Depuis quelques années, la concertation a laissé de plus en plus de place à la participation. Peu de consultations, en ZAC notamment, ne paraissent plus sans leur lot de «prise en compte de l’usager futur». Tout un programme à la fois énergivore, onéreux et à la plus-value plus qu’incertaine pour l’architecture.
Il fallait déjà mettre d’accord la ville, l’aménageur et son maître d’ouvrage sur un concours d’architecture, il faut désormais prendre en compte les desiderata des futurs habitants qui souhaitent le potager sur le toit, l’atelier de réparation de vélos, la pièce en plus à tout faire (crèche, studio à louer, coworking…), la conciergerie, les box de livraison à domicile, les champignonnières en sous-sol. Sans compter des ‘dressings’, des cuisines ouvertes, des salons avec ou sans loggias, des cloisons modulables… et tout ça dans des bâtiments qui promettent des charges de plus en plus basses, voire à 0€.
Pour compiler les doléances formulées de futurs propriétaires qui signeront un chèque parfois à la limite de la décence pour habiter dans le centre-ville d’une métropole, les maîtres d’ouvrage privés font systématiquement appel à des AMU, pour assistant à maîtrise d’usages. Tout un poème. Ces AMU qui, reniflant le bon filon de l’individualisme poussé à son paroxysme se sont fait la main sur de petites opérations de six, huit, dix logements dans la capitale des ‘néobabs’, trustent dorénavant les consultations les plus en vue des grandes villes.
Même en marché public, pour concevoir des logements sociaux, l’architecte doit faire avec un panel de quelques-uns des futurs locataires pour donner leur avis purement subjectif, illusionnant chacun qu’être locataire du parc social donne autant de droit qu’à celui qui achète pour trente ans. C’est oublier un peu vite que, dans les villes aisées, les bailleurs sociaux sont davantage porteurs d’innovations et de qualité de logements que les promoteurs. A ce rythme-là, pourquoi ne pas demander au migrant ce qu’il pense de la conception du foyer d’hébergement d’urgence ?
Mais, s’il n’est déjà pas simple de mettre d’accord quatre ou cinq familles sur la conception participative de leur futur logement, fabriquer près de 180 logements en plein Paris, ce n’est pas le même sport ! Même à cinq ans des JO. ! Forcément, le but du jeu n’est pas de demander l’avis des 180 ménages, mais d’un «panel représentatif».
A l’échelle du quartier, la concertation est doublée par un AMU dans les équipes de maîtrise d’œuvre, ce qui représente un coût très important. Ces prises en considération des besoins ou des envies de chacun ont également un impact fort sur le déroulé de l’opération, puisque l’AMU entre parfois sur le terrain dès la phase concours. Il faut alors, pour l’architecte, ajouter aux enjeux urbains, architecturaux et politiques de la parcelle, des réponses sociétales.
L’architecte n’est-il pas censé identifier les enjeux, les besoins, et proposer des solutions ? L’aspect sociologique, là où culturellement l’architecte est plus branché sciences humaines et beaux-arts qu’ingénierie technique, ne fait-il pas partie intrinsèquement du métier et du savoir-faire ? Sinon, à quoi bon prodiguer chaque semaine des enseignements de sociologie aux étudiants futurs architectes ?
En enlevant encore des compétences à l’architecte, le maître d’ouvrage délégitime encore un peu une profession qui se perd déjà entre réglementations et multiplicité des partenaires. A force d’enlever le pain de la bouche aux concepteurs (chantier, matériaux, jusqu’au graphisme et aux schémas des A0 de concours…) il faut se demander ce qu’il va finir par leur rester. Une note d’intention livrée en kit avec tous les mots à la mode et quelques lignes sur Autocad ne sont sans doute pas l’essence même des vocations pour un métier dont la réputation et l’image sortent encore un peu plus écornées…
Parce que le jour où Madame X, qui n’aura pas pu dormir à cause des locataires du soir de Monsieur Y, qui avait loué la pièce en plus partagée par tous, ce sera encore la faute de l’architecte qui ne l’aura pas mise au bon étage !
N’est-ce pas donner trop d’importance à des non-spécialistes ? Est-ce qu’avant d’aller chez le médecin, le patient donne son avis sur la maladie qu’il préférerait avoir, en pesant bien sérieusement les pour et les contre et en calculant les délais d’incubation ? Rien n’est moins sûr car sous couvert d’offrir le loisir de participer à la conception architecturale du bâtiment, les maîtres d’ouvrage se gardent bien de tout esprit de pédagogie, refourguant ainsi sans scrupule des appartements mono-orientés vers le nord, ce qui ne gêne en aucun cas la famille Z, qui aura tout de même une double vasque et un double dressing à la livraison. Comme quoi, la vie tient à peu de chose, en l’occurrence à un placard !
Dès lors, il convient de s’intéresser aux arguments, notamment des aménageurs, quant à cette nouvelle demande, qu’ils n’auront même pas à assumer. Prendre en compte l’avis du quartier sur la future programmation, c’est peut-être se prémunir de quelques recours pendant l’élaboration du projet, et ainsi limiter le temps perdu. Néanmoins, il est tout aussi sûr que les mécontents, puisqu’il y en a toujours, ne se priveront pas pour en déposer un ou deux, pour la bonne forme.
La présence d’un ‘rooftop’ sur le toit, d’une pièce à tout faire ou d’un atelier de réparation de vélos favorisent-ils vraiment le vivre-ensemble comme annoncé dans les consultations ? Fédérer les communautés d’habitants autour d’espaces partagés est un des éléments de langage qui accompagnent les AMU. Comme si, à l’ère de l’individualisme, les 250 habitants allaient dans un élan de bienveillance instaurer les apéros du vendredi de l’îlot A de la ZAC Cœur de Ville… du moment que les enfants du voisin se tiennent à carreaux.
Les envies d’un panel de non-spécialistes animés par les images à la mode sont-elles vraiment fiables pour la vie et la qualité d’un projet architectural voulu comme pérenne et évolutif ? Les promoteurs bénissent Instagram et la vague des cuisines ouvertes, même dans des T2, c’est moins cher. Mais dans 5 ou 10 ans, quand la mode sera passée et que le couple W voudra une cuisine fermée, il y aura comme un «hic» pour fermer une pièce en second jour.
L’avis de tous les futurs habitants est recueilli jusque dans les logements. A partir de là, l’AMU laisse la place à un nouveau partenaire, un commercialisateur, cette fois. La start-up offre alors le luxe aux potentiels clients de se prendre pour un architecte. La génération des Sim’s à la vie longue, encore plus quand elle est dirigée par des maires qui ont depuis longtemps dépassé l’âge de la retraite.
L’homme politique est bien plus réversible et évolutif qu’un logement dernier cri. En réalité, sous couvert de réconcilier les habitants au service du mieux-vivre ensemble, de les responsabiliser sur l’entretien des biens immobiliers, de leur faire croire qu’ils ont la main et le pouvoir sur le produit final, les propositions tiennent dans un QCM de trois questions. Car même en pleine campagne, les concepteurs doivent encore respecter les règles urbaines qui prévalent avant toute volonté élective et un projet architectural lauréat d’un concours.
Que ce soit à l’échelle du quartier, du bâtiment ou de la cellule, de la concertation publique à la commercialisation, la multiplication des acteurs dans la prise en compte des doléances de chacun au nom d’une «ville plus inclusive» et au «service du mieux vivre-ensemble» accentue encore un peu plus la fracture entre les métropoles aux populations de classes sociales aisées, draguées effrontément à coups de marketing volage, et des villes de banlieue ou de province, qui doivent faire face à des urgences plus pragmatiques.
Et si finalement, plutôt que d’imposer toujours de nouveaux partenaires, il ne fallait pas envisager de redonner un peu de liberté à l’architecte, afin qu’il puisse de nouveau proposer et réfléchir sur la fabrication de la ville.
Alice Delaleu