A quelques jours de la pause estivale, nous avons demandé, comme il est de coutume désormais, à nos chroniqueurs et chroniqueuses de partager leurs lectures de l’année et leurs envies estivales. Petit tour d’horizon des goûts et des couleurs à Chronique d’architecture.
Remarque : chroniqueurs et chroniqueuses marquent cette année un petit goût prononcé pour la bande dessinée. Les essais d’architecture ou sur l’urbanisme n’ont quasiment pas pointé leur nez. Les monographies d’architecte avec un dessin très prononcé pour l’architecture semblent plébiscitées.
Des BD d’archi
La dernière parue, et d’ores et déjà dévorée par une partie de la rédaction, est le roman graphique d’Augustin Ferrer dédié à Mies, titre de l’ouvrage. Augustin Ferrer, architecte lui-même, revient sur l’histoire intime et architecturale du maître allemand, sans rien cacher des compromissions et des engagements de Mies où la politique importe parfois moins que ses liaisons amoureuses.
Imaginée autour d’un échange aérien entre Mies et son petit-fils, cette riche BD permet d’appréhender le rapport entre l’intime et la création. Un dessin extrêmement riche et expressif qui rend à l’architecture toute sa splendeur et aux personnages des traits forts de caractère.
Ce bel ouvrage dédié à Mies fait presque partie d’un genre nouveau et plein de promesses, la monographie en BD. Charlotte Perriand, une architecte française au Japon, de Charles Berberian ou encore Eileen Gray, Une maison sous le ciel, de Charlotte Malterre-Barthes et Zosia Dzierzawska, reviennent sur des moments clés dans la vie de ces femmes architectes. Des ouvrages forts et dont le dessin rend un hommage à la liberté de ces deux femmes.
Autre hommage, celui à Peter Zumthor de Lucas Harari avec L’aimant mi-thriller, mi-quête d’un étudiant en architecture lors de son pèlerinage aux Thermes de Vals. Rafraîchissant pour les temps de canicule. Le dessin d’Harari rappelle aussi par touche, celui du maître de la BD qu’est Chris Ware, et où l’architecture accompagne le déploiement d’une narration ample et complexe.
Chris Ware, une narration d’architecte
Que cela soit Rusty Brown, Jimmy Corrigan ou Unbuilding Stories, Chris Ware construit la narration autour d’un dessin très structuré où l’architecture est partie prenante de l’histoire. Le sublime coffret Unbuilding Stories raconte à travers ses 14 formats la vie quotidienne des habitants d’un immeuble de Chicago.
L’immeuble et ses vies sont décortiqués, rappelant dans une très belle double page qu’« un has-been de 105 ans, totalise déjà… 301 locataires, 106 323 petits-déjeuners, 29 mariages, 178 rendez-vous galants, 2 décès, 3 naissances, 32 655 497 fuites d’eau », etc.. L’une des planches les plus extraordinaires de l’auteur américain.
Pour découvrir l’univers de Chris Ware et les vies de ces loosers magnifiques qui ponctuent son œuvre, l’auteur est à l’honneur de l’exposition de la BPI du Centre Pompidou en partenariat avec le Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême, jusqu’en octobre prochain*. L’art de la narration de Chris Ware ressemble à un immeuble en construction, une narration qui comble les trous et se structure au fur et à mesure de la lecture pour devenir une œuvre complète et foisonnante.
La ville du futur sera féministe
De ces trous perdus des US dessinés par Chris Ware, et côté essais de la rédaction, le récit de Cleveland écrit par deux chercheurs en voyage au centre du déclin. L’ouvrage de Max Rousseau et Vincent Béal, Plus vite que le cœur d’un mortel paru en début d’année, revient sur l’histoire des villes en déclin des Etats-Unis, dont Cleveland est un des exemples. Des solutions locales esquissent une sortie fragile de la spirale infernale. Ce sont aussi les limites de celles-ci dans un système capitaliste à bout de souffle, ici exploré et presque le seul au pouvoir. Un essai revigorant et servi par une cartographie riche et des témoignages, qui loin d’un ouvrage scientifique abscons, rendent tangibles les ambiguïtés du système et les jeux d’acteurs à l’œuvre.
L’intersectionnalité (cher.e.s lecteur.rice.s ceci n’est pas un gros mot) à l’œuvre chez Rousseau et Béal l’est aussi dans l’approche de Lesli Kern dans La Ville Féministe, notes de terrain où elle partage sa propre expérience de la ville pour élaborer une possibilité de la ville à l’heure de l’inclusion de tous et toutes. De la ville contre les femmes, qu’elle soit adolescence, jeune femme, mère, en lutte, où chacune a élaboré des stratégies pour s’échapper à l’insécurité et aux agressions quotidiennes (mettre ses clés aux creux de nos doigts tout en empruntant un chemin si possible éclairé au cœur de la nuit pour rentrer, se déplacer à l’heure où les transports en commun restent difficilement accessible à cause d’une poussette, mettre ou enlever ses écouteurs pour ne pas se sentir en danger, ne pas courir tôt le matin, etc.), elle en appelle à une ville féministe, « un projet ambitieux et inspirant, sans plan directeur ni contremaitre aux commandes. La ville féministe est une expérience perpétuelle pour vivre différemment, vivre mieux, vivre de façon toujours plus juste ».
De la mémoire romanesque
Si nos chroniqueur.euse.s semblent avoir laissé de côté les essais cette année, les romans sont une riche invitation à travailler nos mémoires. Maison-mère, d‘Anaïd Demir plonge dans son histoire d’une famille française d’origine arménienne sur fond de questions d’intégration, de transmission sur le choc culturel entre Orient et Occident, construite autour des pièces de la maison.
Cette évocation de la mémoire est aussi présente chez Anaïs Llobet, dans Au café de la ville perdue, où Ariana, ancienne étudiante en architecture, revient sur l’histoire de sa famille chypriote à travers la maison familiale au 14, rue Ilios, à Varhosas, ancien lieu haut lieu de villégiature figé depuis 1974 lors de l’annexion du nord de Chypre par la Turquie. Alors qu’Ariana ne rêve que de reconstruire la maison familiale, celle-ci est promise à la destruction des buldozers. Une quête intime dans une île oubliée où les guerres entre Turcs et Grecs ont laissé des barbelés en guise de séparation mais aussi des traces dans les familles divisées.
Le Goncourt 2021 attribué à Mohamed Mbougar Sarr pour La plus secrète mémoire des hommes est aussi une puissante évocation de la disparition et de la littérature. En partant à la recherche de l’énigmatique auteur sénégalais T.C. Elimane, dont le livre « le labyrinthe de l’inhumain » est introuvable et l’auteur disparu, Mohamed Mbougar Sarr déploie un labyrinthe de récits de la France au Sénégal en passant par les Pays-Bas, une plume en quête et en réflexion sur la littérature, le rapport entre la France et le Sénégal, un chef d’œuvre qui se dévore.
Si la littérature contemporaine ne vous attire pas, les plus « vieux » de nos chroniqueurs se replongent à rythme régulier, notamment notre cher rédacteur en chef, dans les « classiques ». Parmi lesquels, Céline, dont Guerre qui vient d’être édité, mais aussi Buckowski pour ses Contes de la folie ordinaire et notamment la nouvelle « La plus jolie fille de la ville ». Sur les ravages du politiquement correct que Philip Roth s’évertue à combattre avec La tâche.
Des classiques et des nouvelles têtes, les chroniqueur.se.s sont plus inspiré.e.s pour parler littérature qu’architecture mais c’est sans doute de saison. L’envie de crème solaire et de farniente est plus à même de nous plonger dans des mondes fictifs loin, très loin de la réalité.
Bel été et belles lectures à toutes et à tous.
Julie Arnault
* L’affiche de l’exposition, hommage à l’architecture de Piano et Rogers du Centre Pompidou, rassemble l’univers de Chris Ware.
Liste exhaustive des lectures recommandées pour cet été par les chroniqueur.euse.s :
BD
Charles Altorffer, Traité d’urbanisme enchanteur, Libel, Paris, 2022
Charles Berberian, Charlotte Perriand, une architecte française au Japon, Éditions du Chêne, Paris, 2019
Agustin Ferrer, Mies, Nouveau Monde éditions, Paris, 2022
Lucas Harrari, L’aimant, Sarbacane, Paris, 2017
Chris Ware, Rusty Brown, Delcourt, Paris, 2002
Charlotte Malterre-Barthes, Zosia Dzierzawska, Eileen Gray, Une maison sous le ciel, Dargaud, Paris, 2020
Chris Ware, Unbuilding Stories, Delcourt, Paris 2014
Essais
Vincent Béal, Max Rousseau, Plus vite que le cœur d’un mortel, Grevis, Caen, 2021
Lesli Kern, La Ville Féministe, Editions du Remue-Menages, Montréal, 2022
August E. Komendan, Dix-huit années avec Louis I. Kahn, Edition du linteau, Paris, 2022
Roger Pouivet, Du mode d’existence de Notre-Dame, Editions du Cerf, Paris, 2022
Livres
Charles Bukowski, Contes de la folie ordinaire, Le livre de poche, Paris, 1983
Mircea Crtrescu, Solénoïde, Points, Paris, 2021
Céline, Guerre, Gallimard, Paris, 2022
Anaïs Demir, Maison-mère, Plon, Paris, 2022
Anaïs Llobet, Au café de la ville perdue, Edition de l’observatoire, Paris, 2022
Mohamed Mbougar Sarr, La plus secrète mémoire des hommes, éditions Philippe Rey et Jimsaan, Paris, 2021
Tom Wolfe, Le bûcher des vanités, le livre de poche, Paris, 1990
Claude Mc Kay, Romance in Marseille, Héliotropismes, Marseille, 2021