La brigade anti-fumeur a décidé de sévir. En ces temps incertains et de toutes parts menaçants, nous sommes bien aises de la savoir à l’œuvre. Nous l’avons rencontrée en gare du Nord, à la descente d’un train de retour d’un voyage de presse en Picardie. A la fin de ce long trajet, au moment de se quitter, quelques-un(e)s décident de griller une cigarette sur le quai, en plein air, même pas sous la verrière, à plus de 200 mètres du hall d’accueil.
La cigarette à peine allumée, surgit soudain la brigade anti-fumeur. Les poulagas sont en meute, de tous côtés, armés et sapés comme dans un film de série B. Ils flashent leur badge en pleine figure comme s’ils étaient Starsky & Hutch, en beaucoup moins sympathique cependant car ceux-là sont aimables comme une porte de prison.
Avant même le temps d’éteindre sa clope, malgré les mégots qui jonchent le sol, il n’y a pas à argumenter, les hommes de loi ne sont pas d’humeur, comme si ça ne se voyait pas qu’ils sont occupés. La sentence tombe, elle est sans appel : 68€ si payables immédiatement, sinon 135€ si vous voulez vous emmerder avec la paperasse. D’ailleurs ils ont la machine à CB toute prête, comme des marchands de boissons. Notez que nous sommes devant le wagon des premières classes, que nous venons de quitter. Encore heureux qu’ils ne nous enlèvent pas des points de permis de conduire ! Bientôt, à chaque descente de train, pour tous, un alcotest !
Cela invite à plusieurs réflexions. Nous savons tous à quel point la police est débordée, avec tous ces gilets jaunes, ces attentats, ces fous qui devraient être à l’hôpital, ces manifestations de toutes sortes, ces matchs de foot, ces black blocks, ces zadistes, ces déplacements présidentiels et tous ces évènements qui requierent sa présence à longueur de temps, à tel point que les fonctionnaires ont paraît-il accumulé des millions d’heures supplémentaires qui ne leur seront jamais payées.
A moins que, justement, poussés par la faim et la peur du déclassement, pour arrondir leurs misérables fins de mois en somme, ces pauvres ladres soient obligés de faire preuve d’autorité – à 68€ l’unité – au pied des 1ères classe. Alors quoi, dans les commissariats, ils se repassent le tuyau Gare du Nord ? C’est chacun son tour ? Seulement une fois par mois, par semaine, par jour ? Les petits jeunes poulets, ils picorent plutôt du côté des secondes classes ?
Ce qui, il faut en convenir, est moins dangereux que d’aller patrouiller à quelques encablures de la gare, au Bazaristan, station Château d’eau. Parce que là, des clopes illégales, et pas que des clopes, la maison poulagas pourrait en faire provision. Justement, les riverains sont excédés de n’y voir jamais la police. Mais c’est d’évidence risqué et ça ne rapporte sans doute rien que de la paperasse et des emmerdes puisque les petits dealers n’ont pas la carte bleue pour les amendes.
D’ailleurs, quand les policiers font une descente à Château d’eau, comme le 7 septembre dernier (Le Parisien 07/09/19), ils sont 150 ! Cent-cinquante ! Et avec la peur au ventre encore ! La prochaine fois, ils auront besoin de chars d’assaut en soutien ? Si ça se trouve, on envoie gare du Nord les policiers en crise se requinquer et se refaire, les passagers de première classe comme autant de cerises sur le gâteau…
Il n’est pas étonnant qu’ils fassent la gueule ces malheureux policiers-là de la gare du Nord en faisant ce travail. En rentrant chez eux, ils disent quoi à leurs enfants qui ont trop regardé la télé et attendent le superhéros. «Dis papa, t’as fait quoi aujourd’hui ? T’as arrêté des méchants ? Dis papa». «Bah non tu vois fils j’ai passé mon après-midi à taxer des braves gens fatigués par leur boulot et le temps passés dans les transports en commun jamais à l’heure».
Il faut se mettre à la place de ces braves fonctionnaires. Ce ne sont pas eux qui décident, ou alors ils sont ripoux mais les ripoux ne se montrent pas comme ça en plein jour. Donc ils ont des ordres. Je suis sûr que si on leur posait la question, ces hommes-là préfèreraient faire le policier plutôt que l’aubergine pour remplir les caisses de l’Etat impécunieux.
Je vois d’ici les pisse-froid s’offusquer. «Puisque c’est interdit, c’est comme ça. Y qu’a pas fumer !», «pour une fois que la police fait son travail», «et vous vous aimeriez qu’on vienne fumer chez vous ? Hein, vous n’en avez pas marre de polluer la vie de TOUT LE MONDE !» Et nanana nananaire.
Ce n’est pas le point. Ces policiers déplaisants ne se rendent même pas compte qu’à implémenter avec zèle ce qui ressemble à du racket, ils ne font que condamner leur job encore plus rapidement. En effet, chacun sait, ou devrait savoir, des projets du gouvernement concernant la reconnaissance faciale, la France des élites n’en pouvant plus d’imiter la Chine dans ce domaine, pour notre sécurité évidemment.
Ecoutons donc Cédric O, le secrétaire d’Etat au numérique (Le Monde 14/10/19). «[La reconnaissance faciale] offre de nouveaux usages, de nouvelles opportunités». Par exemple ? «Pour tout ce qui nécessite aujourd’hui de se présenter à un guichet ou pour valider une formation en ligne. Expérimenter est également nécessaire pour que nos industriels progressent». C’est sûr que s’il faut un appareil de reconnaissance faciale dans tous les guichets de France, les industriels vont être bien contents.
Et si madame s’est fait refaire le nez et le menton et monsieur recoller les oreilles, qu’ils sortent de la clinique et qu’ils se présentent au guichet de la pharmacie la tête couverte de pansements, ils font comment pour payer le pharmacien si la machine ne les reconnaît pas ? Heureusement, le bon ministre, finaud, a prévenu la CNIL et prévu «une instance de supervision et d’évaluation». Il fallait y penser ! Et puis ‘reconnaissance faciale’ c’est toujours mieux pour la communication que ‘reconnaissance au faciès’.
Toujours est-il que l’euphorie du gouvernement signifie que les jours de la brigade anti-fumeurs sont comptés. Bientôt, le pékin qui s’avisera de fumer une clope dans un endroit interdit sera immédiatement reconnu et son amende directement prélevée sur son compte avant même qu’il soit rentré chez lui.
L’Etat ne renoncera en effet jamais à une loi coercitive susceptible de lui permettre de mieux contrôler et dépouiller sa population. Par contre, l’Etat va renoncer sans difficulté à payer les poulets de la brigade anti-fumeurs si des machines font le taff plus rapidement et plus efficacement qu’eux. Pauvres policiers de la gare du Nord qui rejoindront bientôt le poinçonneur du métro au rayon des vieux métiers disparus.
«Dis papa, tu as fait quoi aujourd’hui ? Tu as arrêté les méchants fumeurs en plein air de la gare du Nord ?» «Hé non fils, c’était le bon temps, aujourd’hui j’ai voulu pointer à Pôle Emploi mais la machine à reconnaissance faciale était en panne et je n’ai pas pu accéder à mon dossier. Alors ce soir ce sera patates au beurre» !
Le rapport à l’architecture ? Je me souviens de la visite d’un collège à Mirecourt, dans les Vosges, avec Laurent-Marc Fischer, associé d’Architecture Studio qui a conçu l’ouvrage. Nous étions en 2004 et l’architecte présentait le premier bâtiment en bois de l’agence. Au fil de la conversation, l’aspect de la sécurité dans un collège fut abordé. L’homme de l’art avait évidemment pris en compte toutes les recommandations du cahier des charges à ce sujet.
Il avait cependant ménagé quelques endroits un peu plus discrets où échapper quelques minutes non pas tant à la surveillance qu’au regard des camarades, pour échanger un baiser furtif, une promesse croix de bois croix de fer, quelques billes ou des peines que seuls des enfants peuvent partager.
Cette attention – subtile car elle n’était écrite nulle part – m’avait touché et j’avais trouvé cette foi en l’homme, même encore enfant, finalement rassurante. Plus rassurante en tout cas que n’importe quel dispositif policier d’espionnage. De mémoire, le collège de Mirecourt n’a jamais souffert d’un quelconque incident lié à ce détail d’architecte.
Aujourd’hui, sous prétexte de lutter contre les incivilités, ce flicage constant et de plus en plus envahissant fait déjà partie de nos vies. Si ça se trouve, ils ont ajouté des caméras à Mirecourt pour couvrir les angles morts. Déjà les architectes réfléchissent à la place des caméras qu’on leur impose afin qu’elles soient le plus discrètes possibles et ne dénaturent pas la façade. Bientôt, dans le lot mobilier, il y aura la sécurité et je recevrai des communiqués de presse de tel ou tel ayant dessiné jusqu’aux détails de la caméra et du sas de reconnaissance faciale. Il n’y aura bientôt plus d’angles morts.
Alors pour les pisse-froid, j’ai de mauvaises nouvelles car ne n’est que le début. Un papier jeté par terre parce que la poubelle est pleine ? 68€ ! Traverser hors les clous ? 68 € ! Traverser dans les clous mais avec le petit bonhomme rouge ? 68 € ! Et pour la vieille et son déambulateur qui s’y est prise trop tard. Bip, bip, BIIIIIIIPPPPP : 528€ pour lui apprendre à bloquer la circulation !
Et la maman ou le papa excédé après une journée pleine de contrariétés qui, plutôt que lui expliquer gentiment la vie pendant vingt minutes, file une taloche au gamin qui a fait exprès de faire tomber sa petite sœur ? 2 968 € et les services sociaux qui vous attendent déjà devant chez vous avec le taser ? La crotte du chien qu’on fait semblant d’oublier ? 68€ ! Un coup de tatane au chien qu’a chié partout ? 200 € pour le coup de tatane + 68€ pour les crottes, 68€ par crotte ! Et hop, tiré direct de votre compte en banque. Et pour récriminer, bonjour !
La machine à reconnaissance faciale ne fait pas la fine bouche, c’est à cela qu’on reconnaît une machine. Un argument, en faisant les courses, entre madame et monsieur et des insultes ? 68€ pour elle, le goulag pour lui ! Trop salée la nourriture des enfants (l’espion est dans le frigidaire) ? 68 € plus une rééducation alimentaire avec stage payant obligatoire ! Un gamin qui va se coucher sans avoir mangé ses épinards ? 68€ car qui va payer la sécurité sociale quand il sera malade un jour, hein ? Et pour l’atrabilaire insomniaque à cause de tous ces fumeurs en plein air, 328€ d’amende pour avoir gardé sa lumière allumée après 10h du soir et le couvre-feu. ET LA PLANETE ALORS !
Qui en France veut vivre comme en Chine dans le meilleur des mondes* ?
Exactement !
Je ne sais pas ce qu’il faut faire face aux frayeurs vertigineuses, et pour tout dire imbéciles, des pisse-froid mais je sais qu’il faut résister. Comment ? Je n’en sais rien. En continuant de fumer en plein air peut-être même si ce n’est pas très bon pour la santé. Ou, pour ma part, faire ce qui est à ma portée : décrypter les intentions funestes des premiers de cordées aux âmes grises comme leurs costumes sans joie.
Ce faisant, puisqu’en l’occurrence on ne peut compter ni sur le gouvernement ni sur les industriels ni sur la science – encore moins sur la science à ce sujet – je me dis que les architectes, comme Laurent-Marc Fischer à Mirecourt, ont peut-être encore les moyens de créer, discrètement, l’air de rien, des endroits, des recoins où préserver l’intimité du citoyen. Au moins pendant un temps, avant qu’une nouvelle brigade ne s’en aperçoive et n’intervienne pour notre bien.
Christophe Leray
*Lire ou relire l’impérissable Meilleur des mondes d’Aldous Huxley