
Depuis 2003 Architecture-Studio travaille à la conception de l’Entrée ouest de La Mecque, une avenue deux fois la longueur des Champs-Elysées. Au cœur de ce projet, mais pas seule, Roueïda Ayache, architecte d’origine libanaise. Dans un monde où l’image est à manier avec précaution, quand elle n’est pas interdite, les mots sont des édifices. Portrait.
Roueida Ayache est, depuis 2001, la seule femme associée d’Architecture-Studio. Bien qu’elle s’en défende, son arrivée correspond à une formidable ouverture sur le monde de l’agence parisienne fondée par Martin Robain, dont il est désormais impossible de citer de tête tous les projets, en Chine, au Moyen-Orient, en Afghanistan, en Arménie, en Albanie (on en oublie évidemment). «Je suis un atome», dit-elle, insistant sur l’idée que l’élément est lié à la partie et au tout et vice-versa et que, si l’atome est constitutif, «il ne fait pas, à lui seul, la forme».
De fait, lors de l’entretien qu’elle nous a accordé en février 2007 dans les locaux de l’agence à la Bastille à Paris, elle utilise plus volontiers le ‘nous’ que le ‘je’. «Dans notre approche, ce que nous partageons est une pratique du dialogue, cette idée de faire ensemble, de rebondir, de se contredire, c’est le fondement de notre travail», dit-elle. Et, en effet, au cours de la rencontre, Laurent-Marc Fischer, Marc Lehmann, Rodo Tisnado et Martin Robain, s’invitent à tour de rôle et/ou ensemble dans la conversation avec une étonnante capacité à en poursuivre le fil comme s’ils avaient été là dès le début.
Ce qui est précisément le cas à chaque fois qu’Architecture Studio présente un projet ou fait visiter une réalisation. Nous avons ainsi croisé Roueïda Ayache aussi bien à l’inauguration du collège de Mirecourt en 2004 qu’à celle du nouveau Théâtre d’Angers en 2007. «Nous avons pour tous les projets une conception de groupe. Le projet va se développer sous la direction d’un ou plusieurs éléments mais, aux moments importants, nous avons des réunions d’orientation et tout le monde est là, discute, argumente. Aller ensuite visiter ces bâtiments qui ont été plus directement suivi au quotidien par un autre associé est comme un rendez-vous avec quelqu’un que l’on connaît sans l’avoir rencontré. C’est toujours très intéressant pour un architecte, après s’être imaginé un projet, d’aller en découvrir la réalité perceptible, d’éprouver ce plaisir quand la réalité dépasse la fiction, ce moment où le bâtiment nous inclus, se livre à nous». C’est ce qu’elle appelle «projeter l’architecture en dehors de soi».

«Au départ, pour nous, un projet est toujours verbal, non dans un rapport de soi à soi mais dans un rapport à partir de l’autre. C’est ce qui fait je crois notre capacité à travailler à l’étranger», dit-elle. Ce qui tombe bien puisque, pour elle, le verbe et l’architecture vont de paire. Elle parle de «l’aube du mot, ce moment magique» pour traduire l’invention d’un mot ou, en architecture, d’une forme.
«Ai-je quelque chose de moyen-oriental ?» feint d’ignorer Roueïda Ayache, en buvant des petites tasses de café serré. «Je n’oppose pas le monde en blanc ou noir, les hommes ‘professionnels’ et les femmes ‘sensibles’», dit-elle. Elle note que la musique orientale travaille sur des modes mineurs, tristes, mélancoliques. «On ne peut pas tout réduire à la raison», dit-elle. Elle parle arabe, français et anglais et évoque sa capacité à comprendre les non-dits, au Moyen-Orient et ailleurs, et une sensibilité à déchiffrer «les interlignes».
«La capacité de rire d’un bon mot, dans la langue d’un interlocuteur le rassure. Comprendre l’humour, par exemple, est le signe d’une pensée et d’une culture partagée», dit-elle précisant n’être par ailleurs pas le seul, et de loin, architecte polyglotte de l’agence. Elle remarque cependant que les maîtres d’ouvrage en Jordanie, à Dubaï ou en Arabie Saoudite, après avoir beaucoup travaillé avec les Américains au XXe siècle, s’ouvrent aujourd’hui à une autre dimension européenne de la ville et que, en l’occurrence, «l’image de culture de la France est la meilleure introduction dans ces pays» où ses interlocuteurs sont arabophones, anglophones et francophones. «Ca marche dans les deux sens», dit-elle.

Surtout, élargissant le sujet aux maîtres d’ouvrage en général, elle note qu’ils ont envie eux comme nous d’être étonnés. «Une grande capacité d’étonnement n’est pas une extravagance mais une stimulation ; c’est le jeu de l’architecture, conserver intacte la capacité poétique et humoristique à étonner tout en gardant pour soi-même la capacité à s’étonner, source de jeunesse éternelle», souligne Roueïda Ayache.
Elle rit, savoure un petit café, et rebondit. Parlant du projet de nouvelle ville de Kaboul, elle parle d’une «nouvelle mise en jeu». Le jeu signifie ici souplesse et capacité de métamorphose. «Sur un chantier, quand un maçon explique qu’il y a du jeu, c’est très beau au sens figuré ; c’est une possibilité de faire face à quelque chose qui n’est pas l’exactitude». Jeu de mot ?
C’est à Beyrouth que, les mots indicibles, elle sut qu’elle serait architecte. «La ville que j’avais eu le temps d’entrevoir dans mon enfance n’existait plus», dit-elle. Elle se souvient qu’à partir de 1975 (début de la première phase d’une guerre civile protéiforme qui durera quinze ans) la ville est coupée en deux, le centre ville devenu terrain de jeu mortifère des snipers et des herbes folles. «Je me souviens de ces faubourgs tristes, de cette ville fermée, de la laideur de Beyrouth se reconstruisant en dépit de la guerre. Il y avait la nécessité de l’urgence et des champignons poussaient qui défiguraient le paysage. On ne pouvait critiquer ceux qui, vertueux, reconstruisaient. Face à la laideur sordide, je fermais les yeux, j’imaginais autre chose, je commençais à rêver et le rêve enclenche l’architecture. Avec des morceaux de carton et de la colle je recomposais des univers miniatures», dit-elle.

Roueïda Ayache rejoint l’académie libanaise des Beaux-Arts où les dernières revues d’architecture disponibles datent de 1975. «Pendant la guerre les livres sont la survie, juste après ce qui n’est pas immédiat à la survie des corps. Les pays en guerre ont cette forme de marginalité, plus de revue, plus de téléphone et l’impression domine que la vie vous a oublié ; l’on se rabat sur les grands classiques, les éternels. Je lisais tout ce que je trouvais. Il y a un rapport entre écrire et l’architecture, le livre est un édifice».
Elle arrive à Paris en 1984. Ce fut un déchirement et une libération. «J’étais francophone, la langue est une sorte de pays». Ce qui l’étonne et l’émeut en premier est la profusion de bibliothèques et de cinémas. Elle poursuit ses études à l’Ecole Spéciale et apprend par hasard qu’Architecture-Studio «cherchait du monde». «Je tombe amoureuse du lieu», dit-elle. Ce fut semble-t-il immédiat. «Les lieux m’ont apprivoisée», précise aujourd’hui celle qui ne les a plus quittés.
Surtout elle se retrouve dans un environnement qui correspond à sa propre vision de ne «pas prendre le monde à partir de soi mais se penser dans le monde, ne pas le regarder mais être dans le monde». «Je me suis laissée porter par le hasard des projets et des histoires longues. Cela n’exclut pas la volonté mais il est important pour moi de penser le monde dans une intégralité totale où l’homme n’est pas l’alpha et l’oméga, où l’homme peut penser et agir mais comme faisant partie du monde», explique Roueïda Ayache. «Ce qui m’a séduite à Architecture-Studio est le degré d’écoute accordé à quelqu’un qui sortait de l’école, sans carcan d’un style ; une méthode qui permet de relancer les dés, de ne pas partir d’a priori formels.».

Revient alors en mémoire une phrase de Martin Robain : «La vraie question est la suivante : par quelle expression architecturale pouvons-nous retranscrire, avec notre culture française assumée, la culture chinoise, et cela dans un contexte de mondialisation ?» Remplacez la Chine par n’importe quel pays du monde et la pratique d’Architecture-Studio, et de Roueïda Ayache, s’éclaire singulièrement. D’autant que l’agence reste capable de se passionner pour de petits projets, tel ce projet d’aménagement à Bouchemaine, dans le Maine-et-Loire.
Son visa pour l’Arabie Saoudite, impératif pour l’oral du projet de conception de l’Entrée ouest de La Mecque lui fut délivré in extremis… le 11 septembre 2002, en pleine commémoration. Le hasard est facétieux, quand il n’est pas lourd d’ironie. La Mecque étant fermée aux non-musulmans, c’est à Djedda que Martin Robain, Marc Lehmann et Roueïda Ayache ont dû convaincre les plus hautes autorités du pays que leur projet était meilleur que ceux proposés par l’OMA de Rem Koolhas ou l’agence canadienne Murray and Murray. La vision de Roueïda Ayache d’un islam historiquement ouvert, curieux des pensées grecque et indienne et sa connaissance de la langue ont sans doute participé à ce succès autant que les références propres d’Architecture-Studio, l’Institut du monde arabe ou l’ambassade de France à Mascate (Oman) par exemple, et la profonde curiosité de Marc Lehmann pour le monde perse et l’histoire de la région.
Alors que le programme, concis, s’inscrivait dans le cadre d’une approche d’infrastructure de transports – tant de minutes pour aller d’un endroit à l’autre (La Mecque accueille plus de 12 millions de pèlerins par an depuis que la période du ‘umrah (petit pèlerinage) a été généralisée à l’ensemble de l’année. NdA) – Architecture-Studio avait proposé des «promenades protégées», ou voies piétonnes, tout au long des quatre kilomètres de parcours, avec des étapes afin de pouvoir se reposer à l’ombre, sous de grandes tentes, en chemin. Une idée qui s’inscrivait dans la vision d’un projet qui devait malgré son gigantisme appréhender l’échelle humaine et fonder une approche de l’espace public. Une idée au départ «farfelue» dans l’esprit de leurs hôtes. Jusqu’à ce qu’un cheik d’importance relève que des pèlerins se rendaient à pied au haram (Lieu Saint). Architecture-Studio pouvait commencer la couture.

Aujourd’hui Architecture-Studio travaille notamment sur la mosquée du Roi Abdallah qui marque une étape à mi-chemin de cet axe monumental et l’agence a participé à un important workshop pour proposer, sur les montagnes abruptes de La Mecque, un système en terrasse et un grand axe pour piétons vers Médine au nord. Roueïda Ayache rappelle opportunément que les pèlerins qui le souhaitent restent à La Mecque, simplement ils ne repartent pas, ce qui est leur droit le plus élémentaire. Imaginez que tel droit d’asile soit automatiquement accordé aux pèlerins de Notre-Dame, ou du Vatican ou de Stonehenge, et qu’ils soient autorisés à vivre dans leur immédiat périmètre…. Ou encore construire des HLM à Monaco… Rares sont les projets qui embrassent d’un seul tenant les mètres carrés les plus chers au monde et l’absolu devoir de (re)loger des pèlerins pauvres installés à demeure dans l’un des lieux les plus sacrés de l’humanité. Où l’entretien d’un arbre coûte 10.000 dollars par an.
De quoi maintenir intacte la capacité d’étonnement de Roueïda Ayache.
Christophe Leray

Cet article est paru en première publication sur CyberArchi le 5 mars 2008