«Un dimanche, Arnaud est passé à la maison et, de but en blanc, me dit : ‘Je m’installe demain, tu me suis ?’», se souvient Patrick. Cinq ans plus tôt, alors qu’Arnaud Basselier et Patrick Jarzaguet, chacun titulaire d’une bourse, étaient étudiants à Georgia Tech (Atlanta – USA), ils s’étaient promis de s’associer et de créer leur propre agence. Portrait.
Le temps avait pourtant passé. Patrick travaillait dans une petite agence dans l’Oise, près de chez lui, après un passage à Architecture-Studio. Arnaud vivait une expérience similaire après un passage chez Valode&Pistre. Mais ce dernier venait de décrocher un projet d’aménagement d’un local commercial près de la place de la Bourse, à Paris. «C’est maintenant ou jamais», dit Arnaud ce jour là. Patrick a suivi. Le lendemain, un lundi, B.J.A. naissait dans un local près de la Bourse. Treize ans plus tard, leur agence s’y trouve encore mais une rue plus loin, rue Feydeau.
Sur la photo, Arnaud est le grand brun à l’air pas commode et Patrick le petit à l’air gouailleur. Et si leur amitié, pas seulement professionnelle d’ailleurs, semble tenir du mariage de la carpe et du lapin, un des liens forts qui les unissent est certainement une vision partagée de l’idée qu’ils se font de leur métier. «Nous sommes architectes AU quotidien», disent-ils en substance, en référence à la polémique qui a éclatée l’an dernier lors de la nomination de l’Equerre d’argent opposant ‘gesticulation et architecture du quotidien’. Et ce n’est pas la moindre de leur fierté.
Arnaud, qui parle peu mais avec un ton direct qui peut effectivement ressembler à de la brutalité précise : «Nous sommes extrêmement éloignés des stars médiatiques. Nous ne développons pas de plan de communication, nous n’allons pas aux cocktails ou aux raouts professionnels,» dit-il. Pour résumer sa pensée, il ajoute enfin que ni l’un ni l’autre n’ont «d’ego surdimensionné». Fermez le ban ? Non, pas encore. «Nous ne voulons pas rentrer dans ce jeu où l’on fait de l’archi pour épater les confrères. Il y a à notre avis une grande dichotomie entre les attentes des architectes et celles des utilisateurs et des maîtres d’ouvrage, même si certains d’entre eux sont aujourd’hui sensibles à l’architecture d’image», reprend Patrick. «L’architecte se fait plaisir, nous nous essayons de faire plaisir ; ce qui ne signifie pas compromission permanente ou que l’on va faire une merde pour le plaisir du maître d’ouvrage. Mais notre satisfaction naît du bonheur d’un maître d’ouvrage d’utiliser son bâtiment,» poursuit-il. Un langage taillé pour se faire que des amis dans leur milieu. Ils n’en ont cure et comptent quelques relations amicales parmi leurs confrères.
Architecte au quotidien, qu’est-ce que cela signifie ? C’est d’abord pour eux tous les deux synonyme de qualité de vie. A l’agence, suffisamment vaste pour les trois ou quatre collaborateurs qui y travaillent, on évite les charrettes, on prend ses week-ends et on n’est pas le nez dans le guidon 24h/24. C’est un choix de vie. Famille, enfants, kitesurf en Vendée pour l’un, sortie en mer sur ses bateaux à La Rochelle pour l’autre. Architecte est pour eux un métier. Un métier qu’ils adorent, qui les passionne, qu’ils pratiquent avec quelques talents et avec une rigueur et un sérieux indiscutables, mais un métier.
«Nous sommes les architectes de l’anti-geste», soutient Arnaud. «Les stars travaillent toujours sur des projets emblématiques, et tant mieux, mais nous nous ne pouvons pas nous amuser à faire de l’architecture-objet pour un IME (Institut médico-éducatif) ou un prototype de façade pour une crèche,» dit-il. «D’ailleurs j’aimerais voir à l’œuvre Gehry ou Zaha Hadid et d’autres sur une crèche à 1,5 millions d’euros avec un programme contraignant ; l’architecture carte blanche c’est facile,» se marre Patrick, qui subodore que la majorité de ses confrères s’inscrit dans une démarche similaire.
S’ils se désolent de l’importance prise par l’image en architecture au détriment de la fonction ils savent cependant que la problématique n’est pas si simple à résoudre. «Nous sommes la dernière génération avant celle issue de l’informatique. Et l’on s’aperçoit des difficultés à produire et créer des idées avec l’informatique. Mais, même nous, on s’assure que les pers sont belles et nous-même nous faisons avoir et influencer dans un jury par la plus belle pers,» souligne Patrick. «L’architecture est devenu un produit de mode,» résume Arnaud avec son mordant pince-sans-rire habituel.
Alors c’est vrai, ils enquillent les petits équipements publics – crèches, petites écoles, IME, centres sportifs, etc. – mais cela ne les empêche pas, à défaut d’échafauder de «grandes théories», de conduire de vraies réflexions d’architectes qu’ils déclinent et épuisent en quelques projets, ce qu’ils appellent «développer puis dévoyer une idée». Ils se souviennent ainsi d’une période ligne brisée, d’une période boîte en suspension, d’une période sérigraphie, etc. Arnaud insiste sur leur attachement à la «cohérence» de leurs projets quand Patrick révèle qu’ils passent «beaucoup de temps sur la fonctionnalité des plans». Et, surprise, «nous pensions n’avoir pas trop de style mais, au bout de quelques années, on s’aperçoit que des gens parviennent à nous citer», relève Arnaud.
Une de leurs crèches fut d’ailleurs particulièrement remarquée. A l’agence, les images sur les murs sont toujours celles du concours en cours. Un concours perdu est immédiatement archivé tandis qu’ils passent et repassent leurs réalisations au filtre d’une critique, la leur, particulièrement acérée. Leur architecture n’est pas modeste, au sens qu’elle est issue d’un vrai savoir-faire, d’un talent, d’une réflexion aboutie. Mais les budgets le sont, et eux aussi : ils ne voient dans leurs ouvrages que les erreurs.
Architecte au quotidien, c’est aussi se cogner avec le quotidien des architectes. Quelques remarques et anecdotes en vrac.
– Les BET : «La relative modestie de nos projets n’intéresse pas un BET et il n’y a donc pas de synergie possible. Du coup un porte-à-faux de 50cm devient compliqué pour eux».
– Les maîtres d’ouvrage de mauvaise foi : «On se souvient de l’un d’eux qui nous annonce tout de go ‘l’indemnité, vous ne l’aurez pas en totalité car je me débrouillerai pour que votre projet soit jugé non conforme’. Il ne voulait pas payer et avait pris soin d’exiger que la notice architecturale soit écrite en avant-garde 12, avec une largeur de marge définie, etc. Si ce n’était pas le cas, le projet était déclaré non conforme». «C’est rare», sourit Arnaud. «Mais ça nous arrive de nouveau», soutient Patrick.
– Les programmistes : BJA n’a aucune difficulté à retrouver de mémoire les cas où les architectes invités à concourir doivent se rebeller devant l’inanité d’un budget par rapport à un programme. Avec l’inquiétude pour eux de se retrouver en position de franc-tireur quand les confrères font le dos rond. A cela s’ajoute ce sentiment de culpabilité d’être obligé de concourir sur un budget grossièrement sous-évalué sachant qu’il faudra plus tard tout renégocier. Là aussi, ce sont les archis qui se retrouvent en première ligne sans qu’ils aient aucun contrôle en amont. Et tous n’ont pas la verve, le talent épistolaire et l’influence d’un Rudy Ricciotti pour remettre les maîtres d’ouvrage inconséquents et/ou incompétents et ou insincères à leur place. Les architectes au quotidien ne peuvent se griller avec un maître d’ouvrage. «Dans certains cas nous aurions du dire ‘Stop’,» soupire Patrick
– La responsabilité et le partage des honoraires : les maîtres d’ouvrage imposent de faire appel à de plus en plus d’intervenants, sans que cela ne soit toujours nécessaire. Puis il faut discuter pied à pied pour le partage des honoraires mais le seul qui doit porter toute (ou presque) la responsabilité, c’est l’architecte.
«La première question que l’on se pose est : est-ce qu’on y va ou pas ?» résume Patrick.
Encore ce ne sont là que tracasseries. Plus insidieux est la spécialisation qu’opèrent les maîtres d’ouvrage afin de diminuer, selon eux, leurs risques ; les fameuses références. «Aujourd’hui, sur dix concours qu’on nous propose, il y a six crèches,» explique Arnaud, exagérant à peine. Il a suffit qu’ils en gagnent une et c’était parti. Avant il y eu les gendarmeries jusqu’à ce qu’elles deviennent des PPP. Aujourd’hui, ce sont les IME, les crèches et les écoles. Autant d’établissements qui sont le quotidien de l’agence. Sauf qu’il faut sortir de ces cases piégées. «On y arrive mais c’est dur». «Aujourd’hui, nous sommes tenus de réfléchir à une stratégie plutôt que de se focaliser sur les concours qui nous plaisent,» disent-ils. Ce qui ne les empêche pas de gagner des concours «plus gros, plus loin» qu’il y a quelques années, et de continuer à édifier des crèches.
Tout cela écrit, il ne faut pas se méprendre. B.J.A. n’est pas le bureau des pleurs mais celui de deux architectes lucides quant aux limites de leur métier. La passion n’en est pas moindre pour ces deux hommes issus de la «génération Légo». Arnaud a toujours voulu être architecte, même contre son père qui, le voyant très bon élève en maths, rêvait pour lui d’un destin d’ingénieur. Les études de Patrick furent plus laborieuses mais il est lui aussi arrivé à ses fins. Et c’est finalement sur les chantiers que, pour eux, cette passion se matérialise véritablement. «Tu vois les trucs se monter en 3D,» relève Patrick. «La jouissance du béton, ce n’est pas de l’architecture de papier. Notre job, c’est une chance, il y a un vrai résultat au bout. J’ai des potes financiers qui sont envieux de notre métier car c’est quelque chose de tangible et, au final, nous sommes confrontés en direct à nos créations». C’est là souvent que, disent-ils, se créent les «connivences» avec les maîtres d’ouvrage, avec les entreprises. «J’AIME les rapports humains du chantier», insiste Arnaud.
Alors pourquoi ne pas se lancer dans un plus grand bain, prendre de plus gros risques (bien qu’ils en prennent déjà, à leur façon) sur de plus gros concours, développer l’entreprise ? D’abord ils sont tous deux au final d’une timidité déconcertante. Puis ils ont trouvé ensemble un modus operandi qui leur permet de contrôler toute leur production, une réticence à déléguer qui est sans doute un frein à la croissance de la structure alors même que l’ambition est sous-jacente dans la manière dont ils traitent certains projets. Mais, surtout, «à la vérité, nous n’avons pas assez faim,» révèle Arnaud dans un grand sourire carnassier. «Nous avons des vies personnelles qui nous vont bien, nous passons du temps avec nos femmes et enfants. Certes nous avons un métier qu’on adore et qui nous offre la chance de ne jamais crever la dalle mais, surtout, nous avons une autre vie après l’agence».
Et si c’était justement cet équilibre – le bonheur est à l’agence et hors de l’agence – qui était finalement la clef de leur réussite…
Christophe Leray
Cet article est paru en première publication sur CyberArchi le 5 novembre 2008