Cette rentrée de chroniques de 2021 est marquée par la fin des épisodes de la période « lutte acharnée contre l’administration », mais on va y revenir immanquablement un petit peu cette année par le développement d’un thème si cher à l’administration : le temps.
Au début de l’été, et afin de se rapprocher des organes de presse féminine de plage, la rédaction m’a demandé, comme à chacun d’entre les chroniqueurs et journalistes, quelles ont été les lectures marquantes de 2020.
Le respect de cette date m’a empêché de citer une lecture plus ancienne et à qui je prends la liberté de rendre hommage ici. Il s’agit d’un recueil de petites nouvelles par Ettore Sottsass qui sont autant de considérations sur l’architecture et le design.
L’une de ces nouvelles, objet de ma fascination, parle des ruines… Le postulat de départ en est le constat de la hantise généralisée, dramatique, hystérique, frénétique, convulsive et universelle de la fissure dans le bâtiment.
Un nombre incroyable de clients ou d’amis m’interrogent systématiquement sur les différentes recettes pour les faire disparaître. Et pourtant… Les fissures sont aussi émouvantes sur un mur que les rides sur un joli visage. Elles marquent le temps et en tant que telles elles sont admirables d’après Sottsass.
Les acharnés de la chirurgie esthétique ne peuvent pas comprendre que la beauté d’un visage évolue avec le temps mais conserve un équilibre que les injections et autres tirages détruisent irrémédiablement.
Bref, la fissure est au bâtiment ce que la ride est au visage : une marque du temps contre lequel tout le botox du monde ne peut rien. Le temps passe, hélas ou heureusement (selon le stade de sa psychanalyse), et les efforts pour s’opposer à son cours sont irrémédiablement vains.
J’ai été convaincu à la lecture de cette nouvelle dont j’aimerai partager l’émotion tant il m’a paru légitime de sacraliser la fissure comme témoignage et vénération du temps sur l’architecture, salutaire quand celle-ci est trop clean. Une petite fissure aide à l’appropriation de l’espace.
L’éloge de la fissure est, préalablement, un hommage à Sottsass un designer/architecte admirable, mais également l’introduction d’un propos sur les relations entre le temps et l’architecture.
Pour l’architecture, le temps se mesure à l’aune des différentes catégories de temps. Le temps très court de la fabrication d’un projet : deux mois pour une esquisse de concours, dix mois d’études (plus tous les temps morts des recours et autres récriminations portant sur les fautes de frappes sur le Cerfa n° 13409*07, injures à l’histoire de la pensée architecturale !), dix-huit à vingt mois de chantier, au temps moyen des dix ans pour la garantie décennale et trente ans pour la responsabilité civile, et au temps très long de la vie d’un bâtiment qui, en général, survit à son architecte.
Ces différentes échelles donnent le vertige quand on les compare aux différents temps des monuments historiques, ou au temps des insectes éphémères. En matière de temps, tout est donc relatif, et sans (encore) citer Einstein, la relativité du temps en altère l’appréciation.
A l’intérieur de ces durées, il y a le temps des rides et le temps des fissures qui à l’échelle humaine sont des durées plus sensibles que les quarante siècles des pyramides puisqu’elles intègrent notre propre durée, infiniment dérisoire mais base de toute conscience humaine.
Les Anglais, selon un degré de raffinement révélateur d’une civilisation linguistique plus avancée que le nôtre, ou le contraire, utilisent deux mots différents pour qualifier le temps qui passe du temps qu’il fait. Est-ce mieux ou pas ? La confusion qu’engendre le terme temps en français est-il de nature à permettre la prise de conscience que le temps de la durée est lié au temps des saisons, et imaginer que les fissures sont à la fois un phénomène dû â l’âge d’un bâtiment et à une dimension météorologique.
Mêler la météorologie à l’âge n’est-il pas un phénomène civilisationnel d’un raffinement extrême ? Ne dit-on pas que la brume marine est vivifiante pour le teint, sous-entendu ralentit les rides, si elle favorise les fissures, ce qui signifie également que les conditions météorologiques jouent un rôle dans le vieillissement d’un bâtiment.
Plus que les fissures, les coulures d’eau au coin des tableaux de fenêtres sont disgracieuses au possible. Comme des traces de coulures de rimmel d’une fin de soirée arrosée, ces coulures pluviales négligées sont les marques d’une incapacité du BTP à gérer l’effet du temps sur le temps, ce qui devrait être la qualité première de sa pratique.
Les temps qui passent qualifient également les époques. Chaque époque, dont il a été dit qu’elle annonçait la prochaine, possède ses règles, ses modes. Certains bâtiments sont datés, d’autres franchissent les siècles avec une allégresse qui réjouit l’âme. D’autres encore sont datés au moment même de leur conception. Non parce que l’architecte qui les conçoit est âgé mais parce que le système référentiel préalable à sa conception est erroné, hors des temps présents et/ou futurs.
L’exercice est certes difficile de prévoir comment s’insèrera un bâtiment dans un ensemble urbain en mutation perpétuelle tout en y écrivant une page contemporaine, compte tenu de la difficulté de dessiner ce qui se construit aujourd’hui pour les générations à venir.
Surtout aujourd’hui où l’art de construire se remet en cause quotidiennement, réglementations thermiques après réglementations thermiques et la disparition programmée de la pierre et du béton comme matériaux de parements au profit de l’incontournable isolation thermique par l’extérieur.
Qu’aurait été Versailles s’il eût été RT 2020 ?
Une solution éprouvée pour échapper à la cruauté du ‘has been’ est celle de l’obsolescence programmée qui consiste à dessiner de façon à être d’une autre planète, en dehors des clous de la bienséance architecturale si chère aux revues à la mode et aux afficionados de l’esbrouffe « modeuse » que tout le monde dénonce mais dont tout le monde se repaît.
Il n’y a qu’à écouter les commentaires sur la tour de Massena de Nouvel, OVNI total en rupture absolue avec ce qui se fait, surtout quand on la compare à la Tour Luma, signée Frank Gehry.
Où se situe l’époque ? Au déconstructivisme poussé dans ses limites extrêmes de mettre en scène le déséquilibre ou à la resucée sempiternelle de l’effet Bilbao assaisonné à toutes les sauces de la dépense somptuaire ?
Pas facile de déterminer ce qui colle à l’époque et ce qui dénote absolument par rapport à l’attente de la société d’illustrer une époque par une façon de construire.
Il y a beaucoup de ratés. Prenons la cité de la musique dessinée au cœur des années 80 (hier) par un (ex) jeune architecte porté par une époque, brillant représentant de sa génération nourri par une digestion difficile d’un néo-modernisme tempéré par une conjugaison du néo-classique et des prémices d’un déconstructivisme un peu déplacé quant à l’objet de la cité de la musique invitant à situer qui de Stravinski ou de Bach devait être l’hôte privilégié de ce curieux temple de la musique, et non celui du festival de la bande dessinée d’Angoulême. Ceux qui connaissent Even Meulen, comprendront ce propos.
Ce qui se conçoit à l’aune d’une influence bédéiste est-il digne de représenter un des principaux monuments de l’Est Parisien qui aujourd’hui fait si pâle figure à côté de la Philharmonie de Paris, dont il faut décoder l’inspiration complexe où se mêlent tant de propos si justement témoins de l’époque de sa conception. Une énigme pour le futur sera-t-elle le secret d’une intemporalité qu’on lui souhaite ?
Bref un des bâtiments de cet ensemble philharmonique a pris d’innombrables rides, et l’autre a avalé préalablement la dose de botox suffisante pour garantir une pérennité probable, même si les pigeons d’aluminium se salissent : ce qui est le propre du pigeon !
Ce que nous chercherons à évoquer dans les chroniques à venir est l’élasticité du temps, et son appropriation par les architectes, ou plutôt l’appropriation de l’architecture par le temps, tous les temps, dont les offenses sont si importantes sur la destinée des objets qu’on construit … pour s’en protéger…
François Scali
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