sans doute, le terroriste ne sait pas qu’il faut étiqueter son bagage et qu’en plus il ne sait pas écrire. Au moins votre adresse permettra aux services compétents de vous retrouver sans peine pour vous adresser, avec la facture du déminage, ce qu’il reste de votre mousse à raser et de vos effets carbonisés.
Je ne conseille pas à quiconque désormais d’arriver en courant dans une gare pour, comme dans les films, attraper son train à la dernière seconde, au risque sinon de se faire fusiller. Sans compter les victimes collatérales mortes étouffées dans les tourniquets à cause de la panique. De toute façon, la perception de l’espace de la gare va changer, comme ont changé les palais de Justice et mieux vaut éviter de courir et de s’énerver.
Le pire sans doute est que, à l’heure donc où l’état d’urgence est à nouveau reconduit pour six mois, la présence physique des terroristes n’est même plus nécessaire, on se fait peur tout seul. BOUM !
Ce repli peureux ne sera pas sans affecter l’architecture. C’est déjà le cas : il n’y a plus d’espaces, de recoins pour que les amoureux se bécotent discrètement, ni à l’école, ni dans les parcs, surtout pas à la gare ni nulle part ailleurs. Pour la discrétion, c’est fini. Souriez, vous êtes filmés ! Il n’y a jamais eu autant de caméras, à tel point que plus personne n’y prend garde ou ne s’en offusque. Alors même que, au regard des dangers connus par les générations précédentes, nous n’avons jamais aussi eu si peu à craindre, nous n’avons jamais eu aussi peur.
Peut-être est-ce la destinée de l’homme d’avoir peur et, avec lui, les architectes. Il devait être tellement fier l’homme de l’art qui a inventé le mâchicoulis permettant de refaire à l’huile bouillante le portrait des envahisseurs. L’architecture sécuritaire, ce sont aussi de tout temps les riches qui se barricadent. Pour l’architecte d’aujourd’hui, en plus des piscines, prévoir la piste d’atterrissage de l’hélicoptère ou du drone ou de la voiture volante, peu importe… Et des prisons toujours plus grandes et toujours plus remplies pour faire bonne mesure.
Il ne faut pas sous-estimer les visées électoralistes et l’économie du business de la peur mais le fait est que la peur est en train de gagner la partie. Le prochain gamin qui s’amuse avec des pétards un 14 juillet risque de passer un mauvais quart d’heure, sauf s’il est tué sur place pour une mort rapide. Au fil du temps, comme le relevait déjà Claude Vasconi à une époque qui apparaît aujourd’hui pourtant comme un âge d’or, la peur a gagné nos bâtiments mêmes.
«Puisque nous les façonnons, les bâtiments nous façonnent», disait Churchill. Il ne croyait pas si bien dire. Face à cette peur insidieuse et de plus en plus généralisée qui suinte de murs toujours plus protecteurs, saurons-nous garder notre sang-froid ? L’humanisme et le sens des responsabilités des architectes y survivront-ils ? Les architectes ont-ils les moyens de résister ?
BOUM !
Christophe Leray
* Voir notre article Le hussard et l’architecte