
Comment tenir l’idéologie à distance et interroger la notion « d’engagement » ? L’écologie elle-même, incontournable, peut-elle devenir un substitut de la culture, de l’histoire, de la vie ?
« Le seul véritable voyage, ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers avec les yeux d’un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d’eux voit, que chacun d’eux est ». (Marcel Proust / À la recherche du temps perdu).
Tout à coup l’espoir renaît, une école d’architecture propose, comme un frémissement, une « réflexion », un cycle de conférences sur l’Acte de construire. Ce cycle de conférences interroge des praticiens et des théoriciens sur l’identité du monde que l’on est en train de construire. L’acte de construire, un moment essentiel dans la fabrication de l’architecture car l’intelligibilité constructive d’un bâtiment nécessite d’être portée par l’engagement de son concepteur.
Comment, aujourd’hui, l’architecte peut-il encore construire une pensée ? C’est un beau programme s’il évite le piège de la disparition, par exemple quand l’architecture est cachée dans le paysage, ou alors quand il s’agit simplement d’exposer un processus de construction à base de récupération de matériaux. L’idée est d’éviter de parler d’architecture et de proposer simplement de faire « une grotte ou un bunker ».
Penser suppose un effort !
À l’évidence, il faudrait d’abord apprendre à penser, à se reconnecter, ou plus simplement connecter l’architecture et le peuple, le grand public.
« Que pouvons-nous faire ? », me demande l’architecte Stanislas Fiszer. Je lui réponds : « Pas grand-chose, si ce n’est exprimer nos inquiétudes et essayer de parler d’un autre projet possible ». Mais nous sommes dans un monde qui refuse tout débat, toute discussion et peut-être même toute réflexion, alors à quoi bon ?
Le Corbusier demeure sur un piédestal et ses disciples, avec bonne conscience, continuent de prêcher la bonne parole. Les architectes s’interrogent sur l’utilité de l’architecture face au climat, c’est dans l’air du temps. « Penser l’architecture », la question mérite d’être posée mais surtout d’être débattue. Je ne renonce pas !
Penser, bâtir, habiter, voilà le programme.
Le monde de l’enseignement frémit.
Commençons par le commencement : aujourd’hui l’architecture est mal-aimée alors même que les Français aiment leur patrimoine. Il suffit de voir le succès des journées du patrimoine, à croire que l’architecture d’aujourd’hui ne sera pas le patrimoine de demain.
D’où vient ce grand écart ? Le cycle de conférences organisé par Paris-Malaquais fait clairement l’hypothèse de l’engagement du concepteur, mais de quel engagement s’agit-il, quels sont ses fondements ?
L’engagement est à l’origine dans un questionnement, dans les réflexions des utopistes qui, inquiets pour l’avenir de l’architecture, s’interrogent et posent la grande question : « Que va devenir l’architecture quand nous allons passer du pouvoir du roi à celui d’un président ? ». Le changement de régime ne dit rien sur ce que deviendra l’architecture qui n’aura plus la religion ou le pouvoir du prince à magnifier. Entre la monarchie et la république, tout est permis.
La question du sens transforme la construction en architecture.
C’est LA question fondamentale d’un engagement, LA question qui doit être portée par tous les architectes, avant de savoir quel matériau de construction utiliser, avant de savoir si l’émotion artistique sera au rendez-vous.
Aurons-nous encore des commanditaires ? Cette question, oh combien légitime, est une question que l’on peut se poser encore aujourd’hui. Je ne parle pas de clients mais des maîtres d’ouvrage censés commander « de l’architecture ». Pour répondre rapidement, ma conviction est que les seuls commanditaires aujourd’hui sont les architectes eux-mêmes. Lorsque dans une école d’architecture, se pose la question de construire une pensée alors, on est en train de s’interroger sur le véritable contenu que l’on peut donner aujourd’hui à l’idée de l’architecture. Je me suis déjà exprimé sur les mécanismes foisonnants de reconnaissance qui attribuent des prix de toutes natures. Ce qui manque est l’expression d’une pensée qui sous-tende ces récompenses, une pensée qui porte à la fois l’unité, pour ne pas dire l’universalité, de l’architecture et sa formidable nécessaire diversité, quand on sait l’intérêt porté à la biodiversité. La modernité architecturale uniformisante face à l’intérêt porté à la faune et à la flore constitue un paradoxe qu’il serait intéressant d’explorer. Il est toujours possible d’espérer puisque l’Ordre des architectes d’Île-de-France et la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO) ont proposé une matinale afin de « présenter les missions de l’association et évoquer les enjeux de la biodiversité dans les projets architecturaux ».
Ils ont osé le faire. La tentation est grande d’ouvrir quelques orientations, pas une théorie, pas une doctrine, mais juste une série de pistes ouvertes sur l’avenir, sur ce que pourrait devenir l’architecture demain. Voilà un préalable, un début de réponse pour tous ceux qui se demandent s’il est encore possible de « penser l’architecture ».
Construire une problématique devient un préalable. Elle doit tenir l’idéologie à distance et interroger la notion « d’engagement » à moins que l’écologie elle-même devienne le nouvel engagement, incontournable, comme substitut de la culture, de l’histoire, de la vie.
Quelle place donner à la ville, la ville qui disparaît sous nos yeux comme lieu de sociabilité ?
S’interroger sur la place du commun, l’importance que l’on peut donner à l’orientation, celle de l’ouverture sur le collectif, la vie, la diversité, la mixité. La place des vitesses, de ce que l’on appelle la mobilité, nous met devant le défi d’inventer un nouveau rapport entre le centre et la périphérie, entre le centre et la nature. La question se pose également sur le monumental, sur la dimension emblématique de l’architecture, sur son rôle comme marqueur.
Vient ensuite la question sur la place donnée au logement, à l’appropriation, à la diversité, à la fluidité, à l’évolutivité. C’est poser un cadre à l’intérieur duquel on aura des architectes capables de circuler d’une réflexion sur la ville, sur les grands équipements, sur le logement, sur le passage d’une architecture fermée à une architecture ouverte, riche de ses différences culturelles.
Ce travail devrait être un préalable pour que chaque école d’architecture affiche clairement ses orientations, sans hésiter sur la nécessité de repenser l’architecture dans son « utilité publique ». Ces écoles devraient former des dialecticiens capables de passer des questions techniques à des préoccupations artistiques, métaphoriques, capables de s’interroger sur la place de la nature dans l’architecture (je ne dis pas « sur l’architecture ! »), une place poétique. L’architecte serait un homme capable d’écouter ce qu’attend le peuple, avant de répondre trop vite avec sa boîte à outils périmés.

L’actualité est toujours là pour confirmer, ou infirmer, une prise de position
Deux événements retiennent mon attention.
Le projet pour le pavillon de la France en 1970, à l’exposition universelle d’Osaka. Le pavillon était composé de quatre dômes, le plus grand était haut de 31 mètres, trois se chevauchaient et un était seul à côté. Tous blancs, ils brillaient nuit et jour grâce 1 500 feux clignotants.
Un avertissement ? Les feux n’étaient pas encore passés au rouge pourtant la pente était claire. La technique laisse aujourd’hui la place à l’écologique sans plus de réflexion. Le pavillon dérive, c’est normal plus personne ne donne un cap.
J’avais hâte de connaître le projet pour le Pavillon français d’Osaka 2025 :*
Pour l’architecte concerné « Le projet explore l’idée que l’architecture est une scène de la vie humaine et un cadre pour les relations de toutes sortes, avec l’ambition d’offrir un sens de l’accueil et de l’ouverture ». Pour le maître d’ouvrage, « c’est cette lecture française du monde, un hymne à l’amour mais aussi à l’audace et au dialogue, que les visiteurs du Pavillon Français de l’Exposition universelle d’Osaka 2025 pourront découvrir ».
Donc pas de raison de s’inquiéter outre mesure, le pavillon sera immersif et l’architecture évanescente, tout rentre dans l’ordre à Osaka. C’est peut-être un jugement de valeur mais aussi un cri d’alarme de ma part, l’architecture n’est plus qu’une boîte pour les scénographes, elle n’est plus rien.
Mon inquiétude est confirmée par le deuxième évènement pour lequel tous les espoirs étaient permis : la biennale de Venise.
Venise est le lieu d’une refondation biennale de l’architecture. Cette année «le pavillon français propose un dispositif spatial qui crée une porosité avec son environnement immédiat et cohabite avec le chantier de restauration ». Cette structure légère est construite à partir d’éléments réemployés et pensée comme un abri inclusif, un « laboratoire ouvert qui devient un espace d’exposition, de rencontres et de discussion, enrichi des contributions d’école d’architectures françaises et internationales ». Après la restauration du pavillon, il ne restera qu’à restaurer une idée de l’architecture, et là encore tous les espoirs sont permis, le réchauffement climatique réchauffera les ardeurs de tous ceux qui pensent que l’architecture doit concrétiser un sens social, un sens sociétal et pour tout dire un art de vivre, un regard sur le monde qui ne peut pas n’être que catastrophique. La science nous laisse quelques millions d’années de survie, profitons-en !
Pourquoi ce qui ne se fait pas dans les écoles se ferait à Venise ? Le contenu ne tombe pas du ciel, c’est un viatique. Voilà de quoi réfléchir ! Et peut-être penser, à moins que cette idée soit définitivement « ringardisée ».
Espérons que de ces discussions jaillira la lumière et qu’elle ne sera pas clignotante, un vert, un bleu, une magnifique diffraction de la lumière.
Il est urgent de penser et repenser l’architecture et le champ est libre, voire ouvert pour le faire. Je ne peux que féliciter l’école de Paris-Malaquais qui a été à l’origine de l’initiative de cette rencontre : Penser, Construire, Habiter.
Une question essentielle demeure : comment connecter ou plutôt reconnecter l’architecture avec la population ? En considérant qu’il ne suffit pas de construire pour habiter, il faudrait « penser l’architecture comme un projet », comme un témoin qui transmet de la culture et propose un futur. Il faudrait faire, de ce projet, un projet de vie, de diversité, pour sortir du sempiternel « monument », percevoir l’insupportable uniformisation du monde, se défier de la répétition qui ne peut être que mortifère.
« L’architecture comme projet » c’est de la vie, du sens partagé, de l’émotion et une démarche comme soubassement, comme fondation. Un frémissement porté par une architecte qui a osé, dans sa conférence de clôture, mettre en rapport le Palais d’été de Pékin et Ronchamp pour donner tout son sens au rythme et à la variation, à l’émotion. Deux hirondelles ne font pas le printemps, pas plus qu’une malheureuse fenêtre de traviole en Chine.
Alain Sarfati
Architecte & Urbaniste
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