Innovant par sa volonté de sublimer un matériau pauvre, classique par son refus de rompre avec l’histoire, Perret fournit l’exemple même de l’architecte à cheval sur la tradition et la modernité auquel notre époque semble en partie donner raison.
1900. Auguste Perret a vingt-six ans. Comme pour de nombreux jeunes de sa génération, tout semble possible. L’avènement d’autres mondes. La fin du figuratif dans l’art. Des inventions que nul n’aurait imaginées seulement dix ans auparavant. Son histoire familiale est à l’image de l’époque. Son grand-père était carrier par nécessité, son père tailleur de pierre par opportunité, Auguste, lui, sera «architecte spécialisé dans le béton armé». Plus qu’une ascension sociale c’est un saut dans le futur. Plus qu’un métier c’est une vocation. Plus qu’un choix, cela va devenir une obsession.
Alors que l’usage du nouveau matériau commence à se généraliser, Perret fait partie des premiers à avoir saisi l’importance du béton, «tant du point de vue de la solidité, que de l’incombustibilité et de l’économie», et à militer pour que l’utilisation de ce nouveau matériau aille de pair avec une nouvelle façon de construire mais aussi avec une nouvelle esthétique.
Pour saisir la révolution que représente cette démarche, il faut rappeler qu’à la différence du mortier utilisé par les Romains (1/3 de chaux, 2/3 de sable), le béton est plus qu’un simple liant et c’est tout son intérêt. Mélangé à du gravier, le ciment devient béton, puis béton armé lorsqu’on y intègre de l’acier. Peut-on l’utiliser en lieu et place de la maçonnerie traditionnelle ? Peut-il être autre chose qu’une ossature chargée de porter une construction et que l’on soustrait au regard ? Ou peut-il fournir la matière bien visible de l’architecture ?
Le béton moulé du Révérend Parker
De la même façon que l’on imagine les premières voitures comme des calèches à moteur, les architectes conçoivent d’abord le béton comme un substitut de la pierre pour une architecture qui existe déjà. En un sens, quoi de plus logique : ce matériau constitué de composants peu coûteux permet de réaliser à moindres frais à peu près n’importe quelle forme. Dès la fin du XVIIIe siècle, le révérend Parker utilise le ciment qu’il a inventé pour faire des moulages au gabarit et fabriquer des pierres factices de ciment moulé. L’idée de fausse pierre ne choque personne. Au contraire.
En France, la manufacture de Coignet propose aux constructeurs une gamme de décors architectoniques en béton moulé mais aussi, sur demande, des corniches, balcons, pilastres, colonnes et arabesques personnalisées. Faire de l’architecture classique sans recourir aux services d’artisans sculpteurs, à un prix défiant toute concurrence, telle est l’idée qui, Coignet en est sûr, va faire un tabac. Pour loger les ouvriers de l’usine familiale, il construit d’ailleurs en 1853 un immeuble d’apparence haussmannienne avec des moulures figurant un décor de feuilles et de fruits sur les linteaux.
Le béton imitation de Coignet
Ce premier essai incite Louis-Auguste Boileau à reprendre le béton de Coignet pour construire l’église de Sainte-Marguerite du Vésinet (1864). L’édifice a toutes les apparences d’une construction classique : le style est néogothique, les murs donnent l’illusion d’une maçonnerie traditionnelle, Boileau ayant placé des baguettes dans ses coffrages pour imprimer de faux joints dans le béton. Mais d’étranges marbrures noires apparaissent sur les murs sous l’effet de l’humidité. L’artifice tourne vite au désastre. Les critiques fusent. Partisan intransigeant de la vérité des matériaux comme des structures, Viollet-le-Duc dénonce une supercherie qui déshonore son auteur.
Boileau, furieux, s’en prend aux défauts, réels ou imaginaires, du béton «aggloméré», un matériau qui, selon lui, vieillit mal et appelle à son boycott. François Coignet a beau expliquer que son béton n’est pas plus perméable que bien des pierres et qu’il suffit de l’enduire, rien n’endigue la déferlante des critiques, le mal est fait. Discréditée par des expériences tout aussi malheureuses lors de la construction de la digue de Saint-Jean-de-Luz, son entreprise fait faillite en 1875. La pierre factice a vécu. L’équation «à matériau nouveau, architecture nouvelle» commence à s’imposer.
Laloux : du béton oui, mais pour les fondations !
Plus question d’imiter des matériaux tels que la pierre ou le bois. Mais de là à afficher le béton tel quel, il y a un gouffre qui reste gigantesque. Au vu des premières réalisations en béton apparent, le congrès des architectes de Londres de 1909 juge que «l’aspect indigent (du béton) ne convient guère aux façades». Victor Laloux, l’architecte de la gare d’Orsay, ironise sur la passion d’Auguste Perret pour le nouveau matériau : «moi aussi, je fais du béton armé mais je le mets dans les fondations !»
Même Boileau, dont l’intérêt pour le béton ne se dément pas en dépit de l’expérience malheureuse de Sainte-Marguerite du Vésinet, se voit contraint de faire marche arrière : «pour les édifices un peu artistiques (sic), il faut trouver des formes discrètes, ce qui ne semble pas facile avec une matière qui se présente en masse et en surface». Dès lors qu’il s’agit de l’apparence de bâtiments officiels ou d’habitats d’un certain standing, le recours au béton est exclu.
Perret avant Perret
Auguste Perret lui-même sacrifie pendant plusieurs années à la pensée dominante. L’architecte a beau affirmer que «le béton, c’est de la pierre que nous fabriquons, bien plus belle et plus noble que la pierre naturelle», ses constructions ont beau être en béton, elles se gardent bien de l’afficher.
La façade de l’immeuble de la rue Franklin à Paris, sa première réalisation importante (1903), est recouverte de minces plaques de céramique confectionnées par Alexandre Bigot et par de très décoratifs panneaux de remplissage en grès flammé. Un choix qu’il justifiera en 1933 par la conviction qu’«un revêtement était nécessaire à la bonne conservation des fers», preuve s’il en est que, à cette époque encore, le matériau n’inspirait pas franchement confiance.
Huit ans plus tard, Perret semble décidé à franchir le pas mais les esprits, eux, n’ont guère évolué. Sur le chantier du nouveau théâtre des Champs-Elysées, il lui faut composer avec l’architecte officiel du projet, Henry Van de Velde, et plusieurs autres intervenants. Le projet de façade en béton apparent qu’il propose stupéfie tant il paraît décalé par rapport aux codes en vigueur. A la demande du maître d’ouvrage, le mur sera recouvert de plaques de marbre blanc veiné de gris, de blanc et de noir, auxquelles s’ajoutent les bas-reliefs réalisés par Bourdelle.
Le placage de la façade de la salle de concert Alfred Cortot (1928-1929) sera, lui, en dalles blanches poncées de pierre de Semons. Perret n’est pas le seul architecte progressiste à faire le choix de la dissimulation : Henri Sauvage, aussi, recouvre l’immeuble du 26 rue Vavin (1912-1913) des mêmes carreaux de faïence que ceux des couloirs et des stations du chemin de fer métropolitain.
Le précédent Le Coeur
Ancien élève de Baudot, François Le Cœur est parmi les premiers à afficher la matière du béton. Dans le central téléphonique de la rue du temple à Paris (1919-21), les allèges situées entre la double ordonnance de montants verticaux sont traitées en ciment moucheté avec projection à la truelle de bâtons rompus. A l’Hôtel des Postes de Reims (1930), l’architecte joue du contraste entre le gris ambré des granulats de granit breton et le rose des gravillons de la Moselle. Dans sa dernière œuvre, le lycée Camille-Sée à Paris (1934), Le Cœur poursuit ses recherches sur la texture en introduisant dans les granulats des grains de granit rose et de marbre pour modifier la couleur du béton bouchardé.
Comme chez François Le Coeur, les premières réalisations de Perret en béton apparent sont par la force des choses relativement modestes : une église de banlieue, Notre-Dame du Raincy, et une commande de l’Etat dans une zone de Paris sans enjeu ni visibilité, le nouveau bâtiment du Mobilier national dans le XIIIe arrondissement. Qu’importe. Ces deux édifices, réalisés en 1922-1923 et 1936, emportent l’adhésion et lui permettent de décrocher la construction du Musée national des Travaux publics. La commande n’est pas aussi prestigieuse que celle dont rêvait Perret mais il s’agit d’un musée national, situé dans le XVIe arrondissement, qui plus est destiné à promouvoir la construction. Il peut alors déclarer avec fierté : «mon remplissage est constitué de dalles de béton. Je n’utilise pas les revêtements. Le béton se suffit à lui-même».
Hisser le béton au rang de matériau noble
De la nécessité de construire vite, à bas coût et à grande échelle, Auguste Perret entend faire une consécration personnelle aussi bien qu’une double révolution. L’architecte en est convaincu : la beauté du béton l’emporte sur celle de la pierre. «Le béton, c’est de la pierre que nous fabriquons, bien plus belle et plus noble que la pierre naturelle», écrit-il. Au Havre comme à Paris, Perret ne cherche plus à faire passer le matériau pour ce qu’il n’est pas, une fausse pierre, ni à imposer une apparence naturelle, à savoir une matière brute de décoffrage.
Si le béton est assumé, il est également travaillé pour prévenir l’effet massif qui choque déjà tant de contemporains. Avec Perret, le béton présente des surfaces et des couleurs diversifiées sur une même façade. Selon les cas, la matière est simplement enduite pour être protégée, lavée pour faire ressortir le grain du gravier, bouchardé pour obtenir une surface irrégulière. La couleur varie également selon qu’elle est teintée dans la masse ou, plus souvent, liée au choix du ciment.
Concernant le Mobilier national, l’architecte écrit : «tout est en béton. Mais les panneaux sont gris ou verts. D’autres sont jaunes ou roses. Un choix de pierres concassées a permis d’obtenir ces différentes nuances».
Le refus de la tabula rasa
Pourtant, ainsi que le souligneront Johnson et Hitchcock lors de l’exposition organisée sur le style international au Moma en 1932, Auguste Perret a plus à voir avec Berhens et Wright qu’avec Gropius, Oud ou Le Corbusier. En dépit de l’importance tant technique qu’esthétique de l’ossature, qu’aux effets de surface du béton, Perret reste un classique. Si Nervi sublime les capacités autoportantes du béton, si Wright invente le porte-à-faux et si Niemeyer explore très loin les potentialités plastiques du nouveau matériau, le Français reste, quant à lui, attaché à une architecture intégrée dans le tissu urbain européen, inscrite dans le droit fil du classicisme et de la fin du XIXe siècle haussmannien. Ses divergences avec Le Corbusier sur la question de la fenêtre, Perret ne la concevant que verticale et son cadet ne la voulant qu’en bandeau, montre combien le premier s’inscrit dans la continuité historique et le second dans la rupture.
Pourquoi Perret s’arrête-t-il, à mi-pente, au seuil de la modernité ? Pourquoi n’accompagne-t-il pas ce courant qui ne cesse de se développer sa vie durant ? L’homme en avait le courage. Tout dans son œuvre atteste d’une détermination et d’une constance exceptionnelle malgré les incompréhensions et les déceptions. Il n’aurait tenu qu’à lui de faire des concessions pour réaliser le Palais de Chaillot, ce concours qu’il aurait tant aimé emporter. Pas plus qu’on ne peut dire qu’il est un homme du passé, lui qui a précédé et en partie montré la voie aux modernes.
L’explication est plus simple : l’orientation de Perret ne relève ni d’une absence de courage, ni d’un manque d’ouverture d’esprit, c’est un choix, une question de conviction. Face à la tentation de la tabula rasa qui obsède les modernes, Perret constate que même détruite par les bombardements, la ville européenne n’est plus rien si elle renie la rue, son héritage morphologique et artistique.
Le Havre, une utopie perretienne
L’importance qu’il accorde à l’histoire ne le pousse pas à rejoindre les rangs des régionalistes, elle l’enjoint simplement à militer pour une ville plus harmonieuse. A Paris, les constructions de Perret sont un subtil équilibre entre nouveauté et continuité avec l’environnement dominant. Au Havre le béton apparent s’applique à tous les bâtiments, du plus modeste au plus prestigieux, du plus symbolique au plus utilitaire. Quand la pierre établit une hiérarchisation des édifices selon qu’elle est parfaitement taillée ou apparente, utilisée sous forme de moellon et recouverte d’un enduit ou totalement absente de la maçonnerie, la généralisation du béton place tous les édifices sur un pied d’égalité. Au regard des a priori qui caractérisent la dimension statutaire de la pierre et la dimension essentiellement utilitaire du béton, ce choix s’avère révolutionnaire.
Pour Perret, le béton ne permet pas tant de faire autrement que d’offrir une architecture de qualité quel que soit le type de construction. Le Havre se veut le reflet de cette vision sociale apaisée où les signes du pouvoir se mettent à l’unisson de l’habitat environnant. Une ville sans doute moins diverse, plus homogène, plus triste aussi mais moins conflictuelle et construite sur la compétition des egos et les forteresses sociales du Corbu. Cette architecture raisonnable, plus tout à fait classique, sans être tout à fait moderne, mue par un souci d’«égalité par le haut», explique à elle seule le chemin divergent pris par Perret.
Que reste-t-il de l’utopie perretienne ? Pas grand-chose si l’on considère que le béton est majoritairement redevenu ce matériau pauvre que les édifices de prestige préfèrent désormais éviter ou occulter. Sur ce point, la réflexion développée par Perret mais aussi par Le Coeur sur le traitement et l’enrichissement du matériau n’aura pas suscité l’intérêt auquel on aurait pu légitimement s’attendre. La peinture et le placage, le verre et le métal ont gagné la bataille malgré les efforts méritoires de quelques grands noms (Ando, Ricciotti, entre autres).
Franck Gintrand
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