Comment montrer l’angoisse et le vide d’une ville sonnée par la plus violente attaque jamais connue ? Dans Nocturama*, sorti en salle le 31 août, Bertrand Bonello filme avec toujours autant de grâce la ville abasourdie par quatre attaques terroristes simultanées, commis par une jeunesse moins révoltée qu’elle n’y paraît. Critique.
L’action se déroule à Paris. Une dizaine de jeunes exécutent un étrange ballet dans le métro et les rues de la ville. Pourtant leurs gestes sont précis, des textos donnent de vagues indications, chacun semble suivre le plan. Le genre se fait polar, c’est angoissant. Bertrand Bonello convoque Jacques Rivette pour les filatures au travers de la capitale, et les passages de relais d’une équipe dont on devine que les épaules d’adolescents ne sont pas taillées pour de tels actes.
Du plan dont il est question, c’est aussi de celui du métro parisien, ligne 1, 12 et 13, stations Champs-Elysées-Clémenceau, Palais-Royal, la Défense ou Solférino. Plus intéressé par le geste que par la parole, le cinéaste détaille avec réalisme les horaires, les trajets, les préparatifs. Dans Nocturama, il est facile de retracer l’itinéraire des terroristes dans l’heure qui précède le drame.
«L’idée était d’ancrer l’histoire dans un ultraréalisme géographique pour accentuer le contraste avec la suite dans le grand magasin et ainsi amener le film vers une abstraction», explique le réalisateur**. L’heure s’affiche régulièrement sur les portables d’une génération hyperconnectée mais aussi sur le moniteur de la RATP. Jusqu’à l’explosion simultanée de quatre bombes, que Sarah ne peut s’empêcher d’observer depuis le panorama de La Défense, fascinée.
Nocturama montre un métro moins bondé qu’à l’accoutumée, pas moins sale pour autant. La ville du XXIe siècle est moins luxueuse que la maison close du début du XXe que montrait Bertrand Bonello dans L’Apollonide (2011). Elle en est tout de même très bruyante. Les bruits du métro, les pas de David sur le quai, les clics des touches des téléphones, les portes qui claquent, le train qui freine. Aucune parole de qui que ce soit pour troubler la ville qui geint et, à travers elle, la société qui se plaint. Ce qui pousse ces jeunes adultes à commettre l’irréparable, le spectateur ne peut que le supposer. Au regard des cibles visées (ministère, banques, tour d’affaires, statue de Jeanne d’arc), ce sont les valeurs françaises et le consumérisme qui semblent être dans le collimateur.
La seconde partie de ce diptyque se fait plus onirique. Les terroristes se rejoignent dans un grand magasin parisien, espérant échapper à leur destin tragique. «Le passage de l’extérieur à l’intérieur permet aussi un passage d’une réalité à une abstraction, d’un monde réel à un monde fantasmé»***, précise Bertrand Bonello. Dans le silence de la Samaritaine, entre denrées de luxe et vêtements haute couture, les questions surgissent, la prise de conscience a lieu, l’enfance reprend le dessus mais il est trop tard.
Un peu à la façon d’Henri Bresson dans Le Diable, probablement (1977), le cinéaste filme la jeunesse qui se révolte contre la société qui l’a fabriquée. Ici, la «Samar» se fait le théâtre de la société matérialiste qui fascine, malgré elle, cette jeunesse nihiliste qui se laisse cependant rapidement convaincre de céder aux sirènes de la surconsommation. Le vide de leur idéologie apparaît. L’escalier de la Samaritaine devient alors un décor de cinéma à plateaux multiples : cabaret, dressing, chambre à coucher, salle de bains, salle de jeux, cuisine… Un condensé de la vie qu’ils n’auront pas.
Le titre, Nocturama, par ailleurs titre d’un album de Nick Cave (2003), désigne habituellement la partie du zoo réservée aux animaux nocturnes. Mais, malgré l’observation, la jeunesse qui s’est elle-même enfermée ne livre aucune clé de compréhension. Ces jeunes gens la connaissent-ils eux-mêmes ? Il y a un peu de voyeurisme dans ce pan du film.
Comme Gus Van Sant dans Elephant (2003), quelque chose gronde. Bertrand Bonello a réussi à concrétiser ce sentiment. Dans la suite de la panique suscitée par les explosions, la ville se vide. Ne restent que quelques marginaux, et une étrange jeune fille à vélo qui, cynique ou réaliste, répond au jeune David «c’était à prévoir». Ceux-là deviennent les fantômes d’une ville livrée à elle-même et d’une société en tête à tête avec ses démons.
Le film a été écrit en 2011. Il ne relate donc pas les attentats qui ont touché Paris en 2015 et en 2016. Mais dans le contexte, le cinéaste nous fait ressentir le malaise ambiant qui touche notre société. «On juge une démocratie aux ennemis qu’elle se crée», rappelle André, un jeune étudiant à Sciences Po qui fait partie de la bande. C’est ainsi la société elle-même, capable d’enfanter des monstres, qui se trouve remise en question.
Nocturama est le premier film à arriver sur les écrans dont l’action se passe à Paris et qui traite de ce délicat sujet. Après les attentats du 13 novembre, la sortie du film Made in France de Nicolas Boukhrief, décrivant les préparatifs d’une cellule jihadiste, avait été annulée. Le film Taj Mahal, de Nicole Saada, relatant l’histoire d’une jeune fille prise dans un attentat dans un hôtel de Bombay en 2008 avait été maintenu.
Aujourd’hui, Nocturama, en livrant le portrait d’un groupe de terroristes aux parcours de vie divers, allant du fils de bonne famille au chemin d’énarque tout tracé aux habitants de cités moins favorisés, suggère l’autodestruction de la société. Quant à la ville, passé le choc, elle reprend doucement ses droits.
Léa Muller
*Nocturama de Bertrand Bonello, sortie en salle le 31 août 2016
** «Bertrand Bonello: Nocturama n’a rien à voir avec le terrorisme islamiste », Toma Clarac, GQ magazine, le 29/08/2016
*** «Nocturama: Pourquoi le nouveau film de Bertrand Bonello est aussi beau que dérangeant», Caroline Vié, 20 minutes, le 31/08/2016