Il ne fut pas beaucoup question d’architecture à la COP 27. Or, secrètement, tacitement, la pratique de l’architecture est toujours partie prenante dans les arbitrages politiques. Vers un régime du soin pour la nature en architecture ? L’architecture politique au service de la transition écologique ? Chronique de la catastrophe annoncée avant, pendant et après les météores. (III/III).
Il est frappant d’observer que les mesures de prévention et d’adaptation au changement climatique font l’objet d’initiatives privées remarquables engageant de nouvelles formes d’économie et de modes de vie, dont les médias se font volontiers l’écho, et témoignent d’une frilosité des pouvoirs publics bien qu’ils soient l’expression de la volonté populaire.
Il est facile d’oublier que nous en sommes collectivement responsables. Il semble que nous, les citoyens électeurs, soyons plus inquiets des conséquences du changement climatique que disposés à changer nos manières de vivre afin d’en ralentir les effets.
Dans de telles conditions ni l’Etat ni les collectivités locales ne prennent le risque de promouvoir des transformations du cadre de vie. Il est plus question de résilience urbaine que de son active préparation. Les circonstances changeront quand les populations feront usage de leurs votes pour demander de tels changements.
Il ne suffit donc pas de protéger les populations des conséquences néfastes de notre surexploitation de la nature, il faut, comme dans les expériences de développement des mangroves ou de développement du tourisme écologique au Costa Rica,* que les populations concernées y trouvent les raisons de changer d’attitude vis-à-vis de la nature.
Pour cela il faut que s’établisse un cercle vertueux de création de nouveaux cadres de vie et de développement d’attitudes de soin pour la nature chez leurs habitants. Certes l’architecture ne crée pas les modes de vie mais elle en fournit le cadre, le support matériel. Dans toutes les zones exposées à des risques naturels, en faisant reculer l’habitat par rapport aux zones dangereuses et en rétablissant des espaces de développement spontané de la nature, un contexte matériel est institué qui permet à des habitants de fonder un nouveau rapport à cette nature spontanée. Ils le feront d’autant plus facilement que, dans leur région, des associations ou des spécialistes de la biosphère (des enseignants, des pharmaciens, des écologistes par vocation…) seront disposés à leur proposer leurs aides et leurs connaissances.
Ainsi, dans tous les projets d’aménagement de lieux habités et d’espaces proches rendus à la nature, il revient aux maîtres d’ouvrage et aux architectes de faciliter l’engagement, aux côtés des futurs habitants, d’acteurs locaux porteurs d’une attention profonde pour la vie des non-humains. Cela implique évidemment un élargissement des interlocuteurs et de l’horizon de conception des architectes.
Un exemple appelle l’attention sur la diversité des formes de l’habiter. En 1993, Bernard Lassus fut appelé à concevoir une aire de repos dans les anciennes carrières de Crazannes près de Saintes (Charente-Maritime). Leur exploitation, remontant à l’époque romaine, s’était interrompue en 1955. Des membres d’associations de défense de l’environnement du village voisin de Crazannes lui firent découvrir au fond d’une de ces carrières un biotope singulier dominé par la présence d’une population de fougères scolopendres qui abritait un monde vivant insoupçonnable au premier regard.
Bernard Lassus choisit donc d’installer l’aire de repos à proximité de l’une de ces carrières. Afin de permettre aux automobilistes qui habitent temporairement l’espace, le temps d’une boisson ou d’un pique-nique, de les découvrir. Il aménagea un point de vue qui permettait de contempler de haut le site. Puis il proposa que l’accès ne soit offert qu’avec l’accompagnement de guides locaux, et soit limité à des passages sur des passerelles en bois surélevées au-dessus du sol, rendant impossible tout piétinement de la végétation.*
Habiter une aire de repos a beau n’être qu’une expérience temporaire, cela peut néanmoins ouvrir à un rapport inattendu avec la nature. Il est important de noter que ce sont des chasseurs et des écologistes locaux qui ont orienté le choix du site et ont permis, par leur action après la construction de l’aire de repos, d’élargir le public intéressé par les non-humains.
Le contexte de la transition écologique ajoute aux pratiques architecturales habituelles la nécessité de choisir des matériaux et méthodes de construction adaptés à une économie quasi circulaire. Je n’en dis rien car ces idées sont déjà fort bien diffusées et soutenues par l’Etat ; elles sont tout aussi valables, que l’architecture soit politique ou pas.
En revanche l’architecture politique implique d’autres élargissements de la pratique et des horizons de conception auxquels elle participe. Elle fait de l’attention pour la nature, pour ses conditions de vie en temps ordinaire et pour ses manifestations en temps de phénomènes météorologiques exceptionnels, des domaines d’intervention et des sources d’invention architecturale.
Cette approche transforme radicalement la manière d’aborder un site. Il ne s’agit plus d’araser le terrain mais de s’adapter à son modelé, à ses vents et à son exposition au soleil comme au froid. Il ne s’agit plus d’implanter des bâtiments dans le souci premier de la composition esthétique mais de les composer avec les interventions de voies et réseaux divers et les infrastructures de régulation naturelle du climat, eu égard aux conditions de vie des futurs habitants avant, pendant et après les météores.
Cet élargissement du domaine de conception rend nécessaire la coopération avec des scientifiques et des professionnels engagés dans la transition écologique ainsi qu’avec des agents des pouvoirs publics chargés de veiller à l’application des lois nouvelles qu’elle inspire. Il serait naïf de croire que les sciences, les techniques et les lois et règlements engendrent le consensus alors qu’elles ne font que rendre plus complexes les débats autour des projets auxquels participent de nombreux autres acteurs de l’Etat et de la société civile.
C’est pourquoi l’architecture politique devient nécessaire afin d’éviter soit l’immobilisme soit la fuite dans de fausses solutions au nom d’une vision réductrice des problèmes à résoudre. Elle fait appel à une compétence que les architectes apprennent plus ou moins à l’école : transformer des intentions (un programme, ou une indication de leur professeur) en volume schématique de construction. Une fois cette compétence devenue une sorte de réflexe, ils peuvent au fil d’un débat entre des acteurs déplacer les conflits d’idée sur le terrain des propositions d’action par l’invention de schémas d’aménagement. Dans ces circonstances, les architectes deviennent des médiateurs, des facilitateurs de la mise au jour des intentions et des réalisations autour desquelles toutes les parties prenantes peuvent s’accorder.
Cette perspective remet en question un dogme récent, la nécessaire séparation du programme et du projet. En effet cette séparation oblige le débat sur la nature d’un nouveau projet d’architecture ou d’urbanisme à se situer sur le plan des idées. Il l’expose donc à des dérives idéologiques, d’où le risque de visions réductrices. La mise au point du projet, sur le fond d’accord sur une orientation schématique, ne résout pas tous les conflits d’intention dans la poursuite du projet, car elle y introduit de nouveaux intervenants. Elle élargit le champ des acteurs participant à la définition du projet.
La conception architecturale relève donc d’une co-élaboration au sein de laquelle l’architecte a l’immense responsabilité de porter des propositions de formes constructibles. Dans cette recherche d’un chemin vers une action commune, il est donc le détenteur de la boussole. C’est ici que le contexte de la transition écologique introduit un régime nouveau de l’architecture.
Au lieu de magnifier la foi comme au Moyen-Age, ou de représenter la grandeur comme à l’âge classique, ou de s’attacher à l’esthétique comme l’ont fait les architectures néo-classique, romantique, moderne et postmoderne depuis le milieu du XVIIIe, l’architecture politique offre la possibilité de promouvoir une culture du soin pour la nature. Cela comporte trois conséquences.
Tout d’abord les différentes formes d’habitat doivent être conçues comme des abris ouverts sur la découverte des non-humains, comme des propylées d’espaces de nature ouverts à l’exploration par les humains. La seconde et la troisième conséquences en découlent, il faut en effet que l’architecte contribue à l’aménagement d’espaces de nature qui ne soient pas de ce fait même dégradés par la présence humaine, comme à Petaluma et à Crazannes.
Enfin, il ne s’agit pas seulement de concevoir des aménagements de l’espace mais des conduites et des comportements collectifs et individuels nouveaux. Dans le temps de la conception, l’appui d’acteurs engagés dans la transition écologique et manifestant la volonté de mettre en œuvre de nouvelles pratiques de la nature avec les futurs habitants amène à élargir encore le cercle des participants à son élaboration.
Ainsi, l’architecture politique ouvre la voie à un nouveau régime de l’architecture, le régime du soin pour la nature. Il faut en reconnaître la portée sans en exagérer les conséquences. Les lieux de culte continueront de magnifier la foi, et les monuments publics ou privés de représenter la grandeur, de même le public continuera de porter une appréciation esthétique sur les constructions passées et présentes. Les cultures humaines produisent des objectifs nouveaux sans faire oublier complètement les anciens.
Le régime architectural du soin pour la nature met au premier plan l’exploration, dans de multiples lieux et des circonstances économiques et géographiques différentes, de nouvelles formes culturelles de rapports entre les humains et les non-humains dans et autour de l’habitat, à la recherche d’une culture globale de la santé du vivant. Il subordonne à cette visée existentielle le souci de la construction, de la réduction de la production de gaz carbonique, de la mise en scène des formes sociales et de l’esthétique sans pour autant jamais les négliger.
Éric Daniel-Lacombe
Architecte DPLG, Professeur titulaire de la chaire « Nouvelles Urbanités face aux risques Naturels : Des abris-ouverts » à l’École Nationale Supérieure d’architecture de Paris-la Villette
** Voir The Crazannes Quarries by Bernard Lassus: An Essay Analyzing The Creation of a Landscape. Dumbarton Oaks: Contemporary Landscape Design Series #I by Michel Conan (trans. Karen Taylor). 2004. Washington DC: Dumbarton Oaks/Spacemaker Press. Le changement de pdg du groupe autoroutier (ASF) qui construisait l’autoroute a interrompu l’installation du musée et des passerelles préparées par Lassus. Néanmoins les associations de défense de l’environnement de Crazannes continuent d’offrir des visites guidées par des groupes sur réservation du 1er mars au 6 novembre 2022. « Vous pouvez ainsi participer à des visites guidées, des ateliers, des jeux, observer la faune et la flore lors de sorties natures crépusculaires, découvrir des expositions, des spectacles… l’occasion privilégiée d’être au plus près de la nature, auprès d’hommes et de femmes qui vous en expliquent les secrets ». https://www.pierre-de-crazannes.fr/
*Lire aussi :
– Architecture politique : mettre à jour la symétrie des ignorances (I/III)
– Des biotopes stables mais différents d’un lieu à l’autre ? (II/III)
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