Si pour un peintre, la cote d’une toile peut s’afficher en millions d’euros, la cote d’un architecte se ferait-elle en fonction du nombre de millions qu’il a pu mobiliser pour produire une exposition ? Visite à Beaubourg de l’exposition Norman Foster.
« Vous utilisez la pierre, le bois et le béton, et avec ces matériaux, vous construisez des maisons et des palais. C’est la construction. L’ingéniosité est au travail. Mais soudain tu touches mon cœur, tu me fais du bien, je suis heureux et je dis : c’est beau. C’est l’architecture. L’art qui entre ».
Le Corbusier
Jusqu’au 7 août 2023, le Centre Pompidou à Paris rend un suprême hommage à Norman Foster. Une magnifique affiche suscite la curiosité, comment résister au pouvoir d’attraction du miroir ? Malheureusement l’exposition est impressionnante mais pas émouvante.
Après la puissance du religieux, puis celle du prince, aujourd’hui c’est la puissance de l’argent qui fait l’architecture. L’émotion aurait pu être mise en avant et la dimension poétique prendre sa place aux côtés de la technique mais l’émotion a mauvaise presse en architecture.
De nos jours, pour être reconnu comme un grand architecte, il faut beaucoup d’argent et une grosse… agence. C’est explicite en France depuis qu’une revue d’architecture, dont le rôle devrait être d’assurer une critique sur ce qui se fait et de participer à l’ouverture des voies du futur, s’autorise annuellement à classer les meilleures agences en fonction de… leur chiffre d’affaires. Sans que personne ne trouve quoi que ce soit à redire. C’est encore plus grave avec une autre revue qui demande aux candidats postulant à un prix d’architecture de payer pour figurer sur la liste ! Il est vrai qu’un autre prix fait, lui, sa sélection à partir de l’applaudimètre « votez pour qui vous voulez, nous verrons bien après ».
Les temps ont changé depuis Le Corbusier, Alvar Aalto, F. Ll. Wright et les autres qui ont produit des œuvres majeures, avec seulement une dizaine de collaborateurs…. Après tout, il faut vivre avec son temps ; Jeff Koons a bien payé de sa poche pour imposer aux Parisiens l’installation de son « bouquet de tulipes » loin de faire l’unanimité.
J’aurais eu envie de questionner le public, à l’entrée de l’exposition : pourquoi venez-vous ? Qu’espérez-vous découvrir ou comprendre ? Un sociologue, enseignant dans une école d’architecture, interrogeant les visiteurs pourrait saisir ce qu’ils ont retenu d’une présentation dite exceptionnelle : exceptionnelle par la taille ? Par le nombre de projets ? Par la débauche de maquettes ? L’enquêteur risquerait aussi d’entendre que pour être un grand architecte, mieux vaut avoir son brevet de pilote d’hélicoptère. A quand un pilote de formule 1 ? Un pilote de drone ne ferait pas la blague. Tant qu’à faire, j’opterais pour un marin qui sait d’où vient le vent et qui sent la houle monter !
Impressionnant ? Est-ce qu’il suffit de mobiliser entre trois et six millions d’euros pour que l’exposition soit monumentale et impressionnante ?
L’apologie du « tout technique » est compensée par un discours qui n’a plus rien à voir avec la réalité.
« Cette exposition aborde les thématiques du développement durable et de l’anticipation de l’avenir… » Que reste-t-il à l’arrivée sinon la promotion, non pas de l’architecture, mais d’une exhibition contraire à ce qui est annoncé, un cimetière de maquettes faites pour l’occasion. Un vrai gâchis mais qui ne dérange personne.
Revenons à l’architecture, discipline qui a autant de définitions que d’acteurs.
Le Corbusier disait : « L’architecture, c’est une tournure d’esprit et non un métier ». En énonçant le mot discipline, c’est l’idée de rigueur qui me vient à l’esprit : une discipline artistique, rigoureuse, presque un oxymore, une contradiction apparente fondamentale dès lors que l’on veut marquer un intérêt pour la chose. Ces jalons, ces témoins que les hommes laissent sur la planète pour dire le progrès dans lequel on apprendrait à mieux vivre ensemble.
La trop grande place désormais prise par la technique a vidé l’architecture de l’essentiel, sa capacité à émouvoir, à bouleverser.
Lorsqu’elle s’expose, l’œuvre de Norman Foster est impressionnante et elle mérite que l’on s’y arrête. L’unité est là, elle doit tout à la technique, aux dômes géodésiques de Buckminster Fuller, aux objets techniques.
Une question se pose : lorsque nous aurons des voitures sans chauffeur, nos logements, « machines à habiter », lancés dans la voie de la technique, de la domotique, seront-ils plus agréables à vivre, seront-ils plus adaptés à nos nouveaux modes de vie ? Il faut le dire, il s’agit d’une chimère.
Nous nous sommes fait une fausse idée de ce que le seul progrès technique pouvait apporter à « l’architecture ». La technique seule n’est pas suffisante, elle a besoin de la démarche architecturale, de sa culture, de sa capacité à créer de l’urbanité. Et ce n’est pas la pincée de domotique qui me fera changer d’avis, elle risque une fois encore de nous faire reculer face à la réalité des sujets concernant le logement.
Un bon architecte sait changer d’échelle, sait évoluer avec la nature des programmes, avec la diversité des contextes tout aussi importante que l’unité. L’échelle est la notion la plus importante utilisée par les architectes. Il y a toujours dans l’architecture une petite part d’universel, cachée ou apparente, c’est elle qui assure le support nécessaire à la diversité. L’altérité n’est possible qu’avec une identité fondée et ouverte, c’est cette ouverture qui fera la richesse d’une œuvre.
Cette exposition a sonné le glas du tout technique.
Susciter un désir d’architecture reste pour moi essentiel, c’est un combat.
Pour m’en convaincre j’ai tenté de lire le début de la liste des milliers de noms de collaborateurs passés par l’agence. Un véritable mémorial !
Voir une exposition c’est en ressortir enrichi, bousculé dans ses idées, nourri d’un monde nouveau. Parfois on trouve des réponses aux nombreuses questions que l’on se pose, on échange, on débat, on se projette dans le futur.
Là, je me demandais à quoi sert la culture ? A quoi sert une exposition ? A quoi sert Beaubourg ? A quoi servent les dessins ? Comment l’informatique a-t-elle fait changer les choses ?
Avec une telle quantité de maquettes, on donne une image erronée, désuète de l’architecture. Je ne suis pas sûr que l’architecture en sorte grandie.
A l’heure où ChatGPT et l’IA vont révolutionner les agences, j’aurais apprécié que Norman Foster dise quelques mots, non sur le XIXe siècle mais sur l’avenir et les interactions avec l’ordinateur : techniques, cultures, prescriptions, réflexions sur la conduite d’un projet…
Le siège de la banque HSBC pour Hong Kong
J’aurais aussi aimé revoir en majesté, au centre de l’exposition flamboyante, le chef-d’œuvre de Norman Foster : la maquette du sublime siège d’HSBC. Un bel exemple de dialogue entre un architecte et une maîtrise d’ouvrage éclairée ! D’un gris militaire, la structure de plateforme offshore avec une piazza urbaine articule l’espace public. A l’origine, Norman Foster la voulait rouge mais les Anglais du ‘board’ ont trouvé qu’elle faisait trop chinoise. Quant à la structure en chevrons, à laquelle il tenait tant, les Chinois l’ont récusée. Pourtant, pendant le chantier, au vu de ce qui se construisait, les avis ont changé et il a été décidé de finalement démolir le hall du siège précédent pour libérer le sol et dégager ce qui apparait comme une magnifique idée urbaine.
Cet exemple devrait être donné comme première leçon dans toutes les écoles d’architecture pour définir la notion de projet, et l’architecture comme projet, pour exposer les bénéfices de la co-conception et de la concertation. Ce serait un immense service rendu aux architectes, aux maîtres d’ouvrage mais surtout à l’architecture.
Comment a été produite la merveille de l’architecture high-tech du XXe siècle ? Une merveille qui pouvait tout dire sur la dimension métaphorique de l’architecture et l’utilisation des techniques les plus sophistiquées. L’expression de la puissance d’un établissement bancaire capable de résister à tous les assauts, une tension entre le ciel et l’océan. Bouleversant, renversant, émouvant et impressionnant à la fois, l’architecture est ici un projet porté par un homme. L’exemple suffit pour comprendre qu’un grand architecte porte une vision du monde.
Pendant ce temps, L. M. Pei concevait la tour voisine, celle de la banque de Chine et la maquette portait ce petit texte : « J’ai choisi le bambou comme métaphore parce que c’est la plante qui croit le plus vite mais aussi pour sa grande souplesse ».
Chacun avait choisi sa métaphore et l’architecture voyait s’ouvrir une voie dans la diversité. L’avenir prenait pied à Hong Kong, c’était alors l’architecture métaphorique que la technique permettait de réaliser.
Au départ, c’est le choix de l’affiche qui a retenu mon attention. Effet du hasard ? Un miroir qui flotte sur le port de Marseille. C’est l’image du plus modeste projet de Norman Foster, peut-être le plus petit, le plus beau, le plus touchant, le plus juste, celui qui aurait mérité une place sur le mur du mémorial.
Un projet se porte pendant une vie, un chef-d’œuvre se réalise à n’importe quel moment.
Alain Sarfati
Architecte & Urbaniste
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