Le 15 septembre 2021, la place Stanislas de Nancy est désignée « Monument préféré des Français ». Pour une fois, je veux donner crédit aux sondeurs, oublier la liste proposée et ne retenir que le résultat !
C’est une leçon manifeste, il n’y a pas d’architecture sans commande d’architectures. La beauté n’est pas tombée du ciel, elle est le résultat d’une âpre négociation. L’exemple de Nancy évoque les oppositions et les nombreux recours que subissent tous les projets aujourd’hui, il montre que l’on peut déboucher sur une inscription symbolique positive. La localisation qui semble si judicieuse, un marécage choisi en désespoir de cause, après deux refus. Les basses faces, un compromis pour permettre aux boulets des canons de franchir l’obstacle des bâtiments. Les lampadaires et les fontaines, aux angles de la place, sont ce qui reste de la quatrième façade que le commandant souhaitait préserver pour défendre la ville.
Le résultat ? Une merveille d’ajustement, d’articulation, de composition urbaine. Le bien commun relève d’une volonté, celle de créer un espace à vivre ensemble.
Il n’y a pas d’architecture sans commande d’architectures. Aujourd’hui, il semble que les architectes soient orphelins des princes devenus les derniers commanditaires de l’architecture. Il n’en a pas toujours été ainsi au temps où Stanislas Leszczynski écrivait au roi, son gendre* « Sire, je souhaite faire réaliser, par Monsieur Héré, le plus bel écrin qui soit pour y installer votre statue équestre ».
Stanislas Leszczynski, Emmanuel Héré, élève de Boffrand, lui-même élève de Mansart, Jean Lamour, fils et petit-fils de serruriers, et le duc de Belle île (peut-être élève de Vauban), commandant de la place… Tous ont été les architectes ayant donné naissance à un chef-d’œuvre, classique et baroque.
Dans l’architecture, la culture a un rôle essentiel trop souvent négligé, indispensable dans l’échange, dans la concertation, dans la co-conception, et le corpus est une pièce majeure qu’il ne faut pas laisser s’étioler. Il en va de l’enseignement de la profession, de la maîtrise d’ouvrage et des entreprises.
L’exemple est suffisamment rare pour que l’on y consacre du temps. Cette ville a pour nom un prénom de femme, comme les villes invisibles d’Italo Calvino. C’est dire que, dès l’abord, on s’attend à des surprises, des émotions, une sensualité sans égal. Une ville qui vous sourit. De fait, la ville et l’architecture ne font qu’un et s’il fallait désigner un lieu à partir duquel ré-initier une réflexion sur la ville, sur le bien commun, c’est d’elle qu’il faudrait partir.
L’actualité m’a rattrapé, c’est une très bonne nouvelle. En septembre 2021, 800 000 votants ont choisi la place Stanislas à Nancy comme monument préféré des Français. Voilà cinquante ans que j’attendais ce moment ! Depuis le jour où, dans un jury de diplôme, un architecte avait porté un jugement définitif et avait osé dire « votre place n’est pas si belle que ça, elle n’est même pas symétrique ! ». J’étais piqué au vif. Pourquoi disait-il cela ?
Je me sentais alors un peu Nancéen dans cette ville où j’enseignais depuis plusieurs années et cette place, que je traversais toujours trop rapidement, m’était restée inconnue dans son histoire. J’ai toujours pensé que l’histoire nourrissait l’invention, l’innovation, et que la notion seule de créativité était vide de sens voire un leurre que l’idéologie actuelle n’a fait que glorifier.
Pourquoi les Français ont-ils raison de désigner la place Royale de Nancy comme leur monument préféré ?
Salvador Dali disait de la gare de Perpignan qu’elle était le centre du monde, il ne connaissait peut-être pas ce bel ensemble urbain dont je ferais volontiers le centre du monde ! Si j’avais eu à dire pourquoi, j’aurais à l’époque fait preuve d’ignorance, méconnaissant les différents projets qui se sont succédés et en ne voyant que le résultat : le choix de sa localisation, sa qualité d’articulation urbaine avec la place de la carrière et le palais Ducal, sa robustesse et sa fragilité, sa capacité à inscrire le parc de la Pépinière dans la ville.
Cette correspondance entre le quartier de Saint-Evre et le parc de la Pépinière lui donne une modernité singulière dans son équivalence plein/vide, de même que la dynamique de l’espace qui relève d’ajustements successifs. Ville nature, à la fois classique et baroque, française, italienne, polonaise, européenne, Nancy est le symbole de ce qu’est une symbiose ville/architecture, un style qui puise son origine dans la technique et la nature. L’essentiel est dans la découverte de ce que la localisation, pour géniale qu’elle soit, n’était pas celle voulue par Stanislas à l’origine.
Le côté bas, les basses faces résultaient d’une lutte sans relâche avec le duc de Belle île, défenseur de la place et qui n’acceptait aucun obstacle sur la trajectoire des canons. L’élégance des ferronneries de Jean Lamour est ce qui reste d’une grille qui fermait la place. Cet écrin est devenu dissymétrique par le jeu des négociations et des inscriptions symboliques successives. C’est une leçon de psychologie, de sociologie et d’histoire à méditer dans toutes les écoles d’architecture.
Une question reste sans réponse : Pourquoi Emmanuel Héré, architecte de cette place magnifique, a-t-il été aussi maladroit lorsqu’il a conçu la place de l’Alliance, à proximité ? J’imagine que c’est l’apport de Stanislas, un baroque nourri de culture étrangère, son inscription symbolique superbement flamboyante, et la démonstration de l’importance de ce que l’on désigne aujourd’hui par maîtrise d’ouvrage. Il s’agissait d’une maîtrise d’ouvrage heureuse pour une architecture chaleureuse, ambitieuse, harmonieuse, urbaine, naturellement attentive à l’histoire et magnifiquement projetée dans un futur urbain et généreux.
Contrairement à ce qui est dit, la Place Stanislas à Nancy n’est pas un monument, c’est de l’architecture vivante. Elle se prolonge, s’insinue dans la ville, rayonne dans un écrin de nature. Elle vit avec ses fontaines, les frondaisons qui l’entourent, les nuages accrochés par ses pots à feu. Elle a un ciel. Tout cela la rend exemplaire et en fait un objet exceptionnel de réflexion. Ce n’est pas une place mais un ensemble de places, c’est un lieu. C’est le plus bel ensemble urbain du monde par sa beauté, sa simplicité mais aussi sa complexité, sa mixité, sa fluidité, son urbanité, son rapport à la ville et à la nature.
En choisissant la place Stanislas à Nancy, le jury a choisi un ensemble urbain, une ville qui peut aussi s’enorgueillir de sa confiserie, de ses macarons, ses bergamotes, mais également et surtout d’être le berceau d’un moment capital dans l’histoire de l’architecture : l’Art de Nancy. Dans l’histoire de l’architecture cet Art Nouveau qui s’est développé dans le bassin industriel de la France, a donné à l’architecture une autre perspective que celle de se soumettre à la seule vérité de l’esthétique industrielle.
Dans le berceau de l’industrie envahissante, à l’orée du vingtième siècle, l’élégance, la complexité, la beauté de la place royale ont alimenté le désir d’un nouveau rapport à la nature. C’est la naissance d’une architecture qui répond cette fois à une attente démocratique et collective.
En plus d’être belle, la ville de Nancy est un exemple à méditer pour toute réflexion architecturale et urbaine. Il ne faut pas s’arrêter là, il faut en profiter pour interroger l’architecture actuelle, celle qui ne cesse de s’appauvrir, de disparaître au prétexte de minimalisme, de devenir étique au prétexte d’une éthique économique, pseudo-frugale et largement inappropriée. Il est grand temps d’ouvrir les yeux pour découvrir la similitude de l’époque que nous traversons avec celle qui a vu l’éclosion de ce nouvel Art. Le minimalisme n’est qu’une forme de paresse, une soumission à une vision étriquée de l’économie.
La mise en lumière de Nancy devrait nous permettre d’éclairer l’absurdité d’une situation dans laquelle la nature est devenue un masque, le refus de penser l’esthétique d’une façade résultant de la réalité d’un usage et non d’une simple géométrie. Ce qui s’est joué, il y a un siècle, doit éclairer l’attente et la particularité de la quête actuelle d’un nouveau rapport à la nature.
L’histoire se répète. La première erreur de la modernité a été de suivre aveuglément la technique et d’espérer rendre universelle une esthétique industrielle. La particularité de notre époque tient au fait qu’il y a une attente de nature et, qu’une fois encore, c’est le numérique, le paramétrique, qui tient lieu d’esthétique. La question essentielle, celle du sens, celle du rapport métaphorique à la nature, est évacuée ! L’architecture n’est plus conduite, elle n’est plus un projet, une vision, elle résulte des outils dont nous disposons !
Comment parler d’architecture française ?
La tentative de « French touch » a vite disparu en passant sous silence le style français, classique, baroque, la rigueur de Descartes, la fantaisie de Dior ou la diversité de Nancy. La ville, l’architecture et la nature ont aujourd’hui un destin inséparable, raison pour faire de Nancy l’origine d’une renaissance. Les outils sont là, reste à formuler un projet.
L’architecture a déserté la ville et s’est perdue en clamant son autonomie, son indépendance, la liberté de se constituer en modèle pour éliminer les contextes, les différences, et se construire n’importe où. La répétition est mortelle, nos outils actuels, les robots numériques nous libèrent de la répétition mais ne disent rien sur le sens, la forme, l’échelle. Face aux logiciels, il faut rester capable d’énoncer le projet, une vision, une architecture.
Il est important d’énoncer la perspective, la direction que l’on propose, le chemin que l’on poursuit pour le partager. Il est important d’attirer l’attention sur les erreurs, les errements, les mauvaises directions qui sont à nouveau empruntées aujourd’hui. S’il faut préserver les restes d’une architecture moderne « inachevée », il faut aller plus loin pour renouveler le champ de la modernité avec une dimension démocratique et un projet largement partageable.
A Nancy, la place Stanislas est l’exemple par excellence d’une architecture négociée. Mais pour négocier, il faut savoir où l’on souhaite aller. Il faut être armé culturellement pour imaginer ce qui est à nouveau possible, souhaitable ou haïssable… et ne pas mener à mal la culture. C’est elle qu’il faut réhabiliter de manière urgente. La place Stanislas n’est pas un monument, c’est un lieu de vie, « c’est une merveille d’architecture ». Le café du Commerce porte les souvenirs d’un temps où le festival du théâtre universitaire tenait la ville en haleine, où la culture vivante trouvait son écrin, son cadre de beauté.
En voulant suivre le chemin de l’art contemporain, l’architecture s’est privatisée, elle est devenue l’apanage de ceux qui peuvent se la payer. Il existe un autre versant, celui qui a rendu l’architecture non pas ordinaire mais banale et souvent brutale, parfois même violente par manque de véritable maîtrise d’ouvrage, par manque de commande.
J’aimerais que l’architecture suive une autre voie, celle porteuse d’un sens commun, partageable, généreuse et chargée d’attentions. Elle est en péril et ne peut pas être seulement dépendante de la mise en valeur de la technologie et de l’air du temps, elle doit exprimer sa part de rapport avec la nature et avec l’histoire. L’architecture doit faire rêver. Sans être fou, on peut rêver d’une autre école de Nancy, riche, complexe, qui redonne envie de ville et d’architecture.
Alain Sarfati
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*Mis à jour le 17/11/2021. Dans la première version, il était écrit que Louis XV était le beau-frère de Stanislas Leszczynski quand il était en réalité son gendre. Que Louis XV veuille bien nous excuser.