L’habitat au service de la santé ? « Le logement devrait être remboursé par la sécurité sociale ». C’est Lucille, alias Lulu l’architecte, qui l’affirme. « Pas le logement d’hier dans les mauvaises banlieues, exigu et loin de tout mais celui de demain, celui qu’il lui faut construire pour que l’habitat soit au service de la santé », dit-elle.
Nous sommes au Café du Commerce, fermé comme il se doit, mais pas pour tout le monde. Kamel, le patron philosophe, l’ouvre régulièrement, en vidéo, pour quelques clients et amis – toujours la même bande – dont Lulu, jamais la dernière à se montrer provocante.
Jean-Luc, en rigolant : « Et puis quoi encore… Tu ne te rends pas compte, tu transformerais le trou de la sécu, déjà profond, en un gouffre d’une telle dimension que toi, l’architecte, tu pourrais y installer Notre-Dame plus un parking souterrain de six étages ! »
Dédé : « L’idée n’est pas pourtant si bête. Le logement et la santé ont beaucoup à voir ensemble. En Angleterre, une étude a montré que les travaux de lutte contre la précarité énergétique coûtaient trois fois moins cher que les coûts sociaux qu’elle provoque. D’ailleurs ce sont souvent les travailleurs sociaux qui, à partir de questions sanitaires ou de violences conjugales détectent les problèmes de logement ».
Kamel : « Avec le confinement, la violence est à huis clos… Tous les fléaux révèlent les maux de la société, le coronavirus est autant l’un que l’autre ».
Lulu, qui enfonce le clou : « Tout est à revoir, la taille, l’organisation, les parties communes, et le quartier. Un de mes confrères a même parlé de « crash test » des normes du logement ! Nous avons du boulot ! Nous, les architectes, sommes au fond des auxiliaires de santé ! Je voudrais bien être acclamée tous les soirs à 20 h ! »
Jean-Luc : « tu peux toujours rêver. D’ailleurs les cages à lapins que vous avez construites un peu partout ne sont pas des modèles pour la santé, même si ce sont des « hygiénistes » qui les ont conçues ».
Polo : « Tu exagères. Evidemment, il y a eu des ratés, et même des gros. Mais il y a aussi par exemple les cités-jardins qui ont très bien marché, et qui marchent toujours très bien ».
Lulu : « Oui, et il y a des théoriciens du mode de vie selon l’architecture. Tenez, en 1950, un dénommé Mathias Goeritz a formulé le concept « d’architecture émotionnelle ». Pour lui l’architecture influence les ambiances et les modes de vie. Ça nous semble évident, mais ça a été souvent oublié ».
Kamel : « L’oubli économise la mémoire ».
Dédé : « C’est vrai hélas, mais pas toujours. Que l’architecture influence les ambiances, c’est une évidence, notamment pour les équipements sensibles, les écoles, les caisses d’assurances maladie ou d’allocations familiales, les hôpitaux. Prenons les lieux d’enseignements, de la crèche à l’Université : consciemment ou non, l’architecture traduit une conception éducative, celle présente dans l’esprit des commanditaires des bâtiments ».
Polo : « Tu parles des collèges qui ressemblent à des casernes ? »
Dédé : « Il y a effectivement les tenants de visions très sécuritaires, où l’important est la facilité à surveiller. Mais il y a aussi ceux qui prônent une approche sécurisante pour les élèves, qui doivent pouvoir trouver des lieux plus intimes qu’ils pourront s’approprier ».
Kamel : « C’est vrai que les gamins sont parfois plus heureux dans de vieux bâtiments, pas fonctionnels du tout, que dans les écoles modernes, nickel, sans recoin où se mettre à l’abri ».
Dédé : « Quand tu regardes les cahiers des charges d’établissements récents, tu trouves une grande variété, où les discours sécuritaires et pédagogiques se confrontent. La question de l’agressivité des élèves s’y retrouve avec quelques contradictions que chacun pourra imaginer : un établissement très sécuritaire ne risque-t-il pas de susciter plus d’agressivité, et dans un autre plus accueillant, il y a des élèves qui vont en profiter pour faire n’importe quoi ».
Jean-Luc : « moi, je serai prudent, la discipline avant tout. C’est la force des armées après tout ».
Polo,en ricanant : « c’est ça, l’école prison, et tout entre dans l’ordre ! »
Joseph, qui les a rejoints : « sans oublier les écoles-casernes ! »
Dédé : « Entre le panoptique quasiment carcéral et un ensemble de cellules autonomes, il y a de la marge. Il n’y a pas de réponse toute faite mais un facteur clé apparaît : la qualité de la vie dans les établissements, à laquelle contribuent grandement les locaux. Une qualité porteuse de sécurité pour toute la communauté scolaire et une ambiance propice à un travail approfondi et performant ».
Lulu : « tu m’enlèves les mots de la bouche ».
Jean-Luc : « Dédé, tu parles comme un livre, mais tu sais bien que les élèves ne pensent qu’à chahuter ! On n’est plus chez les Bisounours du bon vieux temps ».
Dédé : « C’est l’échec scolaire qui est source d’agressivité. La réussite apporte l’apaisement. Un double dividende qui n’est pas donné d’avance mais qu’il convient de rechercher dans l’organisation des locaux comme dans leur qualité technique. Dès les premières opérations HQE dans les lycées, comme à Calais avec le lycée Léonard de Vinci, situé à proximité d’une zone sensible, le lien entre qualité des locaux, résultats scolaires et attitude des élèves est paru évident ».
Lulu : « Très bien, avec le coronavirus, tous confinés au lycée ! Mais, Dédé, il n’y a pas que les lycées, ça commence dès la crèche. Le bruit, dans une crèche, est un vrai cataclysme. Les mômes sont excités, ils dorment mal et deviennent agressifs, le personnel est sur les dents, et les parents récupèrent le soir des enfants énervés qui auront du mal à s’endormir. Et c’est le résultat d’une mauvaise conception du bâtiment. En y faisant attention, il est tout à fait possible de construire une crèche « apaisée » au même prix ».
Polo, qui aime bien titiller Lulu : « Tu vois bien que c’est la faute aux architectes si les enfants travaillent mal à l’école ».
Joseph : « et il ne faut pas exagérer, nul ne peut espérer que chaque bâtiment soit une grande réussite en tout point mais force est de constater qu’il y a des crèches et des lycées qui fonctionnent plutôt bien. Les architectes, il y en a des bons, il y en a des moins bons ».
Lulu : « Et les maîtres d’ouvrage, il y en a des bons et des pas bons du tout. Vous savez bien que nous avons beaucoup de contraintes, à commencer par l’emplacement. Entre une bretelle d’autoroute et une zone industrielle, par exemple, il fait comment l’architecte ? Tant que les écoles seront installées là où il reste un peu de place, il y aura des problèmes ».
Kamel : « Comme on dit dans mon métier, emplacement, emplacement, emplacement ! »
Dédé : « C’est vrai que tout commence par l’emplacement, c’est bien connu. En l’occurrence, il s’agit souvent d’un mauvais calcul du maître d’ouvrage, souvent l’Etat d’ailleurs : il vaut mieux payer plus cher un terrain adapté. Qu’est-ce que coûte le foncier dans le bilan ? Pas le seul bilan global du bâtiment sur sa durée de vie mais aussi le bilan de la formation, avec des gamins qui aimeront l’école et seront prêts à affronter la vie plutôt qu’à végéter ».
Kamel : « A vous entendre les amis, vous avez dû fréquenter des écoles bien faites ! Mais c’est fini pour aujourd’hui, on ferme ! »
Clic.
Dominique Bidou
Retrouvez le premier rendez-vous du Café du Commerce : Pendant la pandémie, la maison brûle et on regarde ailleurs