Freerunners casse-cou, skaters bricoleurs, street-artists radicaux ou explorateurs urbains en lutte contre Big Brother, tous ont pour ambition de se réapproprier la ville. Le réalisateur Mathias Bones les a suivis, de New-York à Stockholm, en passant par Londres, Paris et Berlin, tentant de comprendre la pratique de l’URBex (urban exploration). Exploration des coulisses des villes.
Avec City Manifesto*, une web-série documentaire de huit épisodes diffusée sur Arte Creative, Mathias Bones, dans le cadre d’un montage rythmé sur fond de musique électronique, décrypte les enjeux de ces pratiques. A ses côtés, urbanistes, sociologues et philosophes développent en filigrane une étude sur cet envers de la ville.
La série est conçue comme un manifeste moderne pour une nouvelle forme de ville, en huit points, un peu à la façon du manifeste du futurisme, rédigée par Filippo Tomaso Marinetti en 1909. Le documentaire fait la part belle aux cultures alternatives – et pourquoi pas à une culture alternative plus générale – aspirant au statut de mouvement artistique, social, urbain, voire politique, comme l’était le courant d’avant-garde du XXe siècle. Les thèmes n’en sont d’ailleurs pas si éloignés, vitesse, violence, modernité, bien qu’interprétés de façons bien différentes. Si chacun des courts épisodes à sa propre cohérence, ils ont en commun le sens de la provocation et s’affirment comme des mouvements destinés à penser et vivre la ville autrement. Mais quand les futuristes souhaitaient avant tout choquer l’ordre bourgeois préétabli, les contre-cultures urbaines actuelles tentent plutôt de résister contre le phénomène de gentrification de la société et la normalisation de la ville.
La série montre en effet comment l’urbanisme a figé les fonctions de l’espace dans la ville et comment en réaction, les pratiques clandestines transgressives, parfois cachées, vont s’y développer.
Chacune des URBex du documentaire témoigne de sa volonté de changer la perception et la fonction des espaces urbains. A l’image du freerunner Simon Nogueira, sorte d’acrobate, expliquant que «sur les toits, tout est plus statique ou lointain, ce qui donne une distance avec la réalité, tout devient plus petit». Depuis les toits se dessine une nouvelle géographie de la ville et donc l’espace d’une certaine liberté.
Ces différents acteurs soumettent la ville à leurs pratiques tels ces skaters berlinois qui disent «ajouter ou construire des choses nouvelles dans un environnement déjà construit pour toujours avoir quelque chose de neuf sur quoi skater». «Ils se servent de l’espace public comme un journal de bord des mutations de leur ville, tout en créant un usage différent de ce même espace», souligne le photographe Sergey Vutuc,
Dans une société qui réduit les espaces à des occupations monofonctionnelles, chaque élément à une fonction, rarement remise en question : sur le trottoir, le piéton marche, sur la route, la voiture roule, les immeubles sont faits pour être habités, etc. Si la transgression est le point commun de ces explorateurs urbains, elle n’est pas un but, plutôt un outil de l’expérience du parcours. Les déambulations rythmées, les fêtes sauvages dans les entrailles des villes, les graffitis sur les métros des grandes cités sont autant de façons d’interroger les codes urbains, le dépassement des standards étant source de liberté, laquelle renvoie aux fondements de nos sociétés démocratiques et urbaines.
La vision des protagonistes de cette contre-culture est celle de métropoles «cauchemardesques» et anxiogènes, soumises à l’omniprésence de la vidéosurveillance et le lieu du désinvestissement social. A l’image des publicités qui envahissent le champ visuel, la ville est comprise comme un produit marchand qui ne se prête à aucun engagement citoyen. «Les espaces communs sont fondamentaux pour que les gens puissent se réunir or, il y a de moins en moins d’espaces pour se réunir», souligne le sociogéographe Bradley L. Garette. «Les nouvelles formes d’URBex permettent de se réapproprier la ville selon ses propres règles et de restituer la ville à ses habitants», dit-il.
Dans la jungle urbaine, Mathias Bones montre d’ailleurs comment les URBex débusquent de nouveaux espaces à explorer dans toutes les strates de la ville, une ville piratée dans ses recoins à l’abri des regards. Elles ouvrent ainsi des passages secrets, comme dans les jeux vidéo, et font apparaître un monde parallèle là où l’espace ne paraissait plus offrir de solutions d’appropriation. Tous ces acteurs cependant n’évoluent pas dans des lieux délaissés, comme les danseurs du métro new-yorkais du «waffle crew» ou ces cyclistes fendant la ville sans ciller.
Selon l’urbaniste Marc Armengaud, la société contemporaine est «à cheval entre la surveillance et la normalisation et, d’autre part, la survalorisation des démarches de fuites, de transgressions, d’explorations, voire de disparition». Certes, la capacité subversive de ces pratiques est d’autant plus élevée que la société est autoritaire. En ce sens, le message des URBex est peut-être salutaire. Mais, aujourd’hui, les «free parties» font salles combles, les graffitis s’exposent dans les galeries d’art tandis que le Parcours fait de plus en plus d’adeptes et que les architectes anticipent sur l’usage de la ville qu’en feront les skaters.
Léa Muller
* City Manifesto : Auteur – Réalisateur : Mathias Bones / Production : To Be Continued. Visualiser les huit épisodes