Le 4 avril 2023, le magazine d’a avait donné rendez-vous à la Samaritaine à Paris à nombre des heureux concurrents cités dans son désormais traditionnel classement des 400 (depuis 2018) agences d’architecture ayant réalisé plus d’1 M€ de chiffre d’affaires. Traditionnel puisque ce Top 400 est désormais inscrit dans le temps.
Nous avons déjà évoqué les limites d’un tel classement* mais c’est cette inscription dans le temps qui a des effets inattendus. Il suscite désormais par exemple une forme d’exhibitionnisme – voyez combien je gagne – et de voyeurisme – combien gagnent les autres –, qualités qui furent longtemps gérées avec plus de discrétion et d’élégance. Aujourd’hui, une fois dans le Top 400, plus question de raconter des histoires à un maître d’ouvrage aux dents acérées lors d’un rendez-vous très attendu pour un gros projet.
– Le maître d’ouvrage : « Alors, voyons, vous êtes 367ème et à la peine ! Vous savez pourquoi je vous reçois dans mon bureau ? ». Mieux vaut être prêt pour la réponse.
Un tel classement, par sa pérennité même, affecte donc la façon de penser des architectes – « Je suis 37ème, je veux passer dans le Top 30, puis dans le top 20, etc. » – et des maîtres d’ouvrage – « pourquoi le 52ème quand je peux m’offrir un Top 30 ? »
Vous pensez que j’exagère ?
Il y a une quinzaine d’années, une telle compétition – dans un métier qui n’en manque pas – ne serait venue à l’esprit de personne. Certes le monde de l’architecture est petit et le sera toujours mais il suffisait alors à chacun de se faire une idée au doigt mouillé – le Top 10 ? le Top 50 ? – sans avoir besoin de statistiques formelles. Cela n’avait d’ailleurs pas tant d’importance puisque c’est l’œuvre qui façonnait la pensée des hommes et femmes de l’art (bon, pas tous) et valait reconnaissance. Reconnaissance pour laquelle il suffit désormais de se taper le ventre jusqu’à la banque !
Aujourd’hui, à l’heure des réseaux sociaux impudiques, des agences se félicitent publiquement ainsi :
– « 2022 est un très bon cru pour la X Team : après une entrée à la 329ème place en 2020, nous nous hissons désormais en 190ème position ». Classe, puisqu’il est question de classement !
– « Classée 221ème en 2020, puis 139ème en 2022, l’agence XXX Architectes gagne encore quelques places et se hisse à la 139ème place du classement national ». Trop d’excitation tue l’excitation.
– Plus sobre : « XYZ Architectes en bonne place ! XYZ Architectes se hisse à la 31ème place du classement des agences d’architecture françaises publiées par la revue d’a ».
– Modeste : « Cette année encore nous sommes heureux de faire partie du top 100 en étant à la 79ème position. Merci à l’ensemble de nos maîtres d’ouvrage de nous faire confiance et à toute l’équipe de Soprano Architecture pour son engagement ». C’est dire s’ils ont pété le champagne à l’agence !
Ho hisse et haut !
En revanche, pas trace des dégringolades, les agences par exemple passées de la 298ème place à la 401ème.
– Le maître d’ouvrage : « Alors, je vois que vous avez perdu 108 places en un an ! Vous savez pourquoi je vous reçois dans mon bureau ? ». Mieux vaut être prêt pour la réponse.
Plus grave cependant, quand gagner des places devient un objectif en soi, un tel classement, sur le long terme, à des effets insoupçonnés : roboratifs, fades et bientôt indigestes. L’exemple du Top 50 de la chanson peut nous éclairer.
Qu’en est-il ?
Comme pour le classement de d’a, l’idée est venue des États-Unis. En 1982, les maisons de disques inventent le Billboard, futur Top 50, un système fiable développé pour connaître le nombre exact de chaque titre vendu. Le business était déjà au cœur du projet, justifié par la volonté des Majors de connaître les « vrais » chiffres de vente. Le classement nourrit les médias, lesquels nourrissent les Majors dont s’envolent les ventes de singles puis d’albums et tout le monde est content. L’idée de ce tri en tiroir-caisse est adoptée dès 1984 en France (Europe 1 et Canal + ensemble).
L’avantage du système a été dans un premier temps de mettre en lumière des artistes qui vendaient beaucoup de disques mais ne tournaient pas dans les radios généralistes, qu’il s’agisse de jazz ou de gospel. Quelques jeunes artistes ayant échappé aux multiples scouts des maisons de disques furent sans doute ainsi découverts mais il n’y eut finalement que peu de surprises.
Pour autant, le classement se traduisant en audiences radios et télés, i.e. en revenus publicitaires et chiffres de vente, il devint de plus en plus important pour les maisons de disques d’être bien classées dans les ‘charts’ et pour les distributeurs et médias de séduire le plus grand monde. Chacun imitant les équipes qui gagnent, le Top 50 est vite devenu, sauf pour les valeurs sûres, une usine à tubes et à stars stéréotypées ou étoiles filantes désincarnées. À tel point qu’il faudra en France en 1996 une loi d’urgence pour sauver la chanson française à la radio.** Bonjour la biodiversité !
Nous en sommes-là aujourd’hui de la chanson internationale, menée de main de Maîtres par les Majors surtout américains de l’édition, du streaming, etc. qui vendent des stars mondiales comme Michael Jordan vendait des chaussures et comme Bouygues vend des bâtiments connectés. Un boys’ band parvient à percer ? Il y en a bientôt des centaines ! Un girls’ band se fait remarquer ? Elles déboulent soudain de Corée du Sud ou du Japon par milliers !
La réalité est que n’importe quel classement basé uniquement sur le chiffre d’affaires et qui s’impose dans le temps induit une uniformisation du produit et des effets de mode inéluctables. Voyez le classement de Shanghai des universités, qui a finalement peu de sens pour le commun des mortels mais qui fait rêver l’université d’Angers classée 149ème.
Ce qui nous ramène à l’architecture. C’est vrai quoi, 400 agences seulement à générer plus d’1 M€ de chiffre d’affaires par an, cela signifie-t-il que les 29 600 autres inscrites à l’ordre ne savent pas s’y prendre et du coup ne gagnent pas bézef ?
Dans leur progression au classement du Top 400, dans leur volonté même d’y entrer, les architectes et leurs agences n’auront de cesse de comprendre à leur tour tout ce qui fait le succès des agences classées devant elles. Pourquoi réussissent-elles ? Que font-elles que les autres ne font pas ? Comment le font-elles ?
La réponse à ces questions est que nombre de ces premières de cordée sont organisées comme des super studios de production au service de Majors dont l’intérêt premier n’est pas l’intérêt général mais la vente de produits à la mode, soporifiques, si possible inoffensifs et déclinés à l’infini. Pendant que prospère Disney, Georges Brassens serait aujourd’hui un écoterroriste !
Faut-il alors s’étonner de l’uniformisation de l’architecture dans ce pays comme elle l’est déjà aux USA ? C’est exactement la logique d’un classement par chiffre d’affaires.
Christophe Leray
* Lire notre article Les architectes français en chiffres, c’est une affaire en somme nulle
** Depuis le 1er janvier 1996, la loi Toubon votée en 1994 impose aux radios privées des quotas de chansons francophones à la radio, c’est-à-dire chantées en français ou dans une langue régionale.