Tandis que depuis jeudi 5 décembre 2019 la rue sourd d’une hostilité déterminée à l’encontre de la réforme des régimes de retraite, une seule corporation ne semble pourtant que peu opposer de résistance au réformateur. Les architectes seraient-ils plus privilégiés que les privilégiés pour ainsi snober le mécontentement général ? A moins qu’ils n’aient oublié que l’architecture porte le sceau de l’intérêt public ?
Ce n’est un scoop pour personne, la France subie une grève nationale contre la réforme des régimes de retraite promise par le gouvernement d’Edouard Philippe. Du côté des transports, c’est l’encéphalogramme plat. L’électrocardiogramme n’est pas bien vaillant dans l’Education nationale, alors que la paralysie prospère dans le monde hospitalier. Même les professions libérales, vécues dans l’imaginaire collectif comme du côté des riches (avocats, médecins, comptables..) prennent enfin la mesure du ver qui les ronge de l’intérieur.
Pourtant, au milieu des cortèges, les architectes se font rares. Là aussi, rien de bien nouveau dans le non-bataillon. Les architectes, reconnus pour leur corporatisme et leur entre soi qui vire parfois au confinement, sont rarement les premiers à battre les pavés. Il y aurait pourtant de quoi.
A l’occasion du congrès de l’Union nationale des professions libérales, le 6 décembre, son président, Michel Picon, assureur de métier, paraphrasant le Géronte de Molière, s’en est ému : «Qu’irions-nous faire dans cette galère de la retraite universelle par points ? Pour nous c’est niet ! Les médecins, les infirmiers libéraux, les comptables, les avocats, dont les caisses précautionneusement gérées sont à l’équilibre, n’accepteront pas de cotiser plus pour recevoir moins».* Il aurait sans doute pu sans crainte ajouter les architectes, qui cotisent déjà aux alentours de 14% – contre 10,10 % dans le régime de retraite de base des libéraux – pour leurs vieux jours, sans pour autant s’offrir les Bahamas en troisième mi-temps. La frugalité pour les architectes, le frugalisme, pour les autres.
Certes, pour mobiliser toute une profession inerte quand il s’agit de défendre un peu son bout de gras, des syndicats s’imposent. Quel que soit le métier exercé, tout seul, il n’est pas facile de se battre, ensemble en revanche, on pèse plus lourd sur la balance. Or, cela, les architectes ne semblent pas l’avoir intégré.
Le domaine de l’architecture, comme bien d’autres corporations, est doté de plusieurs syndicats même si, en l’occurrence, il n’en compte que trois. Il y en a pour tous les goûts. A ce titre, l’UNSFA, Le Syndicat National des Professions de l’Architecture et de l’Urbanisme (SYNATPAU) ou le Syndicat de l’Architecture, entre autres, s’ils représentent avant tout leurs adhérents, par voie de conséquences, représentent tout le reste de la profession puisqu’ils en sont théoriquement les interlocuteurs légitimes auprès des pouvoirs en place.
A notre connaissance, ces trois syndicats n’ont pas appelé au soulèvement général. Au mieux, comme pour dire «on trime nous aussi», le Syndicat de l’Architecture informe dans sa newsletter que son président «prend rendez-vous avec le président de la Cipav». Pour faire les comptes sans doute.
Les réponses à une rapide enquête menée auprès d’architectes aux profils libéraux, parfois employés, rarement chef d’une grosse agence ayant pignon sur rue, interpellent. Il y a eu d’abord ceux qui lâchent un «j’m’en fous» dédaigneux, puis ceux qui se justifient d’un «j’peux pas, je suis charrette» ironique. Il y a enfin ceux pour qui «d’toute façon, cela ne sert à rien», au prétexte sans doute que les caisses de retraite auxquelles cotisent, chèrement, les architectes sont bel et bien excédentaires.
La loi est encore à peu près inconnue, ou très spéculative, Edouard Philippe devant présenter «l’architecture générale de son projet de réforme des retraites» ce mercredi. Pour une fois que le Premier ministre parle d’architecture, méfiance ! Une chose est sûre, en regard de l’ampleur de la grève, les grandes manœuvres ont commencé et ça se passe sans les architectes.
De fait, très peu d’entre eux ont l’engagement dans le sang. Quelques-uns sont allés grossir un peu les cortèges, en leur nom et pour les consœurs et confrères qui ne peuvent ou n’osent pas se déplacer, mais plus largement pour préserver les valeurs qui prévalaient à la promulgation d’une loi universelle prévue par le Conseil national de la Résistance institutionnalisant la retraite des salariés. De fait, ces architectes semblent avoir déjà accepté l’idée de cotiser sans grand retour tout en contribuant à un modèle de redistribution qui, loin d’être parfait, semble toujours un peu protéger les plus fragiles de leurs concitoyens.
Plus largement, l’absence ou presque d’intérêt de la part des architectes pour cette réforme des retraites, certes encore inconnue mais déjà bien menaçante, est à nouveau significative, au niveau social, d’une perte d’influence considérable. La ville et la politique se font de plus en plus souvent sans les architectes, manipulés et obligés à produire moins de qualité pour moins d’argent dépensé. Face à ce premier drame, les professionnels pleurnichent mais rares sont ceux qui se rebiffent, ce qui en effet leur en coûte.
Ce que révèle cette non-rébellion est le paradoxe d’une profession qui porte dans ses valeurs la question première de la société à construire au service de l’homme, de son organisation, de son espace de vie et qui pourtant ne la défend que mollement. Les architectes se sentent-ils encore un peu concernés par l’intérêt public de leur profession, aspect inscrit dans la loi, pour à ce point ne plus vouloir s’inscrire dans une démarche collective ?
Alice Delaleu