Dans le monde de l’Architecture, Francis Soler tient une place à part. Pas seulement à cause des projets qu’il a gagnés, perdus, gagnés et pas construits, qui font de sa vie un récit épique, mais aussi pour son discours.
Il y a des années, Odile Fillion l’interviewait dans un extraordinaire « Récit d’Architecture – Francis Soler » (IFA 1995) qui pourrait aussi s’appeler Splendeurs et misères d’un Architecte.
Pas un mot de ce qui est dit n’est périmé.
« Sous l’influence des économistes, l’architecture, comme l’art, est en train de péricliter inexorablement alors que la beauté, comme valeur universelle, reste capitale. Je ne peux pas faire un projet sans penser qu’il devra, en fin de compte, être beau ».
Trente années après, il demeure le même, avec la même résilience et la même nécessité. Son dernier bâtiment vient d’émerger de la terre mal-aimée de la Ville de Sarcelles. Un ovni. Un choc esthétique et émotionnel.
Parler d’architecture émotionnelle est un langage parfaitement incongru aujourd’hui. Les mots requis de la nouvelle doxa s’égrènent en une liste sévère et péremptoire – vertueux, durable, frugal, conscient… Lui parle de poétique. Le vingtième siècle et le début de celui-ci sont stigmatisés comme le temps du péché, l’heure est à la sévérité, à la réparation. Au repentir. Quand nous est désormais promise une architecture au pain sec… une architecture expiatoire, Francis Soler parle de beauté.
À quand un « Sex and the City » spécial Architecture pour nous initier à de nouvelles jouissances et au plaisir de l’uniformisation… Il y a urgence…
Tout un langage est né, qui bâtit de l’architecture moche avec des mots fashion comme slow architecture ou des mots carrément laids comme réarchitecture … ce qui n’empêche d’ailleurs pas leurs initiateurs décomplexés d’écrire : « La réarchitecture ne représente pas forcément une économie financière. Un immeuble peut-être complètement réinventé à peu près au même prix qu’un immeuble neuf ». En d’autres termes se serrer la ceinture pour cher. Tout un programme.
« En vrai le marché s’étant déplacé en masse vers la restructuration et la rénovation, les entreprises ont fait flamber les prix – avec riverains, ville, réglementations, installations de chantier comme alibis. Le raisonnement écologique est pris en otage », raille Soler version 2024.
À Sarcelles donc, c’est tout près des bâtiments du Grand Ensemble construit par Labourdette entre les années ‘54 et ‘70. La sortie de la trame en chemin de grue (grue installée sur des rails permettant d’augmenter la rapidité d’exécution du chantier) est au sud du parc Kennedy. Puis compter une quinzaine de minutes de marche de la gare jusqu’à l’est de l’IUT qui a rétrocédé pour l’occasion un bout de terrain pour faire jardin, et découvrir la Maison Numérique – Station Numixs.
Francis Soler a vécu là, tout près, une quinzaine d’années, « les belles années », dit-il. Du logement social, une modernité absolue pour l’époque, en pleine crise du logement, des appartements avec chauffage, salle de bains, prises télé et vide-ordures.
En quinze ans, l’ancien village passe de 8 400 à 32 000 habitants – la version idyllique s’estompe – la sarcellite devient une maladie, un état dépressif jusqu’au suicide. La malédiction s’installe. La rumeur court encore. « Une succession ahurissante de métamorphoses sociales et urbaines », acquiesce Soler.
De loin, tout juste sorti de la terre encore retournée, c’est le Colisée noir. Comme si les fouilles qui témoignent d’un passé romain avaient fait ressurgir ce bâtiment antique en un cercle noir, comme pétrifié mais toujours vivant, encore plus beau, transcendé par la réincarnation, posé là, sur d’anciennes terres agricoles aujourd’hui en jachère. Une image mythique, inoubliable.
Noir minéral. Minéral comme basalte. Basalte comme volcan.
Au début du XVIIe siècle, deux enfants de Metz, François de Nomé et Didier Barra se rencontrent au pied du Vésuve. « Naples en 1610, écrit Michel Onfray, c’est déjà la ville de tous les possibles, de toutes les extravagances et des folies furieuses… Et l’on n’habite pas impunément à portée d’un monstre qui menace sans cesse de répandre sur terre le magma qui le fouaille de l’intérieur » (Métaphysique des ruines, édition Mollat).
Nul ne sait quand et comment ces deux-là moururent, de la peste ou du volcan, nous savons seulement qu’ils firent œuvre ensemble avec un seul nom pour quatre mains, Monsu Desiderio – Monsu comme monsieur ; Desiderio comme désir. Simple, comme tout ce qui est fort. Hypnotisés, sous l’emprise du volcan, ils peignent des architectures effondrées, des paysages ravagés, réécrits, sublimés et mythifiés en noirs et en ors.
Quatre siècles en arrière, le cercle de basalte posé par Francis Soler sur la terre de Sarcelles aurait pu figurer dans une peinture des Monsu Desiderio*, née du tragique et de la beauté du volcan. Immémorial. Contemporain.
Noir comme basalte. Minéral comme basalte. Hypnotique et symbolique, né des violences naturelles de l’univers. Une mise au monde comme un accouchement. À la sortie de l’édifice volcanique, la température de la roche en fusion baisse brutalement. C’est le refroidissement rapide de la lave qui permet la naissance du basalte. Une pétrification. Magique et humain à la fois. Comme une répétition de la vie. À l’infini.
Issu du ventre de la terre, le basalte n’est cependant pas rare. Composant principal de la croûte océanique, il est partout : il constitue la surface des mers lunaires, des croûtes de Mars, Vénus, Mercure. Matériau de légende…
Le commencement est banal : une commerciale venue de Tchéquie débarque à l’agence et dépose un objet sur le bureau : « un cendrier de forme circulaire, très épais sur ses bords et creusé comme un demi-œuf en son centre. Une pièce très belle, une masse noire, polie et brillante, des petits sillons de couleur or, entrecoupés de traces bleutées, légèrement flammées », raconte Francis Soler. « On pouvait apercevoir, sur sa superficie, comme de fines vergetures qui, venant mourir comme l’extrémité d’une virgule sur les bords de l’objet, fripaient son épiderme ». Inspirant.
Eco-sourcé. Dur. Durable. Bon marché. Extrait des massifs volcaniques, concassé, fondu à 1 300°, coulé dans des moules puis refroidi lentement.
« À terme la pérennité est évidente, loin devant la terre crue, la paille ou le bois des trois maisons des petits cochons », s’amuse l’architecte.
Le concentré de puissance et de beauté du matériau le taraude. Premier essai de dalles format A3 aux Bons Enfants à Paris (ministère de la Culture), disposées au sol ou maintenues verticalement sur les façades par des tiges et des boutons de serrage en acier inoxydable. Une première en France. Réussie.
« À Sarcelles je décidai d’aller plus loin dans cette matérialité profonde et sensuelle », dit-il.
Un cercle posé en plein milieu de la parcelle
L’édifice, qui compte 2 843 m² SDP,** est partiellement décollé d’un sol minéral. Au centre, c’est un vide. À l’extérieur, c’est un plein, un bâtiment hermétique à son environnement, à l’intérieur, c’est un puits de lumière, la nature qui exulte entre un morceau de ciel et un morceau de terre. Une surprise comme un cloître le long duquel les fenêtres courent en continu – 80 châssis vitrés par étage soit 160 en tout. Seize colonnes de bétons soutiennent les deux étages.
En suspension, dans sa nacelle, un ouvrier-métallier. Le temps aussi est suspendu. Un spectacle étonnant. L’homme empile une à une les plaques de basalte.
Une image sans âge. Inoubliable.
Sept modèles de plaques trouées en leur centre sont empilés et enquillés sur des axes en acier galvanisé suivant un calepinage aléatoire. Les axes sont attachés en haut et en bas à des plats en acier eux-mêmes fixés au mur courbe d’enceinte. C’est le Colisée noir de Francis Soler.
En dessin, c’est un empilement de cédérom : « une image forte dans sa forme, une entité complète et homogène ». Station Numixs. Un lieu d’innovation autour de la création numérique. Un outil d’enseignement et de diffusion. Mot à mot, plaque par plaque, de l’architecture parlante.***
« Précis technique et préciosité de la technologie », indique l’homme de l’art. « Une œuvre mathématique. Un coup de force rendu possible par le basalte. Des éléments géométriques simples et reproductibles. C’est cela la modernité ».
Quelques années auparavant, en 2016, sur le plateau de Saclay. Centre de recherche EDF.**** Quatre anneaux en constellation aux noms de lettres grecques. Rien que des plaques de verre et de l’aluminium. Une œuvre accomplie, maîtrisée. « Saclay et Sarcelles sont la synthèse de ce que je sais faire : technique et poétique », assure Francis Soler. Il ne dit rien d’autre. Même pas la beauté qui naît du vide. Gracieuse. Gratuite. Sublime.
Le Colisée noir de Sarcelles et les quatre cerceaux de Saclay sont des œuvres chères à son cœur. Comme le Centre de conférences du Quai Branly, gagné. Puis retiré. Trois coffrets de verre côte à côte. Un projet divin, cristallin, un travail sur les échelles, le rêve de toute une vie. Effondré. Une blessure jamais guérie.
L’Architecture est un Art Majeur. Responsable, technologique, économe. Scientifique.
Et sensitif, émotionnel, poétique.
Ce ne sont pas des gros mots. Ce ne sont pas des mots périmés.
« Je l’ai placé de manière qu’il pût appartenir aux cieux », écrivait Boullée. (Architecture. Essai sur l’Art 1797)
Tina Bloch
*In « La peinture de Monsu Desiderio. Fin du monde et raz de marée. » Michel Onfray ( édition Millat)
** En savoir plus : À Sarcelles, Station numixs ou l’outre noir de Francis Soler
*** Découvrir Carnet de dessins – Naissance d’un projet en basalte
**** Lire notre article EDF Lab Paris-Saclay, un bâtiment éclairé