Si le Corbusier a su créer l’image d’Epinal de l’architecture moderne, le cinéma aura peu choisi ses constructions comme décor, contrairement à celles de Robert Mallet-Stevens. L’architecte, aussi connu pour son travail dans le 7ème art, aura ainsi offert la scène de quelques chefs d’oeuvre contemporains, et plus récemment à une filmographie qui mettra en exergue ses demeures comme témoins du bon goût et de la réussite parfois un peu froide de ses occupants. Silence, on tourne !
L’architecte, décédé à l’âge de 58 ans, a construit lors de sa relative courte carrière un peu moins d’une dizaine d’oeuvres architecturales, dont une rue qui porte aujourd’hui son nom. Quelque peu éclipsé par l’hégémonie de son confrère franco-suisse, le travail de celui qui aimait à se faire appeler «Rob», n’était pourtant pas dénué de qualités. Les lignes pures et géométriques, la discontinuité spatiale qui métamorphose le cube traditionnel, la sublimation du noir et du blanc, telles étaient les caractéristiques de son style moderniste.
Son nom reste attaché à l’architecture domestique dont il dessina trois parmi les plus représentatifs chefs d’oeuvre. La villa Poiret, inachevée à la mort de Mallet-Stevens en raison de la faillite de son illustre propriétaire, la villa Noailles à Hyères, temple de l’art total et vitrine de l’illustre famille de mécènes. Enfin, il dessina et meubla la villa Cavrois, à Croix, entièrement restaurée et ouverte au public à l’été 2015. A propos de cette trilogie de maisons, il est intéressant de constater que toutes ont en commun de longues périodes d’abandon qui s’expliquent peut-être par l’oubli qu’a longtemps connu leur architecte, réhabilité il y a seulement quelques dizaines d’années.
Durant les années 20, en parallèle de ses réflexions sur l’architecture, le mobilier et de ses participations aux prestigieux salons «des arts décoratifs et des industriels modernes», Mallet-Stevens s’intéresse au décor de cinéma. Il en réalisera une vingtaine pour Raymond Bernard, Henri Diamant-Berger, Jean Renoir ou Marcel L’Herbier. Alors réservé aux artistes, le décor de cinéma devient avec l’architecte un métier à part entière. Ses écrits allaient à l’encontre du caractère pompier des décors que l’esthète jugeait passe-partout. «Un décor de cinéma, pour être un bon décor, doit ‘jouer’»* disait-il.
Comme lors de la conception de la villa Noailles par exemple, le dandy s’adjoint pour ses décors le concours de ses amis contemporains. Le couturier Paul Poiret réalisa les costumes de L’Inhumaine de Marcel L’Herbier, tandis que le mobilier fut confié à l’architecte et designer Pierre Chareau et les peintures à Fernand Léger. Pour ce film, le réalisateur déclarait : «nous voulions que ce soit une sorte de résumé provisoire de tout ce qu’était la recherche plastique en France deux ans avant la fameuse exposition des Arts décoratifs. Le film était aussi destiné à l’Amérique, à cause de la renommée dont jouissait là-bas Georgette Leblanc». Pour l’architecte surtout, l’architecture comme le cinéma devaient être représentatifs d’un art total.
Pour Mallet-Stevens, qui récusait au passage la tentation de confier les décors des films aux décorateurs ensembliers, l’architecture moderne et le cinéma sont liés par une série d’échanges qui tiennent autant de l’artistique que du pratique. «Le cinéma familiarise le public avec l’architecture moderne qui tire, pour sa part, profit de matériaux et de techniques élaborés pour le cinéma. Dans un avenir proche, l’architecte sera le collaborateur indispensable du metteur en scène. […] En France, nous en sommes encore à l’ère du décorateur de théâtre mais on sent le besoin d’architecture et déjà nous pouvons voir quelques décors ‘construits’. Les Américains pour leurs meilleurs films ont fait appel à des architectes, l’art l’a emporté sur la mode. Un décor est plus une composition de murs, de plans, qu’un arrangement ingénieux de coussins et de tissus à fleurs. Le côté ‘décoratif’ du décor disparaît de plus en plus pour laisser la place à la construction sobre et unie ; l’ornement, l’arabesque, c’est le personnage mobile qui les crée», expliquait Robert Mallet-Stevens en 1925 **.
Pour la villa méditerranéenne, l’architecte avait fait appel à l’architecte et designer irlandaise Eileen Grey, Pierre Chareau, à l’architecte-décorateur, illustrateur et ébéniste français Djo-Bourgeois, Charlotte Perriand ou encore à la peintre Sonia Delaunay. Commandée par le Vicomte de Noailles en 1923, la Villa devint rapidement le haut lieu des rencontres de l’avant-garde de l’époque. Biceps et Bijoux, de Jacques Manuel, fut le premier film tourné à la villa Noailles en 1927, suivi deux ans plus tard par le chef d’oeuvre de Man Ray, Le Mystère du Château de Dé. Luis Buñuel et Salvador Dali s’y installèrent pour L’âge d’or, la même année que Jean Cocteau qui y tourna Le sang des poètes.
La villa de Noailles devenue la propriété de la ville dans les années 70 fut rapidement classée, contrairement à la villa Cavrois, rachetée par l’Etat en 2001 après une longue période d’abandon, au point que quinze années furent nécessaires pour réaliser sa restauration. La villa Poiret connue quant à elle un destin de cinéma. Inachevée, elle fut achetée par une actrice qui la conserva jusqu’au milieu des années 80, puis abandonnée quand bien même elle venait d’être classée. Un homme d’affaire, puis un couple l’achetèrent dans une vente aux enchères publiques en 2006. Ils la firent restaurer dans l’esprit original que Mallet-Stevens avait imaginé pour le couturier. En 2016, la villa fut adjugée une nouvelle fois à un investisseur. L’Etat ne s’est toujours pas intéressé à son sort.
Pourtant, ces dix dernières années, ce ne sont pas moins de quatre films qui y furent tournés, parmi lesquels Holy Motors de Leos Carax, alors en compétition au festival de Cannes en 2012. Un homme d’affaires très riche y vit, Monsieur Oscar. Les trois autres longs métrages ne sont probablement pas d’aussi grands moments de cinéma. Le décor ne fait pas le film !
Léa Muller
* Robert Mallet-Stevens « Le décor moderne au cinéma », Paris, Massin, 1928.
** Robert Mallet-Stevens, « Architecture et cinéma », les Cahiers du mois, n° 16-17, septembre-octobre 1925.