Martine, maire sans étiquette de Sainte-Gemmes, une petite ville de banlieue, aime l’architecture. Aussi c’est avec une joie non feinte qu’elle avait entamé avec son conseil municipal les discussions pour trouver le budget pour construire une nouvelle piscine – pardon un centre aquatique et de fitness – dans sa commune. Croisée au salon des maires d’Ile-de-France en avril 2018, elle raconte son désarroi.
Martine est bien placée pour connaître les évolutions des modes de vie de ses administré(e)s. Elle sait que les anciennes piscines destinées à la natation sont passées de mode, que l’air du temps est au ‘wellness’, et qu’une piscine municipale est aujourd’hui plus qu’une ligne de nage pour apprendre la brasse coulée aux enfants des écoles.
Surtout, au-delà de l’aspect ‘bien-être hygiénique’, Martine imagine que ce lieu, dans sa petite commune, puisse offrir les mêmes aménités que celles d’une grande ville. Elle-même se dit qu’un SPA ou un sauna durant une froide soirée d’hiver serait tout à fait revigorant.
Un tel équipement représente un gros investissement pour sa commune et l’édile souhaite que le bâtiment devienne un vrai lieu de rendez-vous, un endroit de rencontre, un véritable espace ouvert et convivial, une alternative paisible à l’église, le café ou le centre commercial et la garantie d’une meilleure santé pour tous.
En effet, Martine voit bien les écoliers de sa petite ville beaucoup plus ronds que ne l’étaient ses propres enfants au même âge et elle s’enthousiasme déjà pour un grand projet partagé, un projet de société mais à l’échelle de sa commune.
Martine est persuadée qu’un tel équipement peut être structurant, avec pourquoi pas un vaste parvis et des commerces et une insertion qui crée de l’urbanité. Elle envisage un bâtiment dimensionné pour accueillir tous les habitants des environs tous les jours et du matin au soir grâce à une position privilégiée non loin du cœur de ville. Elle est certaine qu’un architecte saura traduire ces nobles intentions.
Martine sait parfaitement que si elle parvient à mener son projet à bien, ce sera sans doute la seule piscine qu’elle construira jamais, et que ses administrés devront faire avec ce centre aquatique pour les 30 ou 40 prochaines années. Martine se sent investie d’une grande responsabilité.
Lors de l’une des nombreuses festivités auxquelles elle est conviée de par sa fonction, Martine avait rencontré le directeur commercial d’un grand groupe qui s’était fait fort de lui recommander quelques agences d’architecture. Bientôt Martine recevait en effet copie des perspectives de deux concours remportés par une agence lyonnaise de renom que l’industriel s’attachait à recommander ; des gens sérieux les Lyonnais, dit-on, du moins c’est ce que Martine a entendu dire.
De fait, classée quatrième dans le classement annuel des 300 plus grosses agences françaises par chiffres d’affaires (CA), cette firme semble offrir toutes les garanties nécessaires propres à rassurer la maire. Le CA, les capacités financières et les références ne sont-ils pas des critères incontournables lors des concours ? Surtout qu’en plus, Martine, qui ne s’y connaît guère en piscine, les trouve vraiment pas mal ces desseins des hommes de l’art.
Tellement d’ailleurs que, ne faisant ni une ni deux, sachant les ouvrages construits, elle décide de se rendre sur place et de visiter les réalisations afin de se créer un argumentaire en vue du moment où il lui faudra présenter le projet aux élus de son conseil.
Première étape, le centre aquatique Citélium de Château-Thierry. Pourquoi Château-Thierry ? Parce que c’est le premier équipement sur sa route mais aussi parce que Martine, qui a un vieux fond littéraire, fut sensible au fait que les architectes, lors de la présentation de leur projet, citèrent Jean de la Fontaine, originaire de Château-Thierry : «Nous faisons cas du Beau, nous méprisons l’Utile ; et le Beau souvent nous détruit», a écrit le poète dans Le Cerf se voyant dans l’Eau. En fonction de quoi, écrivent les architectes, «le parti architectural propose un centre aquatique conçu en suivant un équilibre savant entre esthétique et fonctionnalité». Martine avait hâte.
Munie de sa ‘pers’, et après avoir suivi les panneaux routiers indiquant Centre aquatique, elle crut un moment s’être perdue. Là où elle cherchait un bâtiment élancé et lumineux, il n’y avait devant elle qu’un bâtiment ressemblant à un entrepôt industriel. «Même le Super U de ma commune a plus d’allure», se dit-elle. Il lui fallut pourtant bientôt se rendre à l’évidence, elle était devant le centre aquatique. C’est peu dire que sa déception fut immense, encore plus quand elle a découvert le SPA, une espèce de boîte sinistre où il n’y avait d’ailleurs personne lors de son passage.
«Comment peut-il y avoir une telle différence entre le projet rendu au concours et le projet construit ?», s’étonna Martine.
La presse locale ne lui fut d’aucune utilité : lors de son inauguration, les correspondants des gazettes se sont montrés dithyrambiques. «Ce complexe aquatique nouvelle génération orienté vers les loisirs sportifs, qui appartient à la Communauté d’Agglomération de la région de Château-Thierry mais dont la gestion est dévolue à la société S-PASS, a vraiment de quoi ravir les sportifs comme les familles», écrivit l’un d’eux. Martine se faisait pourtant une autre idée d’un «complexe aquatique nouvelle génération».
Le maire, quand elle se fut présentée, s’est félicité à son tour de son équipement neuf. Martine n’insista pas : quel édile veut se présenter devant ses administrés en disant «excusez-moi pour cette horreur mais la piscine est ratée» ? Bref, tout le monde en ville fait comme si mais, quand même, le toit en tôle… Château-Thierry, ce ne sont quand même pas les tropiques ! Face à cet objet non identifiable, il vint à l’esprit de Martine des pensées mauvaises.
Un tel désastre peut-il être mis sur le seul compte de l’incompétence ? Le classement des plus gros chiffres d’affaires pourrait-il être à ce point trompeur ? Comment une agence réputée, ayant pignon sur rue, se targuant de tant de références depuis si longtemps, peut-elle se tromper à ce point ? Oups ? Et personne n’a rien vu ? Personne n’est au courant ? Difficile pourtant de cacher une piscine sous le tapis.
Martine était perplexe : d’évidence, l’architecte de la piscine n’en ferait pas une autre dans la même ville. Après lui le déluge ? C’est le stagiaire en HMO qui a suivi de chantier ? Une boîte à chaussures pour une rentabilité maximale ? C’est l’idée d’un centre de loisirs nouvelle génération qu’il se faisait le maire de Château-Thierry ?
L’incompréhension l’emportant sur la raison, «c’est d’évidence une erreur, un accident de parcours», se dit Martine estimant, généreuse, que les architectes sont des hommes comme les autres. C’est donc finalement le cœur léger qu’elle reprit la route, pour Le pays de l’Arbresle cette fois, dans la banlieue lyonnaise, pour y découvrir l’aqua-centre signé de la même agence.
Arrivée là, stupeur. Le 11 juin 2016, lors de l’inauguration, le ban et l’arrière-ban des élus locaux ont pu, pour citer l’agence d’architecture, «admirer le nouvel équipement et la démonstration de natation synchronisée dans le nouveau bassin sportif par l’Aqua Synchro Lyon !».
La natation synchro, très bien, mais où sont passées les ondulations légères de la façade en porte-à-faux ? Et la chaleur d’un équipement public lumineux ? Et le confort ? Et le grand parvis piétonnier transformé en parking… Le bâtiment ressemble à un entrepôt industriel, parfait pour accueillir les camions venant charger de la viande froide. Avec sans doute le même toit de tôle qu’à Château-Thierry ! Martine est abasourdie : les tropiques à Lyon aussi !
Martine, de par son expérience, comprend la différence entre une image de concours et la réalité construite mais rarement, dans sa petite expérience de maire d’une petite commune, a-t-elle constaté un tel écart entre le produit vendu et le produit livré. Car il s’agit bien d’un produit en l’occurrence, non ? En effet, concernant deux bâtiments récents d’une même agence, pour de tels écarts, il ne peut s’agir ni du hasard ni d’une coïncidence mais d’une pratique, bien que le mot pratique semble en l’occurrence encore trop flatteur.
Martine ne peut pas s‘empêcher de penser que parmi les autres concurrents au concours, il devait y en avoir de moins habiles dans le dessin et moins bien notés dans les critères financiers mais qui auraient sans doute été plus généreux dans les intentions finales et meilleurs bâtisseurs car, pour le coup, il n’aurait pas été difficile de faire beaucoup mieux sans se tromper. Après tout, Martine a vu dans sa commune des architectes livrer des bâtiments peu ou prou conformes aux images et intentions du concours, et dans un budget peu ou prou conforme aux prévisions. Aussi, grande est sa surprise de découvrir de tels équipements qui selon elle usurpent l’idée même du rôle de l’architecte.
Sur la route du retour, à chaque entrée de ville, Martine traverse une litanie de lotissements, d’entrepôts, de boîtes à chaussures, d’hypermarchés et de restaurants génériques. «Ce qui se passe avec ces piscines est-il représentatif de ce qui se passe à l’échelle du territoire ?», s’inquiète-elle.
Cette perspective la peine car Martine se retrouve face à un dilemme : pour son centre de ‘wellness’, comment choisir désormais si même une image de concours et les beaux discours érudits citant La Fontaine peuvent apparaître à ce point mensongers ? Comment faire pour que son jury composé notamment de ses adjoints – un agriculteur, un notaire, un vétérinaire, un infirmier,… – ne se laisse pas influencer par de telles images ? Comment séparer le bon grain de l’ivraie et reconnaître l’entreprise de prédation de l’agence d’architecture ?
Au moins pour cette agence-ci, Martine n’aura pas fait le voyage à vide et saura désormais à quoi s’en tenir.
Rentrée chez elle, Martine se dit que finalement, pour ne pas prendre de risques, elle va proposer au conseil municipal de construire une patinoire. Elle a entendu parler d’une grande agence lyonnaise qui a beaucoup de références dans ce domaine.
Christophe Leray