L’agence Dubois & MOI a gagné un concours dans un village breton. Ethel Hazel, psychanalyste, est sans nouvelles de D. Nut.
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« Le problème dans la morale, c’est que c’est toujours la morale des autres ». Léo Ferré
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Ethel Hazel venait de recevoir un coup de fil de l’architecte lui demandant s’il pouvait reporter sa séance de 11H à 14h ce jour-là, « un rendez-vous important », dit-il. Elle nota qu’il ne lui parlait jamais auparavant de ses « rendez-vous importants ». Elle n’en savait pas plus que ça mais avait le sentiment d’être dans la confidence. Elle a accepté le décalage, ce n’est pas comme si de toute façon les clients se bousculaient. Comme elle ne voulait pas d’analyse par visioconférence, elle avait du temps. Mais ce délai provoqué par l’architecte a rendu son bourdon d’être sans nouvelle de Dr. Nut plus profond. Sous le coup d’une impulsion, elle appela un Uber et, une fois dans la voiture, elle donna au chauffeur l’adresse de l’inspecteur, à la Courneuve. Elle n’était jamais allée chez lui mais il l’avait emmenée une fois pour lui montrer le quartier où il vivait. Elle se souvenait de l’adresse. Le chauffeur eut l’air surpris mais ne posa pas de question. Une demi-heure plus tard, elle était garée devant l’immeuble où habitait l’inspecteur Nutello. Elle vit qu’au troisième étage les volets de son appartement étaient ouverts. Elle vit que le chauffeur la regardait dans son rétroviseur, interrogateur. Elle prit son courage à deux mains et, tout en se disant qu’elle était une idiote, elle se dirigea vers l’entrée de l’immeuble, le numéro 6. Elle rentra en même temps qu’une vieille dame qui composa son code pour passer la seconde porte. Ethel Hazel n’osa pas la suivre, se plongeant plutôt dans la liste de l’interphone. Elle fit défiler les noms. Nutello. Elle sonna, et sonna, et sonna encore, sans réponse. Elle eut soudain honte d’elle-même et se précipita vers son Uber, craignant tout à coup qu’il ne soit parti. Non, il était là et l’a ramenée à son bureau, sans poser de question ; heureusement, elle n’aurait pas su quoi dire. Sur le chemin du retour, elle ne pouvait s’empêcher d’en vouloir à l’inspecteur : « le salaud, le salaud », pensait-elle.
Elle déjeuna d’une salade césar en bas de son bureau en lisant distraitement les faits divers du Parisien. Elle pensait à Dr. Nut, et à l’architecte qu’elle verrait dans moins d’une heure et, ayant pitié d’elle-même, compatissait au sentiment d’abandon qu’avait dû connaître l’architecte quand son père les avait quittés sa mère et lui. D’une certaine façon, cela le rendit plus proche d’elle.
Ding Dong
Ethel Hazel (presque enjouée) – Entrez.
L’architecte (flatté par son ton et s’installant sans autre forme de politesse et enlevant son masque comme s’il était chez lui) – Quitte à être allongé, je préfère encore la psychanalyse au dentiste.
E.H. – Ha, parce que vous êtes allé chez le dentiste ?
L’architecte – Une dentiste. Mais bon maintenant, avec la pandémie, tous les dentistes ressemblent à des robotcops asexués, bardés de pied en cap comme s’ils travaillaient pour la NASA et se préparaient à aller sur Mars.
E.H. – Ne devez-vous donc pas porter des masques et respecter les gestes barrières à l’agence ?
L’architecte – Certes, mais il y a de la place et puis, de toute façon, nous travaillons ensemble toute la journée et personne ne semble inquiet.
E.H. (surtout vous, se dit-elle.) – …
L’architecte (de but en blanc) – J’ai vu que vous avez changé de coiffure ? Je me demande si je ne vous préfère pas avec une queue de cheval.
E.H. (sèchement) – Merci mais…
L’architecte (sans attendre) – Tiens au fait, j’ai gagné un concours. C’est vraiment une bonne nouvelle. Comme quoi ça vaut vraiment le coup parfois d’aller jusqu’au bout de ses impulsions même si nul ne sait avant tout le plaisir qu’il peut en retirer après.
E.H. (qui ne sait pas si elle doit s’alarmer) – Que voulez-vous dire ?
L’architecte – Je vous ai parlé de ces concours, juste avant les municipales, qui sont des ‘long shots’. Comme nul ne sait en fonction des élections ce qu’il adviendra de ce projet, autant se lâcher et faire ce qu’on a envie et ce qu’on trouve pertinent. Et figurez-vous que c’est comme ça que j’en ai gagné un.
E.H. (qui patiente) – …
L’architecte – C’est dans un petit village en Bretagne, une médiathèque – non, plus qu’une médiathèque – en plein centre-ville. J’ai depuis rencontré le maire. Il m’a fait visiter son village. Son arrière-grand-père était déjà maire, c’est lui qui a construit l’école. J’ai alors appris que les architectes du jury étaient contre moi et que l’architecte-conseil – comme son nom l’indique, c’est un confrère qui a une opinion sur tout se qui se construit dans son département – n’était qu’à moitié convaincu mais que les représentants de la ville, dont le maire au premier titre, avaient voté comme un seul homme pour mon projet. Du coup, je lui ai demandé pourquoi il m’avait choisi.
E.H. – Pourquoi Il avait choisi votre projet plutôt, non ?
L’architecte (soupirant) – Exact, oui, mon projet. Le maire, Julien Le Gourrierec il s’appelle, m’a expliqué que j’étais en concurrence à la fin avec Philippe Madec, un architecte plutôt connu et respecté, apôtre de l’architecture frugale. Pas un mauvais architecte d’ailleurs, qui va au bout de ses idées et qui parlait intelligemment d’écologie bien avant que nos écolos d’aujourd’hui n’y comprennent quoi que ce soit. Mais c’est sa philosophie de la frugalité qui est une impasse. Le passé est une piste mais toujours une impasse pour un architecte dont les bâtiments doivent durer cinquante ans DANS LE FUTUR ! « Je n’ai pas envie que notre commune ressemble à un village gaulois », me dit le maire.
J’avais vu son village, graniteux. Il n’y avait pas de bois – la forêt et la lande sont tout autour – alors j’avais proposé un projet entièrement minéral. Je m’étais posé la question jusqu’à quel point je pouvais m’appuyer sur la référence vernaculaire sans que ce soit du pastiche. Alors dans mon projet, il n’y avait pas un arbre, rien de ces jardins partagés ou ‘roof top’ à la mode. Je n’avais même pas de paysagiste puisqu’il n’était pas imposé dans le concours. J’avais éclaté le programme. Ce n’était plus un seul équipement mais une série de petits ouvrages – la bibliothèque, une salle de spectacle, la cantine de l’école, etc. – bien insérés dans la pente et connectés entre eux. Il y avait déjà là une nouvelle école, datant des années 2000 bien réalisée, en béton brut. Je suis resté dans le ton et à partir de là j’avais proposé ce en quoi je croyais vraiment, un projet à la contemporanéité assumée mais discret dans la minéralité du village.
E.H. (l’esprit ailleurs)– Hum, hum…
L’architecte – En fait, lui et apparemment tous les habitants, souhaitaient une expression contemporaine mais qui parlait d’eux, pour symboliser le dynamisme de leur commune, lui offrir un lieu de rencontre, de rassemblement, une salle des cultures avec des livres et des espaces numériques et de l’intelligence. « Nous vivons à la campagne, nous avons encore une école et une équipe de foot – et je ne vous dis pas les derbys contre Sainte-Gemmes, le village d’à-côté – mais cela ne signifie pas que nous sommes des ploucs. Nous avons tous Internet et votre projet était le plus lumineux, le plus ‘orgueilleux’ » me dit-il. Et c’est ça qui lui a plu apparemment.
E.H. (elle note l’orgueil mais choisit de ne pas relever. Depuis un moment déjà, son esprit vagabonde. Son instinct lui fait des nœuds à l’estomac. Ce n’est pas qu’elle ne comprend pas le ‘ghosting ‘, cette pratique qui consiste à mettre fin à une relation du jour au lendemain sans explication mais tout de même. Nutello n’est pas ‘comme ça’ ! Aussi droit et impétueux qu’il était, une telle attitude de sa part ne colle pas, elle le sent. Nut est beaucoup de chose mais puéril, il ne l’a sans doute jamais été. Pourtant, elle était bien sur le carreau, triste comme une adolescente après une histoire express avec le capitaine de l’équipe de basket du lycée. Soudain, elle doute. L’Inspecteur Nutello habitait-il au 3ème étage comme elle avait cru s’en souvenir ? n’était-ce pas plutôt au 4ème ?) – …
L’architecte – Ce type est vraiment sensationnel. Il cite Victor Hugo – « Ouvrez des écoles, vous fermerez des prisons ». Il est convaincu que la dynamisation de son village passe par les équipements publics et la maîtrise foncière. « Il faut se donner les moyens du développement », dit-il. Il me parle de « chantiers de longue haleine », de « raisonner sur des projets d’ensemble dans leur globalité à l’échelle de la collectivité et au-delà ».
E.H. (qui retrouve ses esprits) – Ce n’est pas souvent que je vous vois impressionné. C’est la figure du père de substitution cet homme ?
L’architecte – Pourquoi pas. Après tout, chaque architecte rêve de rencontrer un maître d’ouvrage qui réfléchit en ces termes, en termes de durée, de qualité, avec une attention portée sur les besoins de l’homme et non sur ses désirs. Cela n’empêche pas d’avoir du goût mais même si vous n’en avez pas, un maire convaincu qui préfère la culture aux nids-de-poule pour la politique de sa commune ne peut pas se tromper. Des projets de 20 ans, c’est plus compliqué que de laisser les clefs du camion à un promoteur qui va lotir. Des types comme ça sont précieux surtout quand en plus, comme lui, ils ont de l’humour. Mais bon souvent les gens passionnés qui savent ce qu’ils font ont généralement de l’humour.
E.H. – Vous serez donc amené à le revoir…
L’architecte – Très certainement, et ce sera avec plaisir. D’autant plus que j’en ai profité pour aller à la pêche puisque j’ai fait le déplacement en voiture. Sur Internet, j’ai trouvé sur la route un coin sympa et désert pour me détendre un peu et je suis donc parti de bonne heure avec mon équipement. Le soir même, tard, j’étais rentré et ce fut une vraie belle journée à tous points de vue.
E.H. (A la pêche ? la bouche ouverte mais au moment de parler) …
DRINNNN, DRINNNN
E.H. (trop tard, pense-t-elle) – …
L’architecte (joyeux comme tout) – C’est déjà l’heure ? Comme le temps passe drôlement avec vous… (la payant avec sa carte) Ce doit être l’analyse car je ne sais jamais après coup si la séance a duré cinq minutes ou une éternité.
Il enfila son masque et il était parti.
Dr. Nut (d’après les notes d’Ethel Hazel)
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Dr. Nut est désormais résigné. La bibliothèque éclectique de l’architecte semble inépuisable ; parmi ses lectures récentes : 1984 et Le silence des agneaux. Les deux lui ont fait froid dans le dos. Mais même la lecture ne peut plus le distraire. Il s’impatiente car, il le sait, l’architecte va tuer encore, si ce n’est déjà fait. Mais tuer qui ? Ethel ? Cette idée qu’il puisse lui faire du mal le hante. Il a maigri et ne prend plus plaisir à manger, d’ailleurs il n’en peut plus de manger seul. Il connaît le nombre de pas d’un bout à l’autre de l’appartement, exactement 18 de la cuisine à sa chambre, autant pour faire le tour et atteindre le salon. Pour s’obliger à garder son calme, il reprend sans cesse le dossier de l’architecte qu’il connaît pourtant par cœur. Sur la liste des « disparues », il compte au moins Géraldine, la vieille comtesse, la stagiaire allemande, la HMO de Guéret, Marie-France (la copine de Madeleine), Nathalie. De ces six-là, il est à peu près sûr mais combien sont-elles vraiment en tout ? Si l’architecte a construit cette piaule quand il était jeune, quand a-t-il commencé à tuer ? Combien peut-il y en avoir alors même qu’il n’a jamais retrouvé un corps, sauf peut-être celui de Nathalie et la bague de la vieille. Que fait-il des corps ? Peut-être sont-ils quelque part dans une ancienne carrière sous Belleville, là-même où l’architecte l’a coincé. L’inspecteur en frissonne de se dire que certains des cadavres sont peut-être planqués-là, tout près de lui, dans une extension cachée de l’appartement. Il a passé des jours ou des nuits – puisqu’il ne fait plus la différence – à sonder tous les murs, le sol, pour toujours n’avoir que la même résonance dure et glacée du béton.
En attendant, il sait que l’architecte tue. Et il se sent devenir fou.
L’architecte – Hello inspecteur ?
Dr. Nut (surpris comme à chaque fois) – FUCK YOU !
L’architecte (jovial) – Je tombe mal ? Vous vous êtes levé du mauvais pied ? C’est vrai que vous n’avez pas l’air trop en forme Monsieur Nutello, c’est le manque de soleil je présume. C’est vraiment dommage car nous avons une très belle arrière-saison.
Dr. Nut (après un gros effort pour garder sa lucidité) – Que voulez-vous de moi ? Vous n’avez qu’à me tuer, dans mon sommeil ou après m’avoir drogué et ce sera fini. C’est comme ça que vous exécutez vos victimes non ? Par surprise, lâchement ?
L’architecte (rigolard) – Mais qui parle de tuer qui ? Si je voulais vous tuer, ce serait déjà fait, dans l’hypothèse évidemment où je suis le tueur que vous imaginez que je suis, ce qui mérite débat.
Dr. Nut (qui se met à parler fort) – Vous ne me la ferez pas ! Je sais ce que vous êtes. Je suis allé à Petaouchnok et je sais ce qui est arrivé à Nathalie, ou devrais-je dire Nastassia Filippovna …
L’architecte (surpris) – Comment savez-vous que je l’appelle Nathalie ? (il se reprend immédiatement) Parce qu’il lui serait arrivé quelque chose ? Elle était pourtant charmante la guide, avec un joli nom. Il est vrai que la Sibérie est un pays étonnant, n’est-ce pas ? J’y suis allé pour présenter un projet. Maintenant, j’y suis. Nathalie, c’est donc ce qui explique que Madeleine, mon ex-femme et ex-associée, que vous connaissez d’ailleurs je crois, s’en soit si bien tirée du divorce. Dans un sens, j’espérais qu’elle ne soit plus là pour en parler et je me disais aussi… Comme quoi le diable se cache dans les détails. Sans Nathalie…
Dr. Nut (il crie comme si son interlocuteur ne l’entendait pas) – Justement, je sais comment vous fonctionnez. Dès que vous allez « à la pêche » – « à la pêche » c’est bien ça ? – une femme disparaît et l’on ne retrouve jamais son corps, c’est votre mode opératoire n’est-ce pas ?
L’architecte – Mode opératoire, mode opératoire, comme vous y allez, je ne suis pas docteur, je suis architecte et puisque je vous ai vu vous intéresser avec passion à mon agence, vous serez heureux sans doute d’apprendre que j’ai gagné un concours. Un projet intéressant. Ca vous dit que je vous en parle ? Peut-être apprendrez-vous quelque chose ?
Dr. Nut (qui éructe, parlant au plafond là d’où il croit que l’architecte le regarde) – C’est la stagiaire cette fois, n’est-ce pas ? C’est la stagiaire, j’en suis sûr. Comment s’appelle-t-elle déjà ? Hilda. Hilda De Jong, franco-néerlandaise née le 6 juillet 1995 à La Haye. Voyez, je sais tout d’elle. C’est Hilda la prochaine ? Misérable !
L’architecte (enjoué) – Ha, vous avez noté comme elle était jolie.
Dr. Nut – Etait ? (Il s’étrangle) Je le savais. Fils de pute ! Si vous ne me tuez pas c’est moi qui vous tuerai, et c’est une promesse.
L’architecte – Oh Inspecteur, vous me terrifiez. Est-ce ainsi que vous terrifiez Ethel ? Elle m’a parlé de votre brutalité…
Dr. Nut (séché) – de ma quoi…
L’architecte – Mais il est déjà tard, je dois partir. A bientôt inspecteur.
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