Il est possible d’avoir une haute opinion de son métier et de ses talents sans dommages pour l’ego. C’est le cas de Anne Forgia et Didier Leneveu (ARTEO). Les écouter et visiter avec eux leurs ouvrages est retrouver ce qui fait l’immanence de l’architecte artiste et technicien, intellectuel et artisan. Ils sont quelques maîtres d’ouvrage à ne pas s’y tromper. Portrait.
Rarement agence d’architecte aura fait montre d’aussi peu d’ostentation. Dans une petite rue d’un quartier populaire, Anne Forgia et Didier Leneveu (ARTEO) reçoivent avec une simplicité désarmante. Les parquets en bois non ciré grincent, aucun protocole élaboré ne préside à la réception du journaliste, qui les a sollicités, le look n’est pas étudié, les photos-portraits de cet article encore moins. «Au niveau de la communication, nous n’avons pas toujours été très bons», offre Anne. C’est un euphémisme à l’heure où nombre d’agences communiquent avant même d’avoir construit. D’ailleurs Didier précise immédiatement : «Nous ne sommes pas complémentaires car, tous les deux, nous faisons de l’archi». Sous-entendu, ils restent concentrés sur ce qui fait l’essence de leur métier. «Nos projets correspondent à qui nous sommes», dit Anne.
Ils sont amis, depuis le lycée. Anne, fille d’architecte, avait, par goût, sa voie toute tracée. Didier lui se destinait à la B.D. «Tu dessinais très très bien», assure Anne encore aujourd’hui. «Je dessinais tout le temps», acquiesce Didier. Après le Bac, Didier rencontre le père d’Anne, lequel se montre dubitatif. «Tu n’es pas sûr de gagner ta vie avec la BD», lui dit-il. Il parle d’architecture et se montre «assez persuasif». «Je me suis dit ‘pourquoi pas’. La première année ne m’a pas convaincu puis un projet a provoqué le déclic ; je pouvais dessiner tout en ayant des problèmes techniques et intellectuels à résoudre», se souvient Didier. Les vocations sont parfois fortuites.
Après le diplôme, Anne passe huit ans chez Jean Nouvel. Pendant ce temps, Didier promène sa bonne humeur de «charrettes ponctuelles» en «concours qui n’intéressaient personne». On lui propose une «petite scéno» pour laquelle il monte une «micro structure». Derrière la facétie, il ne s’agit rien moins que de la maîtrise d’œuvre du Musée de la Résistance Nationale à Champigny ou de la réhabilitation, extension et surélévation d’un immeuble d’habitation à Paris beaucoup plus novatrice, en 1991, que sa façade ‘parisienne’ sur rue ne le laisse deviner. Jeune maman, Anne quitte Nouvel et les deux compères décident de créer leur «truc», qui leur vaut (ils ne le disent pas) les Albums de la jeune architecture 1993.
Un ami architecte suisse travaillant pour ASF (Autoroutes du Sud de la France) les a entre-temps associés sur plusieurs concours de péage – décidemment l’amitié n’est pas un vain mot chez ces gens-là. En 1994, ils emportent celui des gares de péages de Cabariot et Tonnay-Charente avec un concept structurel et architectural de leur invention. Les ingénieurs des Ponts&Chaussées sont médusés et les attendent au coin de la faisabilité technique et financière. «Le projet leur faisait peur», expliquent Anne Forgia et Didier Leneveu, encore hilares rien que d’y penser. C’était encore, sous François Mitterrand, l’époque des grands projets et chaque président de grosse société voulait peaufiner son «image archi». L’ouvrage fut très largement remarqué et primé, notamment par le prix OTUA de la plus belle charpente métallique en 1998 et par le Ruban d’Or 1997 du ministère de l’équipement.
Un succès qui ne doit rien au hasard. Leon Forgia avait étudié avec l’ingénieur Bernard Lafaille et transmis à sa fille la passion de la construction en métal. Quant à Didier, il avait gardé de son père ouvrier métallo une affection pour le métal et le goût du Meccano. «Chez Nouvel, j’ai beaucoup travaillé en structure métallique», se souvient Anne. «C’est un domaine dans lequel nous sommes très à l’aise», confirme Didier. En 1984, ils avaient fait ensemble le voyage en Angleterre pour aller voir «toutes les œuvres de Foster», relève Didier. Mais ce ne serait pas leur faire justice que de réduire ce projet à la seule charpente.
«Nous allions aussi en Italie voir les villas Palladienne», souligne Anne. Bref, ces gares de péages – «une grande voile posée sur un plan d’eau» – étaient une création liée à son contexte (arrivée vers la mer, mise en scène poétique du site) plus qu’une œuvre technologique. Au dernier moment, les ingénieurs d’ASF leur ont retiré le plan d’eau initialement prévu, soi-disant pour une question de budget sachant que le projet, dans sa totalité, coûtait à peine plus qu’un kilomètre d’autoroute. Mais ARTEO – ARTEO ARCHITECTURES était d’ailleurs le nom de l’agence de cet ami suisse – était née.
La charpente et le bardage en métal furent une constante de leurs premiers projets, des bâtiments industriels pour des maîtres d’ouvrage privés. Une formation fondatrice en ce sens que cette «période dans le privé» leur a permis d’aborder nombre de thématiques qui ne seront à la mode que 10 ou 15 ans plus tard et d’affiner tant leurs capacités techniques qu’intellectuelles. Anne, qui se souvient n’avoir alors jamais visité une usine, découvre par exemple le monde industriel et ouvrier sur le site de Valéo à Limoges.
«Ce qui m’intéresse en architecture est justement de voyager dans la société, c’est pour cela que nous sommes contextuels», dit-elle aujourd’hui. «C’était une période très intéressante intellectuellement», ajoute Didier. Comprendre comment marche une usine d’incinération, un centre de recherche ou une usine de traitement des déchets les enthousiasme au plus haut point. «Il n’y avait pas d’architectes et pas d’argent à l’époque : comment diminuer les surfaces bâties tout en faisant des projets acceptés par les gens ? Comment rationaliser les process pour diminuer les impacts sur l’environnement?», dit-il.
Ces recherches finiront dans une étude dont le titre ‘Beau et pas cher’, en dit long sur leurs intentions et les progrès réalisés. Ils étaient des précurseurs mais ne le savaient pas encore. Les maîtres d’ouvrage non plus. Dans la salle de réunions, des projets non construits d’incinérateurs, affichés au mur, et qu’eux-mêmes ne pensent pas à présenter dans leur book, sont incroyables. L’un d’eux était une structure avec des bandes de lavande, «une usine bouffée par la végétation», disent-ils. Dans un autre, ils étaient parvenus à faire quasiment disparaître le bâtiment et la cheminée dans les courbes du relief Pyrénéen. Pas un mince exploit.
Ils s’inquiètent soudain devant la surprise du journaliste, ne veulent pas se retrouver enfermés dans l’architecture du métal et des incinérateurs et dans le passé. Mais découvrir cette période éclaire d’un regard nouveau les projets qui suivront bien plus tard. Ce que Didier résume de la façon suivante : «nous sommes depuis toujours préoccupés de donner un confort de travail en faisant rentrer la nature dans le bâtiment». Et quand les industriels ont cessé de construire de nouveaux bâtiment en France, mondialisation oblige, l’image d’architectes maîtrisant parfaitement la technique leur a permis d’être retenus pour des équipements publics.
L’Institut des métiers de l’Artisanat de Villiers-le-Bel est sans doute l’ouvrage marquant de cette transition où une toiture unique, conçue comme une cinquième façade sans superstructures apparentes, abrite sous forme de bâtiments autonomes les grandes parties du programme (bâtiment de la restauration, bâtiment du pôle alimentation, bâtiment du pôle automobile, bâtiment de l’administration, amphithéâtre, etc.). «C’est une référence à la cité idéale de Palladio, les rues intérieures en perspectives, les façades animées de fresques colorées accentuent la mise en scène des espaces», explique Anne. Ce bâtiment a obtenu le prix Technal 2004.
Le pôle commun de recherche informatique d’Orsay traduit lui la mue effectuée du bâtiment industriel vers le pôle scientifique et technique avec toujours le même souci de l’environnement et du paysage, fut-il, comme ici, totalement inventé. «Cette envie de concilier nature et architecture n’est pas un argument HQE, plutôt une conception de l’architecture ; ce qui est aujourd’hui un argument de vente est pour nous un argument d’architecture».
Ils ont gardé encore un fonctionnement lié à leur ‘non complémentarité’. Ils font les concours ensembles, et souvent aussi les études. «Une addition de matière grise», disent-ils. Le chantier est «à qui le prend, l’un ou l’autre». «Nous souhaitons garder un contrôle aussi proche que possible de notre architecture, de la conception à la réalisation, nous aimons la production», disent-ils. «Et nous ne savons pas très bien gérer du personnel». Ils éclatent de rire.
S’ils ne sont pas rentrés dans un fonctionnement d’agence et s’ils nourrissent une vision «artisanale» de leur métier, ce n’est pas par romantisme ou manque d’ambition. «Nous voulons garder les mains dans le cambouis, prendre nos responsabilités par rapport à un projet parce que c’est le nôtre», explique Didier. Le maître d’ouvrage généralement apprécie. «Dans ce cadre, il y a un vrai retour d’expérience, nous testons en vrai les applications de nos dessins. En France, le bagage technique des architectes est assez faible, nous nous sommes forgé le nôtre en essuyant les plâtres». «J’aime suivre mes projets», confirme Anne. «Nous rencontrons sur les chantiers des artisans qui nous apprennent plein de choses et cela devient un réseau d’intervenants avec lequel nous aimons travailler», disent-ils. C’est encore dans le cadre d’un ‘réseau d’amitié’ qu’ils travaillent à l’occasion en association. «Parfois la famille s’agrandit un peu».
Au-delà de ce goût pour la production – ils travaillaient déjà tous deux en agence avant même d’intégrer l’école d’archi – et du fait que, l’informatique aidant, il y a beaucoup moins besoin aujourd’hui de ‘petites mains’, il y a au moins deux autres raisons, tout aussi fondamentales, à leur fonctionnement resserré. La première est liée à l’idée qu’ils se font de leur métier. «Il n’y a pas d’échelle d’architecture : un projet est intéressant indépendamment de sa taille. Or, avoir beaucoup de monde en agence oblige à créer une grammaire. Notre fonctionnement nous contraint à nous ‘interroger et nous remettre en question à chaque fois, nous ne sommes jamais en situation de recycler des projets. Ce que nous développons, ce sont des idées ; nous avons des dadas intellectuels, pas formels», explique Didier.
La seconde est que l’embauche d’un employé ou d’un stagiaire se transforme généralement en «super expérience». «Nous sommes disponibles pour eux comme nous le sommes pour un maître d’ouvrage et nous aimons bien transmettre. D’ailleurs je n’enseigne pas mais j’aurais bien aimé», assure Anne. Ils déplorent sans juger la «rapidité» des étudiants vis-à-vis de l’image et leur manque d’expérience «vis-à-vis de l’espace». En clair ils se perçoivent comme le ferait un maître d’art en son atelier : indépendant, individualiste, attaché à l’unicité et la pertinence de ses œuvres, connaisseur du passé et tourné vers l’avenir avec la volonté de transmettre son savoir à quelques apprentis triés sur leur seule motivation.
Le réaménagement de l’ancienne gare de Jeumont en plateforme d’art et de technologie numérique symbolise assez bien leur capacité à appréhender toutes les données objectives et subjectives d’un projet.
Cette médaille à son revers, et encore. En effet, les maîtres d’ouvrages ont désormais tendance à s’appuyer sur un chiffre d’affaires ou sur la supposée expérience d’ouvrages déjà réalisés. Ils retiendront, pour simplifier, l’agence qui a déjà dix crèches ou dix musées ou dix programmes de logements à son actif – en clair des RE-FE-REN-CES – plutôt que des architectes qui, dans leur volonté de réfléchir à une problématique donnée, vont lui demander autant d’efforts qu’à eux-mêmes. Au final, cela a du bon. «Les maîtres d’ouvrages qui nous sélectionnent sont donc souvent des gens éclairés, qui comprennent et aiment l’architecture», disent-ils.
Anne Forgia et Didier Leneveu peuvent avoir le sourire. Le vrai luxe de l’architecte, ils savent.
Christophe Leray
Cet article est paru en première publication le 27 novembre 2007 sur CyberArchi