
Y a-t-il une manière plus parfaite d’insulter la raison et le bon sens ? Ainsi, l’État français se voit interdit de récupérer un trésor national qui lui appartient ! Chronique de Philippe Machicote.
Le musée Mayer van den Bergh d’Anvers en Belgique, petit par la taille mais important par la qualité des objets qu’il présente, vient de fermer jusqu’en 2029 pour travaux d’agrandissement. Récemment actualisé, son site internet annonce en page d’accueil une nouvelle faite pour réjouir connaisseurs avertis et amateurs du patrimoine médiéval français : « La collection de Carlo Micheli fera escale au musée de Cluny à Paris. Le Musée Mayer van den Bergh et le Musée de Cluny à Paris ont conclu un accord pour présenter la collection de Carlo Micheli en 2028. Certaines pièces de cette extraordinaire collection figurent désormais sur la liste des chefs-d’œuvre flamands ». Bien qu’il ne soit pas flamand, figure sur cette liste le vitrail de l’Annonciation du XIIIe siècle provenant de la rose sud de Notre-Dame de Paris.
Les histoires rocambolesques ne manquent pas dans le domaine du marché de l’art mais extrêmement rares sont les musées qui osent raconter toute la vérité sur certaines pièces de leur collection alors qu’elles ne devraient pas légalement en faire partie. La transparence est certes louable, mais le lecteur jugera si le propos du musée Mayer van den Bergh est pour autant innocent.
Les lignes qui vont suivre sont désormais difficilement accessibles sur le site internet du musée, le vitrail de l’Annonciation n’apparaissant plus depuis peu sur la page d’accueil dans la rubrique Pièces maîtresses. Pour lire à présent l’histoire de cet objet fascinant d’une cinquantaine de centimètres de diamètre, il faut faire une recherche. Autrement dit, il est toujours là mais bien caché.
Extraits :
« Un précieux vitrail de Notre-Dame de Paris
La collection de Fritz Mayer van den Bergh inclut le plus ancien vitrail conservé dans un musée flamand. Découvrez comment ce chef-d’œuvre du XIIIe siècle est passé par la cathédrale Notre-Dame de Paris avant de finir ses pérégrinations à Anvers. Après avoir fait l’objet d’une très minutieuse restauration, le vitrail de l’Annonciation peut aujourd’hui être à nouveau admiré dans toute sa splendeur ».
« Ce chef-d’œuvre d’une sérénité manifeste a eu une vie en fait très mouvementée. Comment un vitrail du milieu du XIIIe siècle pour une église parisienne se retrouve-t-il plus de sept siècles plus tard à Anvers ? Quel rôle a joué la cathédrale Notre-Dame de Paris ? Et comment est-il possible qu’un vitrail, par définition un objet d’une grande fragilité, ait fait ce long voyage sans subir des dommages majeurs ? Nous avons le plaisir de vous révéler les dessous de cette Annonciation, le plus ancien vitrail dans un musée flamand ».
« La cathédrale est entièrement restaurée au XIXe siècle sous la direction du célèbre architecte Viollet-le-Duc. La restauration de la rosace est confiée à Alfred Gérente, un vitrier qui ne jouit pas d’une réputation sans tache. Il réalise une reconstruction de L’Annonciation, fait monter son imitation dans la rosace de Notre-Dame et vend l’original pour son propre bénéfice. Le vitrail passe ainsi aux mains du collectionneur Micheli ».
« Carlo Micheli est mouleur, mais il ne se contente pas de faire des plâtres d’œuvres d’art, il est aussi collectionneur d’art. Il a le même flair pour les pièces de qualité que Fritz. Sa collection, qui porte surtout sur les sculptures médiévales de petit format, vaut une petite fortune à sa mort. Des musées comme le Louvre et le Rijksmuseum sont très intéressés par certaines de ses pièces, mais Fritz leur rafle toute la collection sous le nez. Son acquisition ne sera pas sans problème car il doit verser la coquette somme de 144 000 francs belges, une fortune à l’époque ! »
« Il paye lui-même une partie de la somme mais doit aussi contracter un emprunt à la banque. Sa mère Henriëtte, son ange gardien, finance le reste. Les 451 lots arrivent emballés dans 26 caisses étiquetées ‘sans valeur artistique’ et passent ainsi la douane française. Fritz vend ultérieurement une partie de la collection Micheli mais le vitrail reste à Anvers, ce qui lui vaut de figurer aujourd’hui sur la Liste des Chefs-d’œuvre Flamands ».

« Ce vitrail répond à tous les critères de sélection des pièces maîtresses : il est non seulement de très haute qualité, mais c’est aussi le vitrail le plus ancien dans un musée flamand. Son inclusion sur la Liste des Chefs-d’œuvre Flamands est une reconnaissance de plus du flair infaillible du collectionneur Fritz Mayer van den Bergh. Sur près de 900 pièces maîtresses ainsi identifiées, plus de 50 figurent dans sa collection.
Les pièces maîtresses reconnues comme telles ne peuvent pas quitter la Flandre sans une autorisation spéciale. Le retour du vitrail à Notre-Dame n’est donc pas à l’ordre du jour ».
Dans le site actualisé du musée Mayer van den Bergh, à la rubrique La collection de Carlo Micheli fera escale au Musée de Cluny à Paris nous lisons désormais ceci :
« L’ensemble de la collection fut emballé dans 26 caisses et acheminé par la gare du Nord jusqu’à la résidence familiale de la Lange Gasthuisstraat à Anvers. Les douaniers qui inspectèrent la cargaison en cours de route qualifièrent le contenu des caisses d’’objets sans valeur artistique ».
Si vous croyez avoir déjà lu cette citation plus haut vous vous trompez, elle disait : « Les 451 lots arrivent emballés dans 26 caisses étiquetées ‘sans valeur artistique’ et passent ainsi la douane française », ce qui est une tout autre histoire puisque cette première version implique qu’il y a tromperie sur la déclaration en douane de la part de Fritz Mayer van den Bergh alors que la nouvelle version met en cause les douaniers français qui après avoir fouillé les caisses auraient constaté que leur contenu ne valait pas plus que les effets d’un vulgaire déménagement.
Désormais il faudrait croire que nos braves gabelous se sont lamentablement trompés et que c’est donc de leur faute si un vitrail de Notre-Dame de Paris – imprescriptible et inaliénable puisque la cathédrale appartient à l’État – se retrouve en Belgique dans la maison familiale d’un collectionneur devenue avec le temps un musée municipal. Et le site du musée Mayer van den Bergh de conclure en fanfare : « Le fait que nous puissions présenter la collection Micheli dans un musée au cœur de Paris, à l’ombre de Notre-Dame, de la rue Bonaparte et du Louvre, donnera à cette histoire un éclat et un sens supplémentaires ».
Pour l’éclat et le sens, on ne saurait mieux dire ! La rue Bonaparte, le n° 20 exactement, c’est l’adresse de l’appartement de Carlo Micheli où il conservait sa collection et où sa fille Marie, son unique héritière, l’a vendue dans son entièreté en 1898, de gré à gré, à Fritz Mayer van den Bergh, préférant la céder à celui-ci plutôt qu’au musée du Louvre qui avait fait la grossière erreur de n’en vouloir que les pièces les plus exceptionnelles.

Qui savait alors à part Marie Micheli et certainement Fritz Mayer van den Bergh (l’adverbe « certainement » devant être pris ici comme un synonyme de peut-être) que le vitrail de l’Annonciation provenait de la rose sud de Notre-Dame ? Alfred Gérente (1821-1868) et Viollet-le-Duc (1814-1879) avaient depuis longtemps emporté dans la tombe le secret de leur trafic, de ces vols patrimoniaux en bande organisée que l’architecte avait permis ici après avoir changé le dessin original de la rose en sa périphérie et épaissit considérablement le remplage, autrement dit après avoir dénaturé, pour ne pas dire massacré, l’un des plus audacieux chefs-d’œuvre du Moyen Âge.
Ainsi la partie vitrée de la rose méridionale était considérablement réduite et les vitraux anciens décoratifs qui constituaient le délicat réseau de fonds feuillagés ou géométriques sur lesquels se détachaient les médaillons figurés disparurent, on ne sait où, puisqu’ils ne pouvaient être réinsérés à leur emplacement d’origine.
En 1959, Jean Lafond, éminent spécialiste du vitrail ancien, écrivait dans le premier volume de Corpus vitrearum Medii Aevi, à propos du médaillon actuel de l’Annonciation en place dans la rose sud : « Ce médaillon paraît avoir été refait pour la plus grande partie. Seconde moitié du XIIIe siècle ». En 1979, Josef de Coo, conservateur au musée Mayer van den Berg, croyait que le vitrail de l’Annonciation de la collection dont il avait la charge était français tout en y voyant une « influence chartraine » ce qui laisse entendre qu’il ne savait pas d’où il provenait.
Ce n’est qu’en 1989 dans le Bulletin monumental n° 147-2, p. 176 intitulé Belgique. – Anvers, un panneau de vitrail du Musée Mayer van den Bergh provenant de la rose sud de Notre-Dame de Paris que Mme Françoise Perrot, spécialiste du vitrail ancien, active au CNRS de 1964 à 2008 découvrirait le pot aux roses : « Le nettoyage récent de l’intérieur de Notre-Dame de Paris qui nous a permis d’examiner les vitraux des roses, nous a fourni l’occasion de retrouver l’origine du médaillon d’Anvers : la rose sud offre en effet une copie parfaitement fidèle de cette Annonciation […] Le panneau d’Anvers provient de la collection Michelli (sic) achetée en 1898 par Fritz Mayer van Den Bergh. Si la personnalité de Carlo Michelli (sic) est relativement bien connue, la façon dont il a constitué sa collection l’est beaucoup moins. […] Comme les vitraux de la rose sud ne firent l’objet d’aucune reprise entre 1861 et 1898, force est de constater que la copie a été faite au temps de Gérente – un verrier qui semble avoir été le grand pourvoyeur du commerce d’art à son époque ».
Tout cela, la procureure de la République de Paris l’a lu, du moins nous l’espérons, dans le dépôt de plainte pour recel de vol à l’encontre du musée Mayer van den Bergh qui lui a été adressé par l’association Lumière sur le patrimoine. Mais, au bout de deux mois seulement, il a été signifié à cette dernière que « Les faits et les circonstances des faits de la procédure n’ont pu être clairement établis par l’enquête. Les preuves ne sont donc pas suffisantes pour que l’infraction soit constituée, et que des poursuites pénales puissent être engagées ».
Y a-t-il une manière plus parfaite d’insulter la raison et le bon sens ? Ainsi, l’État français se voit interdit de récupérer un trésor national qui lui appartient ! Ainsi la population française tout entière se voit privée d’un bien qui lui a été volé dans la plus célèbre des cathédrales de France ! Le musée Mayer van den Bergh, qui reconnaît la provenance et l’infraction commise par Gérente, pourra donc exposer en toute impunité le vitrail de l’Annonciation « dans un musée au cœur de Paris, à l’ombre de Notre-Dame » !
Si d’aventure le vitrail de l’Annonciation une fois revenu en France devait n’en jamais repartir, Il trouverait naturellement sa place dans le nouveau musée consacré à Notre-Dame de Paris, au sein de l’Hôtel-Dieu, à l’ombre de la cathédrale, au sens propre. Il pourrait alors être vu par le plus grand nombre tandis que sa copie continuerait à être invisible dans la rose sud à près de 30 m de hauteur. Le médaillon de l’Annonciation serait ainsi le seul vitrail médiéval provenant de Notre-Dame de Paris visible en France. Le premier mais pas le dernier.
Philippe Machicote
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