A quoi bon s’entêter à transformer toutes les villes en musée d’architecture à ciel ouvert ? L’obsolescence programmée de l’architecture n’est pourtant pas chose nouvelle. En témoigne le métabolisme nippon.
Sous la plume de Benoît Jacquet, architecte et chercheur installé au Japon depuis 1999, et les belles images du photographe Jérémie Souteyrat (résident au Japon de 2009 à 2018), l’ouvrage L’architecture du futur au Japon* plonge le lecteur dans l’histoire d’un courant des plus utopistes du XXe siècle : le Métabolisme.
Quelle bonne nouvelle ! Enfin un ouvrage en français entièrement consacré au Métabolisme japonais (même si le titre s’en défend un peu), disponible chez l’éditeur Le Lézard Noir, spécialiste du pays du soleil levant. Il y a bien eu l’excellent catalogue de l’exposition Japan-Ness** au Centre Pompidou Metz, en 2018, et d’une certaine façon, le livre-guide – Tôkyô, portraits & fictions*** – de l’architecte français Manuel Tardits, installé au Japon depuis 30 ans. Mais avec L’architecture du futur au Japon : Utopie et Métabolisme, nous entrons dans le vif du sujet : est-ce possible de construire une utopie ?
A la fin des années 1950, un groupe de jeunes architectes japonais ayant connu le désastre de la seconde guerre mondiale ne souhaite qu’une chose : inventer une nouvelle architecture d’avant-garde et « Made in Japan ». Comment, si tel est le cas, s’y sont-ils pris pour y parvenir ?
Les projets utopiques de villes métabolistes
Les industriels japonais de tous les secteurs d’activité souhaitent à cette époque sortir de l’américanisation du pays. Le BTP est à la pointe dans ce domaine car le gouvernement central et les différents acteurs locaux publics et privés doivent gérer une explosion démographique exponentielle. Comme dans tous les pays ayant subi des bombardements, il faut reconstruire vite et partout où de la place se libère.
Au Japon, l’urbanisation devient galopante, reliant les 350 km de Tôkyô à Nagoya, tandis que de la population du pays croît de 20 millions d’habitants en 15 ans. Il faut donc trouver de nouveaux terrains constructibles. Difficile tant les collines, les montagnes et la mer entourent la mégalopole. Il faut pourtant trouver une solution.
Dans un entretien publié en avril 1999, et intelligemment reproduit dans l’ouvrage qui nous occupe, l’historien de l’architecture Fujimori Terunobu interroge l’un des témoins privilégiés – Kurokawa Kishô – sur les projets envisagés pour la reconstruction et l’extension de Tôkyô.
Les deux hommes racontent une drôle d’histoire. Le vicomte Kanô Hisaakira, devenu le président de l’Office public du logement, a une idée. Certainement inspiré (ou traumatisé !) par la tragédie d’Hiroshima, il envisage de remblayer une grande partie de la baie de Tôkyô en bombardant à l’arme atomique le Mont Nokogiri ! Cette colline est située derrière le port de Futtsu, pratique car non loin de la baie. Comme aurait pu le dire Pierre Desproges : Détonnant, non ? Comment un individu à ce poste put avoir une telle idée … seulement 13 ans après les largages de Little Boy et Fat Man sur son pays ? Stupéfiant !
Néanmoins l’idée d’utiliser la baie comme terrain de jeu ne laissa par indifférent un architecte, à savoir Tange Kenzô. Récent dessinateur du Parc et Musée mémorial de la Paix à Hiroshima (1954), il va devenir pendant longtemps l’icône de l’architecture moderne japonaise.
A la fois directeur d’un laboratoire de recherche (« son atelier » comme il aimait à dire) à l’Université de Tôkyô et le patron de son agence d’architecture et d’urbanisme Kenzo Tange Associates, cet homme de l’art présente le 1e janvier 1961, un projet nommé « Plan pour Tôkyô 1960 », et ce lors d’une émission sur la chaîne NHX, à une heure de grande écoute et pendant plus de 40 minutes.
Face à une immense maquette fixée à la verticale, Tange insiste sur l’importance d’un « axe civique » qui doit relier le centre de Tôkyô, au nord-ouest, et la préfecture de Chiba, au sud-est.**** Ce projet de mégastructure implantée sur la baie de Tôkyô donne le coup d’envoi d’une décennie métaboliste, et ce jusqu’à son apothéose : Osaka 70. (Première Exposition universelle implantée hors de l’Occident depuis l’apparition de ce genre d’événements où les pays viennent faire démonstration de forces).
Entouré de jeunes architectes (Kurokawa pour la création des transports, Isozaki pour les bureaux et Kamiya pour les logements), Tange met en place un système urbain où les transports, commerces, logements, culture, loisirs, etc. sont comme des cellules vivantes greffées autour de tiges, elles-mêmes ramifiées à partir d’un tronc structurant.
Comme l’indique l’auteur du livre, Benoît Jacquet : « Là où la plupart des villes se développent autour de ce que l’on nomme le “centre civique”, son projet se forme le long d’un “axe civique”, c’est-à-dire le long d’une structure en réseau se développant à partir des grands axes de circulation grâce à la fluidité des échanges entre les différentes parties. » Le tout en béton brut car le tremblement de terre de 1923 n’est pas loin et, à cette époque, d’aucuns pensaient que ce matériau isotrope résistait mieux aux secousses.
Selon Kurosawa Kishô***** – un des jeunes architectes assistants de Tange –, le « Plan pour Tôkyô 1960 » est une synthèse des recherches entamées lors de la préparation de la Tokyo World Design Conference de 1960. Il raconte ses discussions jusque tard le soir autour de la création d’un manifeste pour expliquer les grandes idées du Métabolisme.
Dans son ouvrage post-métabolisme paru en 1977******, il résume la création du groupe : « Ce comité était composé d’architectes, de graphistes et de designers industriels d’avant-garde, ainsi que de pionniers prometteurs dans les domaines de l’artisanat, du textile et de la décoration intérieure, de l’urbanisme, de l’éducation et de la critique. Ces membres du comité ont ensuite formé le groupe des métabolistes. Kikutake s’était fait connaître au début de 1959en publiant ses théories sur la « Marine City » et la « Cell City » dans Kokusai Kenchiku, un magazine d’architecture japonais, et Otaka se préparait à quitter le bureau d’architecture de Maekawa Kunio pour devenir indépendant. Je me préparais également à quitter le groupe de recherche de Tange Kenzô à l’université de Tôkyô. Kawazoe avait démissionné de son poste de rédacteur en chef du Shinkenchiku (Japan Architect), un important magazine d’architecture japonais, et avait commencé une activité dynamique en tant que critique d’architecture, en s’intéressant aux nouvelles idées de la jeune génération. Vers la fin de 1959, Kawazoe, Kikutake et moi, nous nous sommes rencontrés fréquemment et avons confirmé qu’il y avait un terrain d’entente dans notre réflexion. Nous avons cherché un mot pour exprimer ces points communs et nous sommes finalement tombés d’accord sur le terme « métabolisme », qui était le plus approprié ».
Le document manifeste vendu pendant le congrès s’appelle METABOLISM 1960 : The Proposals for New Urbanism. Le titre démontre à lui seul toute l’importance accordée à la ville vis-à-vis de l’architecture.
Si nous devions résumer ce nouvel élan d’émancipation de la nouvelle scène architecturale japonaise d’après-guerre, nous pourrions déclamer ses vers :
Puisque la bombe a tout rasé
Profitons de la Tabula rasa
Créons un nouvel organisme vivant
Le béton, l’acier, le plastique, en seront ses cellules
La ville, la nature et les sciences un tout biologique
Vive le renouvellement cellulaire
Vive le continuum urbain !
Un réalisateur bruxellois – Pierre Jean Giloux – a su magnifiquement ressusciter et/ou incarner les projets les plus fous de ces architectes métabolistes. Après plusieurs séjours au Japon, il monta une série de quatre films aux titres explicites de Metabolism # Invisible Citie*******, l’exposition Osaka 70 côtoie Ville flottante (1961) et Ville en hélice (1961) de Kurokawa, ou Villes dans les airs (1960-1963) de Isozaki. Un plaisir visuel à ne pas louper !
Les icônes construites…
Néanmoins tous ces architectes rêveurs faisaient tourner leurs agences avec des réalisations bien concrètes. Ils avaient la tête dans les étoiles mais les pieds dans la boue, comme on dit ! Hélas la plupart des projets construits s’en tenaient à une échelle architecturale, rarement urbaine. Néanmoins le Centre de congrès internationaux de Kyôtô (1966) de Ôtani Sachio peut être rangé dans la catégorie des projets urbains et toujours en fonctionnement aujourd’hui.
Le travail – magnifique – du photographe Jérémie Souteyrat donne toute son ampleur à ce complexe grâce aux nombreuses vues contextuelles de ce dernier. Une grande vue aérienne permet de camper l’importance du système constructif à l’œuvre dans ce palais des congrès de 150 000 m². Vainqueur du concours (une première à l’époque), Ôtani – ancien chef de projet chez Tange (juré du concours, décidément c’est partout pareil !) – développe un complexe où l’unité de l’enveloppe accueille toutes les échelles des différents espaces propres au fourre-tout que peut représenter un tel programme.
Ce lieu où a été signé le lointain protocole de Kyôtô (1997) ressemble à un immense organisme aux formes trapézoïdales. Il semble n’être qu’un module en attente d’autres prêts à venir se ‘plugger’ sur lui et avancer tel un ver dans Dune (roman de Frank Herbert, 1965, tiens, tiens, même époque…).
Dans un genre plus mesuré la tour Presses et télécommunications de Shizuoka (1967) de Tange à Ginza-Tôkyô cristallise un autre grand principe cher aux métabolistes : le noyau central agrégé de volumes parallélépipédiques réplicables à l’infini et selon les besoins « organiques » de la ville.
Cinq ans plus tard, dans le même quartier, Kurokawa construit la Nagakin Capsule Tower (1972), bâtiment devenu l’icône par excellence de l’esthétique métaboliste. Laissons encore les mots à l’architecte, il n’est pas avare d’explications efficaces dans The Japan Architect (10/1972).
« L’architecture de capsule se donne pour triple objectif :
– un cycle métabolique ;
– une nouvelle compréhension de la maison en tant que communauté d’individus ;
– 100% de production de chambres individuelles, à grande échelle.
Pour cette tour de capsules Nagakin, j’ai construit deux colonnes qui sont des espaces publics, de structure acier et béton armé, accueillant des ascenseurs, escaliers, gaines techniques, et servant de ligne de mouvement vertical. J’estime la durée de vie du bâtiment à soixante ans. Ces colonnes, qui sont une sorte de mégastructure, sont reliées en deux points par des ponts. Je pense que cette approche offre des idées utiles dans le cadre des futures villes, qui seront à plusieurs niveaux ».
Tout est dit.
Kurokawa en a même fait un échantillon pour la campagne. Sa maison d’été nommé « K », bâtie en 1973 à Karuizawa, est composée d’un îlot central en béton brut de décoffrage entouré de capsules issues de la Nagakin Tower. L’ensemble se noie entre les arbres et exploite la pente abrupte du terrain.
… et souvent détruites.
Ces quelques exemples sortis de terre sont éternels grâce au travail photographique de Souteyrat. Toutes ces vues d’avion dans le paysage urbain de la mégalopole tôkyôïte montrent avec force la domination de l’urbanisme sur l’architecture. Les métabolistes avaient raison de penser qu’il fallait tout dessiner, des gaines de fluides dans les sous-sols aux autoroutes, en passant par l’impact de l’air conditionné dans une salle de spectacles d’un centre civique de Miyakonojô.
Parlons-en de ce centre municipal de l’architecte Kikutake Kiyonori, autre grande figure de l’architecture futuriste japonaise des années 1960-1970. Sa toiture en forme d’accordéon a fait le tour des publications mondiales sur les bâtiments originaux. Cette architecture a été démolie. D’aucuns le regrettent, il ne faut pas.
Les métabolistes ont toujours revendiqué l’obsolescence programmée de leurs architectures. Alors arrêtons d’essayer d’inscrire au patrimoine mondial des œuvres dont la finalité n’est pas de durer. Au contraire, de nombreux pays, la France en premier, devraient s’inspirer de cet exemple japonais. Imaginons si nous n’avions pas et ne devions pas mettre des millions à rénover et restaurer le Grand Palais à Paris. Alors nous aurions pu organiser un grand concours international et ainsi offrir aux agences des quatre coins du monde un terrain de jeu fantastique.
Comme le dit Benoît Jaquet : « Les métabolistes avaient prévu le renouvellement, mais avaient-ils anticipé l’obsolescence potentielle de leur système ? Revers évident de la médaille, la démolition s’impose comme la clé de voute d’un système fondé sur la consommation d’objets construits ».
Quelle belle idée de ne pas subir l’implacable loi de la conservation par le formol de tous les bâtiments ! A quoi bon s’entêter à transformer toutes les villes en musée d’architecture à ciel ouvert ? N’en déplaise à nos amis architectes des bâtiments de France ou d’ailleurs.
Christophe Le Gac
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* Benoît Jacquet et Jérôme Souteyrat, L’architecture du futur au Japon : Utopie et Métabolisme, édité par Stéphane Duval, 2020, Le Lézard Noir, Couleur, 20,4 x 27,2 cm, 272 pages, 45 euros. Disponible sur le site de l’éditeur : https://shop.lezardnoir.com/fr/25-architecture
** Sous la direction de Frédéric Migayrou, Japan-ness – Architecture et urbanisme au Japon depuis 1945, éditions Centre Pompidou-Metz, 2017, Couleur, 21,5 x 28,5 cm, 342 pages, 39,90 euros.
*** Manuel Tardits, Tôkyô, Portraits & Fictions, 2017, Le Lézard Noir, N&B, 384 pages, 21 euros. Disponible sur le site de l’éditeur : https://shop.lezardnoir.com/fr/25-architecture
**** Aujourd’hui, seul un invisible tunnel relie les deux berges entre Kawasi-ku et Sodegora, dommage !
***** Lire les extraits de l’entretien avec l’historien d’architecture Fujimori Terunobu, PP20-23, dans l’ouvrage de Jacquet & Souteyrat
****** A lire l’excellent livre de Kurokawa Kishô, Metabolism in Architecture, éditions Studio Vista, 1977. L’inventeur du « The Language of Post-Modern Architecture », Charles Jencks y écrit une introduction inventive ; Kurokawa y explique sa vision du métabolisme.
******* Les vidéos sont visibles ici : http://www.pierrejeangiloux.com/videos_invisible_cities_part2.php