Vous avez aimé le télétravail, seul gain social issu du COVID ? Vous allez adorer retourner à l’office à coups de pied dans le derrière. En effet, la crise de l’immobilier de bureau est telle que pour le gouvernement français il importe désormais, quoiqu’il en coûte d’un nouvel art de vivre, de sauver le secteur à toute vitesse et, plus urgent encore, de sauver La Défense, fleuron parisiano-français d’un centre d’affaires qui craint pour son avenir à plus ou moins court terme.
Le télétravail, dont les merveilleuses vertus nous étaient tant contées il y a seulement quelques années encore a eu des effets totalement inattendus bien au-delà de ceux qu’imaginaient les investisseurs quand, en 2019, les montants investis dans l’immobilier de bureau culminaient à 25 MD€ dans un marché réputé sûr et en constante progression. Et puis les taux d’intérêt, proche de zéro, faisaient chauffer les calculettes des spéculateurs, ailleurs comme à Paris, et La Défense (PLD) envisageait encore ses propres tours jumelles dans un arrogant défi à contretemps bien français. Bon, Poutine n’avait pas encore envahi toute l’Ukraine, Xi Yiping n’avait pas encore viré sa cuti maboul et les maîtres d’ouvrage étaient nombreux dans le monde à faire le même calcul en se tapant sur le ventre. Quelques agences internationales d’architecture idem.
Et puis paf, le télétravail ! Certes, seulement une partie des travailleurs, comme on disait dans le temps, était concernée mais c’était un vrai premier pas vers le retour à l’individualisation des tâches, au respect de la fonction, à la responsabilisation et la confiance en l’être humain, l’inverse du fordisme en somme.
Soudain, l’employé était parfaitement responsable et il était devenu tout à fait convenable qu’il travaille en pyjama depuis sa cuisine. Souvenez-vous des questions existentielles qui avaient alors cours : l’employeur doit-il fournir l’ordinateur portable ? Contribuer au défraiement de l’espace utilisé dans le salon et du coût d’internet ? Sans même parler d’une nouvelle organisation du travail qui rendait caduque la pointeuse pourtant si utile depuis 1840 pour tenir droit les employés, ces enfants qui ne savent pas ce qu’ils font et qui n’ont d’autre désir que de flouer le méchant patron.
Déjà que les entreprises de la Tech avaient les premières inventé le baby-sitting au bureau avec force ambiances comme à la maison, alors autant que les employés restent chez eux pour de bon. En plus, c’est écolo : moins de trajet, moins de harassement pour quiconque autour de la machine à café, et travailler en pyjama, c’est moins de frais de pressing pour les costumes. Alors le télétravail de masse, pour un nouveau paradigme, c’en fut un !
Un succès tel qu’aux États-Unis par exemple, c’est la sociologie de villes entières qui en fut transformée. Pour schématiser, ceux qui le pouvaient sont partis avec leur salaire de Los Angeles, San Francisco, Chicago ou New York pour s’établir dans des villes moyennes tout ce qu’il y a d’agréable, comme à Columbia, dans le Tennessee ou à Columbia en Floride ou Columbia dans le Maine ou le Mississippi afin de vivre en grand style.
En conséquence, les centres financiers – quel comble ! – connaissent aujourd’hui des taux de vacance qui font paniquer les banques ayant investi quand tout allait bien tandis que l’augmentation des taux d’intérêt pour lutter contre l’inflation a fait s’envoler le montant des factures d’aujourd’hui. En France, avec la crise financière survenue dans la foulée de l’inflation, les montants investis en 2023 sur le marché de l’immobilier de bureau ont été divisés par deux depuis 2019 !* À La Défense donc, le taux de vacance, qui s’était envolé depuis la crise Covid, s’est stabilisé depuis deux ans à un niveau très élevé. Il était de 4,6 % en 2019, il était de 14,7 % en 2023, et même à 19 % si l’on intègre les surfaces de bureaux qui ont été libérées mais qui ne sont pas encore commercialisées. C’est près de cinq fois plus que le taux de vacance dans Paris intra-muros, estimé à 4 %. (Cadre de ville, 1/10/2024)** Et encore, sans regarder sous les tapis des remises exceptionnelles sur les loyers ! Et sans compter l’obsolescence accélérée de nombre de tours… La Défense, un symptôme ?
Autant de vacance, ce sont autant de milliers de gens en moins qui fréquentent moins souvent les bars, restaurants, commerces du quartier. Dit autrement, le télétravail n’a nullement fait montre de son inefficacité mais le niveau de vacance induit dans l’immobilier de bureau en France en général, à La Défense en particulier, met en danger tout l’écosystème de ce marché autrefois si lucratif. Un crève-cœur ! Bref, pour le gouvernement, il y a urgence : il faut remettre la France au travail et sauver La Défense !
Certes il y a les personnes qui préfèrent se rendre chaque jour au bureau, ne serait-ce que pour être loin de chez elles, et elles ont bien raison car nous savons aujourd’hui que l’adage loin des yeux loin du cœur se prête tout à fait à l’interprétation Excel quand la bise est venue et qu’une DRH doit faire le tri de qui part et qui reste. Écoutez les infos, les reportages s’accumulent désormais pour expliquer les méfaits du télétravail et je vous fiche mon billet que la communication va bientôt le faire paraître comme un nouveau vice de fainéant. Il n’y a pas d’alternative : il faut sauver le secteur de l’immobilier, et avant tout sauver La Défense, comme il fallait sauver l’orque Willy, coincée dans son aquarium ultralibéral qui aujourd’hui fuit de toute part !
Les chances sont grandes que dans ce pays, on y parvienne, à sauver Willy, mais en retard évidemment et avec une injection massive d’investissements publics, telle que le préconise évidemment l’étude commandée par l’AUDE (Associations des utilisateurs de La Défense) au cabinet Deloitte et présentée le 1 octobre 2024.** Pour autant, l’inquiétude quant au devenir de La Défense n’est pas nouvelle tant elle est intrinsèque à sa création : quel destin pour une copie anglo-saxonne habillée de francophonie ? Ne pas s’étonner donc que ce quartier suive le chemin de ces « centres d’affaires » désormais anachroniques et en déclin.
En effet, la société des services que porte le modèle économique de ces quartiers volumineux en mètres carrés tertiaires semble au bout du rouleau. Ré-industrialiser La Défense ? C’est le paradoxe de la société informatique : en même temps qu’elle permet un flicage des citoyens inconnu de la Stasi et des moyens accrus pour les banquiers de travailler leur obésité, elle offre au citoyen lambda la capacité de cesser d’un coup la course du rat et la possibilité de faire tout seul au mieux de ses moyens.
Cela dit, nous parlons évidemment ici de ceux dont le métier et la classe sociale sont suffisamment influents pour donner des sueurs froides aux investisseurs. La finance en manque d’apprentis-requins ? Au bout de la ligne, cela signifie moins d’impôts pour les communes concernées et des tensions à la baisse sur les salaires de ceux en première ligne dont le métier ne peut pas être délocalisé : travailleurs du BTP, éboueurs, infirmières, attaché(e)s de maintenance d’une société déjà vieille et vieillissant encore. Pendant ce temps, les habitants de Columbia, USA voient leurs impôts flamber pour soutenir le rythme des investissements nécessaires destinés à retenir les nouveaux habitants à fort pouvoir d’achat – lesquels ont importé leur style de vie et exigent les services d’éducation, culturels et de divertissement auxquels ils sont habitués – tandis que les autochtones et leurs enfants ne peuvent plus résider en ville. Même à Las Vegas, le croupier ne peut plus se loger. Alors le croupier de Royan, Charente-Maritime…
D’où la recommandation du rapport Deloitte de développer la reconversion des tours de La Défense en logements, pour étudiants notamment, au titre duquel il s’agit, comme de juste, « d‘assouplir les contraintes réglementaires ». Laurent Hottiaux, préfet des Hauts-de-Seine, cité par Cadre de Ville, explique que cette étude « vise à accélérer les transformations de bureaux en logements, de façon à éviter que, dans quelques années, nous soyons amenés à créer une nouvelle agence de la transformation urbaine, une Anru des bureaux, et à devoir mobiliser des milliards de fonds publics. C’est le risque auquel nous sommes confrontés ».
Que personne ne s’étonne donc si les télétravailleurs tant dorlotés hier sont demain montrés du doigt : il faut sauver Willy, fissa !
Sinon, dans dix ans, quoi ?
Christophe Leray
* Pourquoi le télétravail a démoli le marché de l’immobilier de bureau (RFI, 12/03/2024)
**In « La Défense se redessine aujourd’hui », une étude commandée par l’Association des utilisateurs de La Défense (Aude) au cabinet Deloitte et présentée l 1er octobre 2024. Citée par Cadre de Ville 1/10/2024.