
Confinement oblige, les livres sont de bonne compagnie*. Dans une des piles de livres attendait L’utopie et la ville après la crise, épisodiquement… de Jean-Louis Violeau. C’est le bon moment pour s’y plonger, le titre apparaissant presque comme une promesse pour demain. Ce petit ouvrage d’une centaine de pages, paru en 2013 chez Sens & Tonka, est un plaidoyer pour une notion tombée dans l’oubli.
Pourquoi parler d’utopie aujourd’hui ? Pour s’évader pardi. Parce que le monde de demain en aura besoin. Mais l’ouvrage de Jean-Louis Violeau n’est pas un traité d’utopie. Avec un discours empreint de référence philosophique et d’architecture, l’auteur revient avant tout sur toutes les composantes de l’utopie – sur cette manière qu’elle a de se penser depuis le réel pour mieux parler du futur – mais aussi, surtout, et s’alarme de l’absence d’utopie(s). L’ouvrage est dense, bien plus que ce simple article, et ouvre la réflexion sur notre condition contemporaine.
Violeau dresse en creux l’état de notre société, d’une société déprimée et déprimante. Pas en crise, ou du moins, pas celle que nous vivons actuellement, mais dans un état de crise puisque cela fait 50 ans que la crise est notre état permanent, crise du pétrole, crise du chômage, crise économique : « La crise n’est pas un concept, c’est la métaphore de nos vies. C’est la crise, point ».
Il dresse le portrait d’une société paradoxale où « nous n’arrivons plus à imaginer que tout aille mieux (…), une société (qui) n’a probablement jamais été en mesure d’en savoir autant sur elle-même (…) et pourtant nous avons rarement été aussi indécis sur notre futur. Au XIXe, siècles des utopies en majesté, le futur éclairait présent et passé en leur donnant un sens ».
Alors pour conjurer la crise, on utilise des chiffres, « des chiffres (qui) règnent en maître, quantifier le réel empêche l’Utopie. On est passé au règne de l’économiste. Surtout quand le futur est opaque et incertain, se rassurer avec des datas, du quantifiable ». Avec les chiffres, nous voulons prédire, faire de la prospective laquelle, d’une certaine manière, « interdit aussi au nouveau et à l’inattendu d’apparaître ».
Qu’en est-il de l’architecture ?
L’architecture et l’urbanisme ne viennent que conforter ce manque d’utopie. La discipline ne s’appliquant qu’à dessiner l’imaginaire, elle oublie le discours, mettant en image ce qu’on lui offre. Et on ne lui offre pas grand-chose. « Depuis la chute des utopies, l’architecture se développe, incertaine et contradictoire, dans toutes les directions, éblouie par la lumière des images des projets produits à la chaîne par ces starchitectes dessinant une ville globalement faite d’exceptions au point d’en devenir homogène ».
Les architectes sont emportés par le mouvement, suiveurs des projets technocratiques : contre la ville avec les écoquartiers, nouvelle enclave déconnectée mais marketé « développement durable » ; les élus qui dans un ‘benchmark’ territorial et dans la compétition mondiale pour l’attractivité imaginent leur ville à l’horizon 2030, 2050, voire plus loin.
L’architecte est coincé dans sa précarité à réfléchir sur l’amélioration du capitalisme mondialisé. Puisque les utopies sont toujours issues de sociétés prospères, elles devraient fleurir dans notre monde capitaliste, dont le seul cap reste la croissance infinie. Et pour croître, il faut construire, alimenter le système, surtout pour de l’emploi « non délocalisable ». Le paradoxe d’une époque dont les ressources sont pourtant finies.
A quoi bon l’utopie ?
Aujourd’hui, la Crise est là. Bien réelle, elle offre deux choix à la sortie : l’accélération ou l’utopie. Continuer à accélérer, c’est l’oubli et cette crise n’aura pas été et trouvera parfaitement sa place dans la crise générale. En revanche, puisque « l’utopie est individuelle et critique : c’est le rêve éveillé d’un intellectuel en chambre », ce confinement imposé peut être l’occasion de se retrouver, de s’interroger sur le temps perdu. Peut-être est-ce le moment de consacrer de l’énergie au changement, puisque « l’utopie se doit d’être en décalage, toujours un léger décalage, jamais vraiment à côté, jamais vraiment ailleurs, à la fois étrange et familière, inquiétante et déjà-vu » ?
Et peut-être que, pour commencer à réfléchir au monde d’après, il faudrait prendre Bruno Latour au sérieux quand il invite, en utopiste, chacun à construire son utopie d’un monde où disparaît le superflu et où ne resterait que l’indispensable.
Julie Arnault
* Les livres piochés dans ma bibliothèque semblent avoir tous un goût d’actualité plus ou moins lointain : Chez moi de Mona Chollet (actuellement en téléchargement libre à la Découverte), La domesticité en guerre de Beatriz Colomina (en espagnol, seul un des textes de l’ouvrage a été traduit chez B2 édition sur la pelouse américaine), et Les besoins artificiels de Razmig Keucheyan.
** Bruno Latour, « Imaginer les gestes-barrières contre le retour à la production d’avant-crise », AOC, 29 mars 2019