Depuis quelques semaines, la distanciation sociale est de mise et l’Etat, les hommes et femmes politiques, les journalistes, même le commun des mortels se sont faits à l’idée et relaient le message. Pire encore, le slogan « tu peux devenir un héros ou une héroïne de la Nation en restant juste chez toi » a fait mouche. Restons distancés donc !
Lors d’une conférence donnée à Amsterdam le 29 juin 1991 intitulée Esprits d’Etat, Pierre Bourdieu expliquait qu’« entreprendre de penser l’Etat, c’est s’exposer à reprendre à son compte une pensée d’Etat, à appliquer à l’Etat des catégories de pensée produites et garanties par l’Etat, donc à méconnaître la vérité fondamentale de l’Etat ». Le confinement réduit nos espaces, pour ne pas dire nos libertés, mais nous avons reproduit, appliqué et défendu spontanément la CHOSE D’ETAT.
Soit, restons chez soi et vivons cette distanciation sociale dans des espaces confinés.
Ce fut l’occasion de se rendre compte que l’espace de notre quotidien n’est ni continu, ni infini, ni isotrope. Les murs sont des remparts ; une seule entrée, une seule sortie : la porte. Des limites franches, des transitions manquées, des passages et ruptures évanouis : l’espace comprimé.
Nous cherchons rarement à en savoir davantage et, le plus souvent, nous passons d’un endroit à l’autre, d’un espace à l’autre sans songer à mesurer et prendre en compte les spatialités.
Mais quand il faut subir nos espaces au quotidien, et certains subissent plus que d’autres, notre propre rapport à l’espace est mis en exergue. L’espace du chez-soi, tel que nous le pratiquons depuis le 15 mars 2020, nous fait prendre conscience que cette nouvelle quotidienneté n’est pas évidente, le rythme de notre quotidien devenant opaque et provoquant une forme de cécité.
Aujourd’hui plus que jamais, pour paraphraser Georges Perec dans Espèces d’Espaces, j’habite ma chambre, j’habite ma cuisine, j’habite ma salle de bains, j’habite ma chiotte s’il n’est pas dans la salle de bains, j’habite mon séjour si j’en ai un ! Notre chez-soi n’est plus fantasmé – 40 m², 62 m², 70 m² …etc. – mais devient une réalité déconcertante pour beaucoup d’entre nous.
Les espaces géométriques ne se suffisent plus à eux-mêmes en les nommant, en les qualifiant. Les lieux de notre quotidien nous interrogent sur notre vie et nos rapports à l’autre – même le plus banal – à travers nos interactions, nos frictions et nos distanciations résolument absentes.
La transition sémantique de l’espace géométrique à la pratique de l’espace serait « l’usage », nous devenons donc tous des usagers de notre logis. Autant en faire bon usage puisque ces logis ne seront pas usagés avant longtemps !
Des espaces chargés d’usage, de valeurs d’usage, des usages qui nous rendraient dignement notre estime, tellement leurs valeurs seraient authentiques. La valeur d’usage correspondrait donc à l’utilité du bien par rapport au besoin. Elle serait la valeur de qualité attribuée en fonction de la satisfaction ou du plaisir qu’elle procure. La valeur d’usage est en réalité subjective car elle varie selon les personnes et leurs besoins. « Valeur d’usage, notion empruntée aux sciences économiques, valeur d’un objet pour glisser progressivement vers la valeur d’échange ».
De fait, dans ma chambre, j’y dors, j’en suis pleinement satisfait ! Ma chiotte est satisfaisante, elle est à l’anglaise (water closet) et pas à la turque !
Il y a dans mon logement, une chambre, une cuisine, une salle de bains, une spatialité qui ne peut que m’appartenir ! Alors quand est-il du standard du logement ? Comment évoquer la valeur d’usage inhérente à mon espace, face à la standardisation du type (T1, T2, T3, T4, etc.) ? Serait-elle limitée par l’éclairage naturel abondant de la chambre ou du séjour – vous imaginez une pièce sans fenêtre ? A défaut d’espace, serait-elle la vue que nous offre la fenêtre vers un paysage lointain pour nous sortir du cadre anxiogène et confiné du logement ?
Si l’usage et ses valeurs sont propres à chacun d’entre nous, ils sont protéiformes, plastiques et même difformes ; ce à quoi je tiens, l’autre n’y tient pas et vice versa. En toute logique, le standard et le type ne peuvent être chargés de nos valeurs d’usage, ils possèdent une valeur qui nous est commune et supplante la pratique de l’espace pour n’être qu’une valeur marchande.
Dans un tel contexte, il est normal que les espaces confinés suscitent des tensions, des frictions, des interrogations puisque l’homme urbain a toujours eu une attitude de distanciation à leurs égards. Notre habitat, au sens le plus large du terme, n’est pas qu’un abri, un logement ou une habitation mais un ensemble socialement organisé.
Le verbe « habiter » est emprunté au latin habitare, « avoir souvent », comme le précise son dérivé habitudo, qui donne en français « habitude », mais il signifie également « demeurer ». L’action de « demeurer » est équivalente à celle de « rester » ou de « séjourner », comme l’atteste l’adage médiéval « il y a péril en la demeure ».
« Habiter » est riche de sens et ne peut se limiter à l’action d’être logé, mais déborde de tous les côtés de « l’habitation » et de « l’être ». C’est le constat qu’établit le philosophe et sociologue Henri Lefebvre (1901-1991), lorsqu’il introduit cette notion dans la sociologie urbaine française au cours des années soixante, s’inspirant largement du philosophe allemand Martin Heidegger (1889-1976). Il écrit : « La terre est l’habiter de l’homme, cet ‘être’ exceptionnel parmi les ‘êtres’ (les ‘étants’), comme son langage est la Demeure de l’être ».
Dit autrement, « l’habitat, c’est le logement et au-delà ». L’habitat dans le sens commun comporte le logement et tous les parcours urbains qui y mènent. Il déborderait de manière tentaculaire des murs de notre logement, de notre pavillon pour aller se lover dans les rues, les parcs, les squares etc.
Dorénavant, j’habite la boulangerie, j’habite mon bar, j’habite mon bureau, j’habite ma chambre et pas que, j’habite aussi au Monop, j’habite toujours dans ma chiotte si elle n’est pas dans la salle de bains. Tous ces espaces qui formaient notre quotidien, notre habitat, ont disparu du jour au lendemain, pour nous offrir des espaces confinés, bouleversant nos habitudes, nos perceptions, nos déambulations et surtout l’appropriation de notre logement que l’on pensait acquise.
Comment ne pas tenter de s’affranchir du carcan idéologique ‘du type et du standard’ dans lequel le logement s’est engouffré ? Un gouffre tellement profond que même la biologie nous a fait cadeau d’un terme d’exception pour nommer le logement – la cellule – on parle même de cellule photovoltaïque ! De cellule génétiquement modifiée ! Enfin de cellule familiale !
Si l’usage et ses valeurs sont propres à chacun d’entre nous, pourquoi ne pas avoir une approche du logement par la spatialité des usages et des individus : Espace/Individu, Espace/Usage, Individu/Usage, ce que je nomme la Théorie des Espaces. Explication.
Quand on est seul, on a un espace à gérer, « le sien ». Les choses se compliquent quand le nombre d’individus augmente puisque les spatialités augmentent de manières exponentielles :
– deux individus A et B auront Trois espaces qui vont se dévoiler : l’espace de A, celui de B et celui de AB ;
– trois individus A, B et C auront Sept espaces qui vont se dévoiler : l’espace de A, celui de B et celui de C, celui de AB, celui de AC, celui de BC et enfin celui de ABC ;
– quatre individus A, B, C et D auront Quinze espaces qui vont se dévoiler, etc. ;
– cinq individus A, B, C, D et E auront Vingt-neuf espaces qui vont se dévoiler, etc. ;
Etc.
Cette idée d’espace dévoilé correspond à la capacité des individus à s’approprier un espace en fonction de leurs individualités et leurs interactions.
Développons le cas d’une famille de quatre personnes, un couple et deux enfants. Ils habitent dans un logement de Type 3. Le logement est constitué d’un séjour et de deux chambres. La surface moyenne du logement est d’environ 60 m². Le rapport Surface/Nombre d’individus correspond à 15 m² par personne. Procédons au rapport Surface/Nombre de Spatialité des individus : 60 m² divisé par 15 espaces cela correspond 4 m² par personne. C’est beaucoup plus petit qu’une cellule de prison !
Prenons la même famille de quatre personnes mais cette fois, elle n’habite pas un trois-pièces mais un deux-pièces d’une surface moyenne de 42 m². Le rapport Surface/Nombre d’individus correspond à 10,50 m² par personne, la surface d’une cellule de prison ! Procédons au rapport Surface/Nombre de Spatialité des individus : 42 m² divisé par 15 espaces cela correspond 2,80 m² par personne, c’est légèrement plus grand que ma chiotte !
Je pourrai raconter la multifonctionnalité des espaces, les toilettes en bibliothèque, le séjour en chambre à coucher, etc. parce que, quand on n’a pas d’espace, on fait avec ce que l’on a, le Système D !
Dans son livre L’ordre caché, l’anthropologue américain Edward T. Hall se demande comment l’homme utilise l’espace, celui qu’il maintient entre lui et les autres et celui qu’il construit autour de lui. Il soutient la thèse selon laquelle la façon dont a l’homme d’utiliser l’espace fait partie des dimensions « cachées ».
La dimension cachée, c’est celle du territoire de tout être vivant, animal ou humain, de l’espace nécessaire à son équilibre.
Gemaile Rechak
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