
Vers la fin de l’adolescence, lors de voyages à l’étranger, j’avais acquis la conviction que l’état des voiries était un marqueur du niveau de développement des sociétés urbaines.
Enveloppé dans le nimbe des valeurs fallacieuses de jeune mâle blanc européen d’origine fortement urbaine, j’avais la certitude que les trottoirs en asphalte des mégapoles du monde occidental prouvaient l’état de développement que n’avaient pas, hélas, les rues de villages d’Afrique ou d’Asie aux trottoirs laissés bruts en terre battue, alors que s’étalait devant, un tapis d’asphalte aux bords flous et incertains, où cahotaient des bus bondés et improbables qui mettaient en péril la vie, devenue précaire, des usagers sur les accotements.
L’époque où se situait ce jugement hâtif et péremptoire était ignorante des remises en cause profonde de la notion de civilisation «moderne» par les évolutions climatiques et la raréfaction des ressources.
L’imperméabilisation des sols et le cycle de l’eau ne comptaient pas à l’époque du triomphe galopant de la voiture dans la ville et loin était la problématique sémantique naissante à l’aune d’un XXIe siècle inquiet et interrogateur quant à la nature des objets urbains dans le Grand Biotope…
L’origine du trottoir est génétiquement liée au besoin organique de séparation des flux et à la notion de site propre pour la sécurisation de ceux qui étaient encore à pied (les pauvres…), mais également à sa genèse technique d’asphalte, de béton lavé, de pierres ou de pavés. Chacune de ces composantes matérielles donnant naissance à une sous-espèce au sein du même genre urbain.
La ramification complexe du genre trottoir en sous-genres, types, ordres, embranchements, classes, etc. ne doit pas empêcher la prévision du développement global de la famille et l’évolution de ces sous-espèces en fonction des altérations de leur environnement, leurs interactions avec le reste du biotope, et des modifications de la place qu’ils tiennent dans le biome.
Par exemple, il y a beaucoup à espérer de l’éradication probable, à terme, de l’imperméabilisation des trottoirs par des produits issus de la pétrochimie et qui donnera une sous-espèce par l’adoption de pavés engazonnés ou produits durs absorbant comme le tuf, ou les pavés béton perméables.

L’urbanisme des grandes villes vise, en ce moment, à inscrire les voies dans un ensemble d’un nouveau genre qui englobe plusieurs données qui, avant, étaient incompatibles : piétons, automobiles, bus, stationnements, vélos, végétalisation… Impossible au siècle précédent, ce nouveau partage de l’espace urbain étant impossible au temps de l’automobile triomphante des trente glorieuses, pompidolisme, DS 21, Dauphines, métro, circulation réglée à partir de «cocottes-minute» et invasion des espaces au seul profit d’une mobilité de science-fiction.

La notion de flux n’était alors prise en compte que comme vecteur de développement d’un secteur qui supplantait le bâtiment dans le baromètre de l’industrie nationale. Et on voyait s’allonger désespérément des files sans fins sur les ébauches d’autoroutes, qui n’étaient pas encore des pompes à fric pour les sympathiques investisseurs s’évertuant depuis, à développer les surfaces pour mieux répartir les encombrements hebdomadaires ou estivaux.

Puis, soudainement, l’équation de la mobilité s’est compliquée avec des élus conscients du degré de dangerosité pulmonaire de ces stratégies de développement de transport d’un autre millénaire.
C’est alors, et seulement alors, que le mot de mobilité, comme un chromosome nouveau soudainement suridentifié, s’est développé dans l’équation de la physionomie urbaine, posant alors clairement la question de savoir comment se déplacer en ville et comment concilier des espèces si catégoriquement incompatibles. Et quelle conséquence sur l’écriture des villes pour son développement culturel et social.
La merveilleuse rue des Martyrs, déjà évoquée dans nos pages au titre du gène de gentrification spontané (à savoir sans décision autoritaire de gentrifier autre que l’application irrévocable de la spéculation foncière et l’osmose commerçante développant son milieu fertile par le sympathique entre-soi propre aux commerces de luxe) a connu un lifting urbain récent et inédit. On y a créé une zone 20, arme nouvelle de la physiologie municipale, jamais usitée en milieu dense et aux flux automobiles encore nombreux hier.
Cette zone, appelée également (sans rire) «zone de rencontre», se caractérise par une priorité absolue aux piétons alors que ceux-ci mêmes voient dans la rue des Martyrs leur espace se réduire pour laisser se développer de grandes plates-bandes qui supposent que vont s’y déployer de vastes zones végétalisées.

Il s’agit sans doute d’un effet KissCool si cher à nos élus : mobilisation pour la «lutte contre les îlots de chaleur», grâce leur en soit rendue.
Ce nouvel aménagement change ainsi radicalement la nature de cette voie dont l’origine, rappelons-le, remonte au plan d’Albert Jouvin de Rochefort en 1672 et dont Chaptal, grâce à une ordonnance royale du 22 août 1837, fixe la moindre largeur de cette voie publique à 12 mètres.
Une nouvelle hybridation vient d’y être rajoutée pour l’inscrire dans la perspective d’une désautomobilisation générale des quartiers à dominante bourgeoise et bohème.
Outre la question que d’aucuns sont en droit de se poser quant à l’opportunité d’adopter cet urbanisme qualitatif, d’un genre nouveau, à des voies déjà extrêmement socialement et culturellement sophistiqués plutôt que de développer des rues qui le sont moins, (mais qui sont déjà électoralement perdues, sans espoir), il convient de s’interroger sur l’évolution de ces types de voies dans le futur.
Et puis se pose la question de la demi-mesure relative au développement d’une voie nouvellement habillée, certes 20 km/h, mais hybridée chichement, pas vraiment mutante, pas vraiment végétalisée puisque seules les plates-bandes assurent une infiltration minimale, pas vraiment piétonne puisque le lobby groupé des huiles d’olives pressées manuellement, et du paradis des éclairs au chocolat, du délire de truffe, des confitures au chaudron, ou du saumonrama du IXe, s’oppose à la piétonnisation, synonyme de déshérence commerciale.
Alors la mutation du trottoir n’est pas encore là, celle qui permettra une infiltration ou un stockage total des eaux pluviales ? Ce ne sera pas avec les voies 20 km/h qu’elle viendra : nul n’a encore inventé l’ampoule électrique avec des améliorations techniques de la bougie.
Francois Scali
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