Les problèmes urbains liés aux canicules ont des causes multiples qui sont surdéterminées par l’action humaine, ce qui les rend hétérogènes dans l’espace et imprévisibles dans le temps. Face aux vagues de chaleur, l’aménagement urbain, un enjeu de société vital ?
La canicule de cet été est dans toutes les mémoires. Ses effets et les conditions de son existence ne sont pas aussi bien compris. L’été 2022 est officiellement le 2ème été le plus chaud en France depuis 1900. Il a donné lieu à trois épisodes de canicule s’étalant sur trente-trois jours au total. La canicule n’est pas un phénomène nouveau. Elle se caractérise par des températures très fortes (excédant les moyennes saisonnières) de jour comme de nuit pendant au moins trois jours consécutifs.
Sa récurrence dans un même été et sa longue durée nous alertent sur les risques à venir. Selon les premières estimations, elle a causé un excédent de plus de 11 000 décès en 2022 en France. Elle est due à la présence d’un dôme stationnaire de hautes pressions dans la haute atmosphère qui provoque une élévation de la température de l’air enfermé sous ce dôme. Les zones urbaines où se forment des îlots de chaleur plus élevée que celle des campagnes environnantes sont particulièrement exposées à leurs conséquences néfastes pour la santé.
Une faille entre politiques de santé et aménagement urbain
La canicule fait des morts car elle aggrave la santé des personnes fragiles. Elle appelle donc des réponses en termes de politique de santé. En France, le Plan National Canicule (PNC) permet aux préfets de mettre en place des mesures afin « de prévenir et limiter les effets sanitaires de ces épisodes de chaleurs et protéger les personnes fragiles (personnes âgées, enfants, nourrissons, personnes en situation de handicap, femmes enceintes…) et les personnes les plus exposées à la chaleur qui sont particulièrement à risque ». Il recommande et favorise des conditions d’usage de bâtiments publics qui contribuent à la protection de populations exposées.
Tout cela est très bien, mais pourquoi ignore-t-on le potentiel d’amélioration qu’offre la transformation de l’espace ? Tout simplement du fait du découpage des compétences bureaucratiques. Pour des raisons historiques, l’aménagement urbain en France ne relève pas des politiques de la santé. La coupure n’est pas aussi forte en Suède, à Linköping par exemple, ou au Canada à Halifax, Montréal, Toronto et Vancouver, ou à Vienne en Autriche.
Or, les sols imperméabilisés, les murs et les toits absorbant le rayonnement solaire sont autant de facteurs ajoutés à la circulation automobile et aux activités humaines qui contribuent à la formation des îlots-de-chaleur-urbains (ICU) et aggravent les effets des canicules. Un aménagement urbain conscient de leurs inconvénients pourrait donc en réduire leurs effets et transformer progressivement les milieux urbains où vivent les personnes les plus exposées. Le coût en serait moindre que les préjudices cumulés dus aux effets des canicules en leur absence. Les villes sont des pièges mortels en temps de canicule, cela n’a pas de sens.*
Si d’aucuns ont oublié que l’urbanisme est un descendant direct de l’hygiénisme, les nouvelles politiques de réduction des effets des ICU menées au Canada depuis 2016, conduites par le ministère de la Santé publique en collaboration avec de nombreuses institutions fédérales, provinciales et urbaines, rappellent que l’urbanisme met en jeu la santé humaine. Cette politique a donné lieu à un petit nombre d’expériences pilotes allant de l’écologisation d’une rue à Montréal à des plans de rénovation de l’environnement urbain dans plusieurs métropoles.
Les solutions proposées reposent sur des principes simples. Elles préconisent l’accroissement de la présence végétale et du couvert arboré dans les rues, les espaces verts entre les bâtiments, le verdissement des toits. Il s’agit de créer de l’ombre donc une fraîcheur relative, d’absorber de l’énergie solaire et du gaz carbonique tout en produisant de l’oxygène. Pour la première fois aux Etats-Unis, la tour résidentielle « Solaire » construite à Battery Park au sud de Manhattan par Diana Balmori et César Pelli avait démontré en 2002 l’efficacité thermique du verdissement des toits terrasses par un sol artificiel de 12 cm planté d’arbustes, de plantes tapissantes et de sedums, accompagné d’un dispositif de collecte de l’excès d’eau de ruissellement dans des bassins de stockage en sous-sol. Ce dispositif permettait d’assainir l’air, de diminuer de deux degrés la température de l’immeuble, de filtrer les eaux de pluie et de réduire la quantité des pluies d’orage entrant dans le système municipal.
Au Canada le conseil de santé de Toronto a promu en 2007 une politique de création de zones ombragées (arborées ou construites) afin de limiter l’exposition aux rayons ultraviolet responsables pour le développement de cancer de la peau, dont les effets cumulatifs ne sont pas enregistrés par les observations de surcroît de décès. Tous ces principes méritent attention. Ils n’indiquent rien de particulier en ce qui concerne les implantations d’immeubles dans la mesure où ils ont été mis en œuvre dans des quartiers existants, ou pour aménager des projets d’aménagement urbain récents après leur achèvement.
Canicules et problèmes de société
De fait, les conséquences directes de ces vagues de chaleur intense laissent les villes qu’elles frappent profondément meurtries. Elles portent des blessures multiples, certaines étendues mais superficielles (pics de recours aux soins d’urgence), d’autres ponctuelles. Inégales d’une ville à l’autre, elles sont toujours hétérogènes, créant chacune un lot de problèmes particuliers. En effet, chaque lieu est porteur d’une historicité propre et souvent le sinistre provoqué par la canicule fait resurgir des problèmes anciens, économiques, culturels, politiques ou familiaux.
Ainsi, l’annonce le 19 juillet 2022 de la mort de deux employés municipaux du service de la voirie après des journées de travail à plus de 41 degrés a provoqué une mise en question de la municipalité de Madrid par un détour qu’il serait trop long de rapporter ; cette situation mettait en évidence l’absence d’attention des urbanistes pour les quartiers populaires, la médiocre isolation des logements, le manque d’équipements publics avec l’air conditionné, de bassins de baignade et d’espaces verts offrant de l’ombre.
C’est pourquoi l’ensemble de ces sinistres ne peut pas être résolu par la baguette magique de la technique ou de la finance, bien que celles-ci soient indispensables pour pallier les souffrances immédiates. Ils doivent être traités comme des problèmes locaux de politique urbaine auxquels répondrait l’invention d’aménagements spécifiques. Tous les quartiers ne souffrent pas de la même manière des vagues de chaleur.
La souffrance de la ville lors d’une canicule ne se manifeste pas seulement à travers les plaintes des habitants et l’anxiété du monde de la santé. Elle affecte plus profondément la confiance des habitants dans leurs institutions et leur sentiment d’être livrés à la fatalité. Pour le public et les médias, la canicule d’une ville est un évènement passager. Pour les familles des victimes, c’est une aggravation brutale de leur vie qui peut étendre ses effets sur plusieurs années. Nous devons accorder toute notre attention à cette souffrance de la ville comprise comme un organisme vivant. Et les architectes doivent utiliser leurs compétences pour prévenir d’autres calamités et rendre confiance aux habitants dans leur capacité à vivre avec les sautes d’humeur de la nature.
En 1959 Buckminster Fuller avait proposé de construire un dôme géodésique de trois kilomètres de diamètre au-dessus de Manhattan, afin disait-il, de réduire la consommation d’énergie de la ville de New York. Un tel aménagement aurait aggravé la pollution de l’air de Manhattan et créé artificiellement les conditions physiques de vagues de chaleur et de canicule, suscitant le type même des problèmes de santé contre lesquels nous devons lutter à présent et un surcroît de consommation d’énergie par les climatiseurs. De quoi en retenir un enseignement fondamental : la recherche de solutions aux problèmes urbains réduite à une optimisation technique unidimensionnelle expose à des catastrophes imprévues.
Les problèmes urbains ont des causes multiples qui sont surdéterminées par l’action humaine, ce qui les rend hétérogènes dans l’espace et imprévisibles dans le temps. Il est donc prudent de partager avec les habitants la compréhension des problèmes et de les associer dans la mise en œuvre du recours à de multiples régulations naturelles en limitant l’appel à des appoints techniques, sans en faire un dogme. Selon les circonstances ils sont associés à des problèmes de consommation d’énergie, de risques d’inondation, de gestion du sous-sol urbain, de conservation de la nature, de risques d’incendie. En un mot toute la gamme des problèmes de l’environnement est à examiner quand on réfléchit à l’aménagement pour se protéger des vagues de chaleur.
Canicule et Environnement
Lors du passage de l’ouragan Fiona, le 18 septembre 2022, le sud de l’île de Porto Rico a reçu entre 30 et 50 cm d’eau selon les lieux. Plus de 928 000 personnes étaient encore privées d’électricité cinq jours après le passage de l’ouragan et 760 000 personnes étaient privées d’eau courante. Quatre jours plus tard, le 22 septembre de 10 heure du matin à 4 heures de l’après-midi, l’île a subi une vague de chaleur oscillant entre 41 et 45 degrés centigrades. Bien qu’elles soient rarement aussi proches dans le temps, les vagues de chaleur et les pluies diluviennes ne sont que les deux faces extrêmes des nouvelles formes de climat auxquelles nous devons adapter nos villes.
Il est imprudent de ne s’alarmer que de l’inondation car elle produit de graves avaries, sans se prémunir contre les canicules qui font des morts invisibles du public. Tout au contraire, on peut toujours chercher si l’inondation ne permettrait pas une régulation presque naturelle de la canicule. On a besoin de réserve d’eau, de bassins et de zones humides en ville pour lutter contre cette dernière, mais ces ressources sont rarement disponibles au moment de la canicule. L’inondation, tout au contraire, impose trop d’eau, plus que le sol ne peut en absorber, et pour l’essentiel elle est rejetée vers la mer après avoir répandu des torrents de boue.
Un urbanisme résilient assurerait autant de stockages de cette eau surabondante qu’il comporte de bâtiments destinés à se protéger de la canicule. Cela suppose un filtrage en amont par une zone humide partiellement végétalisée commandant l’alimentation des bassins de stockage. Dans la plupart des zones urbaines, celle-ci ne serait possible qu’en dehors de la ville. Elle pourrait néanmoins participer au maintien d’autres zones humides dans la ville même, zones dont on sait qu’elles fournissent autant de refuges aux non-humains qu’aux habitants.
(1) Trois principes généraux
Trois principes peuvent guider l’aménagement de nouveaux quartiers urbains. Tout d’abord il convient de majorer les surfaces ombragées pour l’ensemble des activités (le stationnement à l’ombre des voitures en particulier car les voitures laissées au soleil sont des fours pour leurs utilisateurs et des radiateurs pour l’air ambiant), ceci s’applique en particulier à toutes les circulations de piétons. Ensuite, il est pertinent de créer autant que possible dans les zones les plus fréquentées par des habitants, des bassins ou des circulations d’eau fraîche dont l’évaporation entraîne un rafraîchissement de l’air. Mais le plus important consiste à favoriser des mouvements naturels de convection de l’air qui rafraîchissent les immeubles.
(2) Haro sur la climatisation
Suivant l’exemple des résidents d’Amérique du Nord, en France un nombre croissant des personnes a recours à la climatisation des logements. Cette solution technique a l’inconvénient d’encourager un excès de fraîcheur, ce qui favorise les chocs thermiques dès que l’on sort du bâtiment, exposant la santé des personnes les plus fragiles. De plus elle fait appel au réseau électrique au risque d’excéder sa capacité en période de canicule, pour ne rien dire des effets sur le réchauffement climatique de la production supplémentaire d’énergie, quelle qu’en soit la source.** Il est évidemment préférable d’assurer l’isolation thermique, d’installer des stores, et de supprimer les ponts thermiques afin d’améliorer le confort intérieur.
(3) Utiliser la chaleur pour faire circuler de la fraîcheur
Mais ces mesures ne sont pas suffisantes pour protéger de la chaleur de l’air ambiant lors d’une période de canicule. Les Andalous ont historiquement créé des habitations centrées sur des patios ou des cours intérieures avec des bassins dont l’eau se renouvelle lentement, entourés d’une végétation conjuguant des arbres fruitiers de petite taille et de hauts cyprès. L’évaporation de l’eau rafraîchit l’air ambiant et les murs autour du patio et ses arbres projettent des ombres qui protègent les habitants des rayons directs du soleil. Des galeries ouvertes sur ces patios permettent de profiter de la fraîcheur aux étages des maisons.
Il est possible de s’en inspirer pour construire des îlots d’habitation introvertis, ouverts sur un large patio avec un bassin entouré d’arbres. Un apport d’air chaud venu de l’extérieur sur la surface du bassin provoque une évaporation qui abaisse la température ambiante et crée un courant d’air ascendant.
Comme les murs extérieurs exposés à l’est et surtout à l’ouest reçoivent la plus grande exposition au soleil, il est raisonnable d’ouvrir le moins possible de fenêtres à ces expositions. Mais on peut en tirer un autre avantage. En effet, en doublant le mur extérieur d’une peau en parpaing de cinq centimètres séparée du mur porteur par un vide où l’air circule depuis le sol jusqu’au toit, on crée un volume d’air chaud qui ne demande qu’à s’élever. La peau de parpaing qui reçoit le soleil du matin ou de l’après-midi accumule de la chaleur qui se transmet par irradiation à l’air qui la sépare du mur porteur. Pour éviter que ce mur ne se réchauffe, il suffit de favoriser la montée vers le ciel de cet air chaud en introduisant des prises d’air permettant à l’air du jardin de les rejoindre et de s’élever en formant des courants d’air à travers les pièces intérieures.
Des pays plus au sud dont l’Iran ont mis en œuvre des dispositifs plus puissants. Le principe est le même. Faire circuler l’air entre une source froide produite par un bassin d’eau souterraine et une source chaude, l’air au-dessus du bâtiment. En juillet, un sol exposé au soleil peut-être plus chaud que l’air ambiant. Mais à 2 m de profondeur la température n’est plus que de 16 à 17 degrés lorsque la température moyenne de l’air est d’environ 30 degrés, mais elle varie tout au long de l’année avec un léger déphasage dans le temps. Par contre à 6 mètres sous terre on peut s’attendre à une température presque constante, correspondant à la moyenne des températures annuelles de l’air.
Cela signifie qu’un bassin d’eau entre deux et six mètres de profondeur fournit une source froide à moins de 17 degrés (la température d’une cave à vin). Il est facile de constituer un tel bassin sous un bâtiment aux fins de stockage des eaux de pluie, et de l’utiliser partiellement pour l’arrosage des plantes pendant l’été. Afin de permettre l’envoi d’air jusqu’au bassin souterrain, le dispositif est complété par l’introduction d’une tour de prise de vent (par des pavillons qui se rétrécissent, utilisant l’effet venturi pour accélérer le flux d’air) afin d’envoyer l’air chaud pris en altitude vers la surface souterraine d’eau froide. L’air chargé d’humidité qui s’évapore est alors capté par une seconde tour verticale qui en laisse passer une partie vers les pièces qu’elle longe.
L’extraordinaire maison Bouroujerdi à Kashan, en Iran, a fait de ces dispositifs un usage architectural spectaculaire et assurant une température intérieure inférieure de 12 degrés centigrades par rapport à l’extérieur. Comme le vent tombe complètement en période de canicule, ce dispositif qui peut être très efficace en période de forte chaleur ordinaire, doit être renforcé par un ventilateur aspirant l’air extérieur et le refoulant vers la surface d’eau souterraine.
Il ne s’agit là que de principes de refroidissement par la circulation de l’air, l’architecture de ces bâtiments étant nécessairement différentes selon les contextes climatiques au cours du reste de l’année, et selon les lieux. Tel est le cas lorsque le même lieu est exposé à la fois à de fortes chaleurs et des canicules ainsi qu’à des pluies violentes et des inondations.
Enfin, dans des régions à l’abri de tout risque d’inondation on peut, en s’inspirant de la Villa Giulia, créer des salles souterraines ouvertes sur un patio situé en dessous du sol naturel qui offre des espaces de convivialité à tous les habitants de l’îlot dans les journées chaudes.
Éric Daniel-Lacombe
Architecte DPLG, Professeur titulaire de la chaire « Nouvelles Urbanités face aux risques Naturels : Des abris-ouverts » à l’École Nationale Supérieure d’architecture de Paris-la-Villette
Retrouver toutes les chroniques de la catastrophe annoncée
* Titre d’un article de Politico du 18 Juillet 2022
** Plusieurs centaines de milliers de Californiens ont subi des coupures d’électricité en août 2020 du fait des vagues de chaleur.