Monsieur le Président (de l’Académie d’Architecture), je vous fais une lettre (ouverte) que vous lirez peut-être, si vous avez le temps…
Comme tous les membres de l’Académie, j’ai reçu LE programme pour sortir l’architecture de l’impasse dans laquelle elle est enfermée mais, à l’inverse de Boris Vian, je ne déserterai pas, je vais continuer à mettre toutes mes forces au service d’une bonne cause, celle de l’Architecture.
Seule l’Académie peut initier une réflexion, un débat et des propositions constructives pour orienter l’enseignement et faire de l’architecture française un objet de fierté. Architecture « française » car il s’agit, pour moi, d’un objet culturel et non technique comme on pourrait l’imaginer. La France ayant été, dans l’histoire, une terre d’accueil pour les plus grands architectes du monde, elle dispose de tous les atouts pour redevenir exemplaire. Mondialisation et « crise » climatique doivent nous mettre en situation d’apporter la réflexion et les réponses qu’attendent les Français. Je ne suis pas un déserteur mais un lanceur d’alertes ou d’alarme.
Je souhaiterais que les propositions viennent de la Place des Vosges car aucune administration, aucun syndicat, aucun ordre n’est en mesure de regarder objectivement la situation délicate de l’architecture aujourd’hui et de façon consubstantielle celle des architectes.
L’académie d’architecture, sous la plume de son nouveau Président, a pris la peine de proposer un vaste programme pour l’année 2020, je voudrais y rajouter quelques lignes.
Il est urgent qu’un groupe de réflexion nous sorte des contradictions dans lesquelles nous sommes enfermés, nous sorte du dogme, pour proposer rapidement un projet ambitieux avec ses modalités d’application. Si l’on manque de clairvoyance et que l’on n’y prend pas garde, il n’y aura pas de futur de l’architecture, excepté pour quelques architectes qui en porteront le deuil.
La loi MOP est moribonde et l’utilité publique un vain mot. La seule façon de relever le défi est d’énoncer un projet et de faire de l’architecture le socle de la démocratie. Sans architecture, pas de ville, pas de lien social. C’est déjà la réalité.
D’abord, il y a une différence entre la défense des architectes et celle de l’architecture.
Il y a quelques dizaines d’années, j’ai noué une relation étroite avec Jean-Pierre Epron (qui a été à l’initiative d’un programme novateur à l’Ecole d’architecture de Nancy) autour de deux sujets : l’enseignement, l’architecture et les architectes. Nous nous sommes interrogés sur les raisons qui ont conduit l’école à se replier plutôt qu’à se déployer. Sorte de répétition de l’histoire, l’Art Nouveau était passé par là. L’architecture avait perdu son préfixe pour être à la remorque d’un mythe, celui de la Techné, rien de nouveau.
Jean-Pierre Epron s’intéressait à l’histoire de la profession, aux architectes ; selon lui, il n’y a pas d’architecture sans architecte. Selon moi, il n’y a pas d’architectes sans architectures. Mon seul centre d’intérêt est l’architecture et la ville : prendre le contexte comme source d’inspiration, être attentif à la dimension sociale, montrer qu’il y a toujours un petit coin de ciel bleu lorsque l’on déplace le regard, que l’on détourne les matériaux ou les fonctions et que la culture nourrit le futur.
La profession a été mise entre les mains de critiques, de chroniqueurs, pour construire un standard, une norme, une convention, un ordre nouveau. Nous n’avons pas vu que la société attendait de la part de l’architecture plus de diversité, davantage de différence et de rapport à la culture, plus d’attentions aux usages, plus d’intentions urbaines, pour être le socle de la démocratie.
La profession, d’un côté, l’architecture de l’autre. L’une ne va pas sans l’autre. L’ordre, les syndicats défendent les architectes mais qui défend l’architecture elle-même ? La Cité de l’architecture a programmé des débats sur le futur de l’architecture, indice que les choses vont mal. Elles vont mal parce que la défense des architectes sans architecture « partageable » est vouée à l’échec.
Le livre de Bernard Rudofsky Architecture sans Architectes, paru en 1977, sonnait déjà comme une provocation. Les architectes ne peuvent pas se contenter d’une légitimité donnée juste par l’inscription à l’Ordre et la garantie décennale de la M.A.F. A vouloir n’être que des spécialistes appuyés sur l’innovation technique, des architectes se sont mis en marge, tout juste bons à parler du BIM.
D’autres, à l’autre extrémité du spectre, à ne vouloir être que des artistes, n’ont pas vu la spécificité, la différence de leurs œuvres par rapport aux artistes qui occupent les salles des musées. A l’heure de l’adaptation, de l’évolution, de l’appropriation, l’usage et le plaisir ne peuvent plus être balayés d’un revers de manche. L’architecture n’est pas une fonction seule, elle est une construction holistique, c’est ce qui en fait sa grandeur et la rend précieuse. C’est la source de son utilité publique.
Les architectes sont les gardiens d’un temple, ils doivent définir l’universalité de l’architecture mais aussi la diversité des architectures, ce qui est le minimum à l’heure où tous les regards sont tournés vers le soleil et ses effets sur la planète. L’architecture doit sortir de sa seule dimension monumentale, trop souvent mortifère, pour nouer des liens étroits avec « le climat local », avec la ville, avec la nature des programmes, avec la vie et les logements.
L’Académie d’architecture doit être l’Académie de l’Architecture, instance de réflexion sur l’architecture, son évolution, une réflexion sur ce que sont les attentes de la société, sur les mutations en cours. L’erreur est d’avoir voulu rendre la conception architecturale indépendante de la ville, d’avoir participé à cette vaste opération de démantèlement de vingt siècles d’évolution et de culture.
Il est temps de faire le bilan de 50 ans d’errements pour retrouver la voie de l’émotion et celle du sens. La violence du fonctionnalisme n’a pas besoin d’être reprise et assénée de façon indécente, même si certains pensent que cette posture radicale fait d’eux des artistes. L’architecture n’est pas un sport, encore moins un jeu, fut-il subtil. C’est une activité sérieuse qui mérite d’être redéfinie par ceux entre les mains desquels la société a remis sa confiance. La société, ses aménageurs et ses promoteurs sont pris par le quotidien, la vitesse. Il faut être une force de proposition et de débats pour en faire nos alliés. Réfléchir, anticiper, susciter la recherche.
L’utilité publique sonne creux, il faut lui donner, en ce qui nous concerne, plus de chair, redéfinir un contenu qui nourrisse l’enseignement et non le contraire.
Le programme ne comporte pas un mot sur le contenu, la recherche d’une définition qui mettrait l’architecture au cœur de la préoccupation des Français ! Alors si même l’Académie d’architecture en perd l’architecture, elle devient orpheline de son objet. On trouve : Architecture Studio, Service de l’architecture, Mémoire de l’architecture, Concours d’architecture, Journées nationales de l’architecture, Le livre d’architecture, Cité de l’architecture, même l’architecture du site de l’académie … des titres qui touchent à l’architecture mais rien sur le contenu, sur ce qui pourrait susciter une attente, un désir d’architecture, une réponse à une demande jamais formulée et toujours présente, l’idée d’une définition ouverte, riche, contemporaine. Face à la mondialisation qui fait peur, seule l’architecture peut relier le monde à son histoire pour éclairer son avenir.
Lors de la célébration des quarante ans de la loi MOP, j’ai suggéré d’ouvrir à nouveau un chantier pour mettre l’architecture au centre des préoccupations des Français. En effet, avec les manifestations des gilets jaunes, sur les milliers de ronds-points que compte la France (championne du monde avec 63 000 ronds-points quand les Etats Unis en ont 5 000 !), on ne pouvait que constater le vide de ces lieux de rassemblement, sans cachet et peu protégés.
Loin de l’ombre des platanes ou du plaisir d’être sous de beaux bâtiments, on a regardé le manque flagrant d’espace public et de bien commun. L’erreur a été de penser l’architecture comme un projet, de manière autonome par rapport à la ville. C’est un vaste chantier qui s’ouvre, celui de recréer du lien avec le territoire, le contexte, la culture, la société. Un bon architecte ne se mesure pas à l’aune de son chiffre d’affaires. Le projet qui l’anime en fait un artiste au sens plein du terme, un homme de l’art.
Alain Sarfati
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