En se voulant autant urbaniste qu’architecte, Christian de Portzamparc ne témoigne pas seulement d’une frustration toute personnelle. Il confirme le peu de considération que portent bon nombre d’architectes à l’égard de ceux qui ont fait de l’urbanisme un véritable métier…
Immense architecte distingué par un Pritzker en 1994 (le premier décerné à un Français), Christian de Portzamparc incarne cette incroyable faculté qu’ont les plus grands concepteurs à produire un maximum d’effet avec une économie de moyens proportionnellement inverse. Une qualité rare à une époque où la haine facile – et parfaitement convenue – de la modernité justifie les égarements les plus baroques et les réalisations les plus prétentieuses. Vous savez, ces œuvres qui brûlent – parfois même au point de l’affirmer en toutes lettres dans leurs dossiers de presse – de ce désir infantile d’être immédiatement tenues pour d’incomparables chefs-d’œuvre (inutile de citer des noms, chacun voit bien).
L’architecture au millimètre près
Avec Portzamparc, rien de tout ça. Du moins dans son travail. Il suffit de voir l’austère ambassade de France à Berlin, l’étonnante Tour One57 à Manhattan, le Chai tout en mouvement du Château Cheval Blanc ou le classicisme revisité de la Philharmonie du Luxembourg pour discerner chez ce grand monsieur la volonté d’animer les façades et les formes mais aussi le refus du geste gratuit pratiqué par tant d’architectes postmodernes.
J’ignore la façon dont sa réflexion chemine mais j’aime imaginer Portzamparc passer un temps infini à mûrir un projet dans toutes ses dimensions, le retourner mentalement dans tous les sens, l’envisager sous tous les angles avant de se laisser aller à dessiner une forme à la fois riche et confuse puis, par un jeu successif de soustractions, parvenir à ce fragile équilibre départageant le superfétatoire de l’insignifiant, là-même où l’architecture contemporaine peut atteindre la quasi-perfection.
Portzamparc sait arrêter son trait juste à temps, avant que le dessin ne se brouille en une composition inutilement baroque ou ne sombre dans une banalité totalement affligeante. Il rappelle combien la simplicité résulte d’un long travail doublé d’une inspiration inexplicable mais aussi d’une véritable prise de risque. Chez Portzamparc, tout se joue au millimètre près. Combien d’architectes peuvent en dire autant ?
Quand l’architecte s’imagine penseur et organisateur de la ville
Le talent peut écraser. Ecraser toute volonté d’explication et d’éclairage. A quoi bon vanter le génie quand tant d’autres l’ont déjà fait, avec autrement plus d’acuité et de légitimité que je n’en aurai jamais. Heureusement pour cette chronique, Portzamparc a un gros défaut ou une petite faiblesse, ce qui dans son cas revient à peu près au même. Etre un architecte ne lui suffit pas : il se voit et se veut aussi urbaniste de métier et de vocation, encouragé en cela par un Grand Prix de l’urbanisme en 2004.
Or c’est sur ce point précisément que le charme se dissipe. Non pas qu’un architecte ne puisse être aussi un urbaniste. En tout cas, sur le principe. Mais, venant de la part de Portzamparc, il y a comme un désir de tout embrasser, un réflexe plein de fanfaronnade et d’esbroufe étranger à son œuvre architecturale. Bien sûr, tout architecte a une vision de la ville. Portzamparc n’y échappe pas, quitte à s’approprier une partie du travail des autres (celui de Jean Chéron sur Atlantis Grand Ouest, ou celui de Claude Vasconi sur le Polygone scientifique de Grenoble). Mais est-ce suffisant pour se revendiquer urbaniste ?
Bien sûr, chacun sait ou, plus exactement, nul ne peut ignorer que Portzamparc a, selon ses propres dires, inventé «l’îlot ouvert», à savoir un bloc d’immeubles distincts regroupés autour d’un espace commun et traversé de voies publiques. Ce n’est pas l’objet de cette chronique de se demander si cette invention est aussi nouvelle que Portzamparc l’affirme, ni même si elle répond à un progrès comme il le prétend ou si elle constitue une source d’inspiration pour d’autres architectes, comme toute invention utile se doit de l’être.
Quand l’architecte se rêve au cœur de l’histoire
Disons simplement qu’en se voulant une alternative à l’îlot fermé d’Haussmann aussi bien qu’aux ensembles surélevés et déconnectés du Corbusier, l’îlot ouvert revendique un combat qui date et Portzamparc une pièce où il n’a joué qu’un rôle secondaire. En fait, il n’y parvient qu’en présentant ses projets comme le rejet de deux pensées dominantes à l’époque où il conçoit les Hautes Formes dans le XIIIe arrondissement de Paris : la tentation du retour à la ville éternelle et l’a-urbanisme adepte du chaos comme gage de vie.
Ce faisant, notre conteur force volontairement le trait et prend de grandes libertés avec la chronologie. Au point que j’en viens à me demander si l’urbanisme ne serait pas l’inconscient de Portzamparc, la face obscure de sa personnalité. Lorsque cet architecte talentueux et mesuré se pique d’urbanisme, le voilà qui devient d’un coup un autre homme. Se faisant l’hagiographe de sa propre pensée, il se met en scène, terrassant les tenants fascisants du Corbu, tenant à distance les anarcho-utilitaristes de la ville anglo-saxonne, ne se contentant pas de réhabiliter la rue – ce qui en soit ne serait pas déjà si mal – mais la transfigurant en un concept plus beau, plus grand.
Que personne n’en doute, Portzamparc est ce passeur entre l’urbanisme du XIXe siècle et celui du XXIe siècle, dont la France peut s’enorgueillir. La rue «a un grand avenir, parce qu’elle constitue une forme d’urbanisme simple, universel, réunissant le passé et l’avenir» et cette rue-là, Portzamparc entend la réhabiliter, la transcender grâce à l’îlot ouvert. L’histoire n’est pas finie, elle ne fait que commencer. Mais le maître finit par se taire. La réputation de l’architecte impose le respect de l’urbaniste. Alors, forcément, le silence ou plus exactement l’absence de recul critique s’impose. Mais est-ce le bon choix ?
La métaphore du cuisiniste et du fabricant d’électroménager
L’échelle de l’îlot – qu’il soit fermé ou ouvert – n’est-elle pas un peu juste pour penser et résumer la ville de demain ? Suffit-il de faire traverser un groupe d’immeubles par une voie pour prétendre faire acte d’urbanisme ? N’est-il pas abusif d’entretenir une équivalence entre la fonction d’architecte coordinateur et celle d’urbaniste ? Peut-on se contenter d’affirmer que l’harmonie d’une rue ne tient pas à l’unité de style pour que tout problème soit résolu ? Cette approche formelle n’est-elle pas réductrice quand il s’agit de relever les défis, les dérives et les impasses de la ville moderne qui sont d’abord et avant tout d’ordre social ?
Qu’il s’agisse du quartier Masséna à Paris, du secteur de La Lironde à Montpellier ou de l’îlot Desaix à Lyon, Portzamparc reste avant tout un architecte et un esthète. A bien y réfléchir, cela n’a rien de très étonnant. Après tout, un architecte présente autant de points communs avec un urbaniste qu’un fabricant d’électroménager avec un cuisiniste. Ces points communs existent, bien sûr, et l’un se conçoit mieux avec l’autre. Comme n’importe quelle construction dans une ville, une plaque ou un four trouveront plus facilement leur place dans une cuisine si leur intégration est pensée en amont et de façon cohérente avec leur environnement. Cela fait-il pour autant du fabricant d’électroménager un cuisiniste en puissance ? Et du cuisiniste un potentiel fabricant d’électroménager ? Evidemment non car même s’ils fournissent des prestations complémentaires, ces métiers mobilisent des compétences spécifiques et visent des objectifs propres.
Revenons sur terre : l’urbanisme n’est pas un esthétisme
Il en va finalement de même pour l’architecture et l’urbanisme. Un excellent architecte peut être un piètre urbaniste, voire ne pas être du tout un urbaniste dans l’âme. Les villes que nous ont laissées les architectes d’après-guerre en témoignent. Pas plus que la nouvelle capitale de Berlin imaginée par Albert Speer, l’urbanisme d’un Corbusier ou celui d’un Lucio Costa ne constituent des apports convaincants à l’histoire de la ville. On y retrouve la même mégalomanie, la même folie de la table rase et ce même amour immodéré pour des questions qui relèvent en réalité de la pure esthétique.
De la même façon, quoique d’une philosophie très différente, la «ville rurale» d’un Frank Lloyd Wright montre combien un architecte de génie peut n’avoir rien compris à la spécificité urbaine. Portzamparc n’échappe pas à cette lignée d’architectes que le succès grise et encourage à relever et à se colleter avec la grande question de la ville. Souhaitons que le XXIe siècle soit un siècle passionné par l’architecture. Souhaitons aussi qu’il soit également un peu plus ouvert à l’urbanisme, celui de ces professionnels de l’invisible qui, cela semble à peu près évident, ne seront pas – ou plus – des architectes. Est-ce si regrettable ?
Franck Gintrand
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