Dubois l’architecte relativise ses actions à l’échelle du temps. Ethel Hazel, psychothérapeute, y reconnaît l’angoisse d’anéantissement. Dr. Nut sait que les assassinats sont toujours d’actualité.
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« Ce qui se passe en architecture est un modèle réduit des questions qui se passent dans l’anthropocène, puisqu’on a des problèmes d’artifices, des problèmes d’égos, des problèmes d’habitation, des problèmes d’échanges innombrables entre humains et non humains. Mais c’est une échelle où la question de la terre et du territoire est rendue visible ».
Bruno Latour
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Ding Dong
L’architecte est à l’heure et sa nouvelle ponctualité n’est pas sans susciter une forme d’inquiétude chez Ethel Hazel, sa psychanalyste, qui comprend ainsi que ces consultations sont devenues vraiment importantes pour lui, il semble de fait de plus en plus proche d’évoquer les démons qui l’animent. « Sont-ce des démons d’ailleurs ? En tout cas, on avance », se dit-elle en lui ouvrant la porte et s’écartant pour le laisser passer. Dubois est bientôt installé, allongé sur le divan « comme s’il habitait là », se dit Ethel en s’asseyant derrière lui.
Ethel Hazel – Comment allez-vous aujourd’hui ?
L’architecte (engageant) – Ecoutez, très bien ma foi. L’agence a du travail même si je m’aperçois, à lire les gazettes, que l’architecture et les architectes sont le cadet des soucis des dirigeants du monde réunis à Glasgow pour la COP 26. Vous les avez entendu parler d’architecture ? D’économie d’énergie, oui ! Mais d’architecture ? Pourtant, les architectes sont aux premières loges, non ?
E.H. (provocante) – Vous avez certes, en tant qu’architecte, une lourde responsabilité. Non ? C’est bien vous qui m’avez expliqué que la France se couvrait tous les jours de choses plus ou moins odieuses, n’est-ce pas ?
L’architecte – Certes mais ces bâtiments-là ne dureront pas. Certains d’entre eux sont déjà démolis au bout de vingt ans. Mais il est vrai que d’autres horreurs durent 150 ans, d’autres plus longtemps encore, et ce ne sont alors plus des horreurs mais des monuments historiques hahaha.
E.H. (sérieuse) – N’est-ce donc pas la volonté de tout architecte de construire des bâtiments qui durent ?
L’architecte (réfléchissant) – Certes, vouloir construire pour 150 ans est une prétention légitime mais cela n’en demeure pas moins une prétention.
E.H. – Que voulez-vous dire ?
L’architecte (il sort son téléphone de sa poche) – Oui je sais, nous en sommes convenus, pas de nuisances téléphoniques durant nos consultations mais là je ne connais pas les mots par cœur (tout en manipulant). Donnez-moi une seconde. Voilà ! Vous avez entendu parler des grandes extinctions qu’a connues la planète, n’est-ce pas ?
E.H. (que le mot extinction dans la bouche de Dubois fait tiquer) – Evidemment…
L’architecte (il lit Wikipedia sur son téléphone) – « La terre a connu cinq extinctions massives : celle de l’Ordovicien, il y a environ 445 millions d’années ; celle du Dévonien, il y a environ 360 à 375 millions d’années ; puis celle du Permien, il y a environ 252 millions d’années ; puis encore celle du Trias, il y a environ 200 millions d’années ; et enfin l’extinction du Crétacé, il y a tout juste 66 millions d’années ». (Il éteint et range son téléphone). Donc disais-je, cinq extinctions de masse ! Sauf que, entre deux extinctions, vous aurez noté quand même qu’il y a des périodes, disons ‘calmes’, de plusieurs dizaines, voire centaines de millions d’années. Entre l’extinction du Trias et celle du Crétacé par exemple, il s’écoule environ 140 millions d’années. 140 millions d’années !
E.H. (ne sachant pas encore où il veut en venir, elle pense soudain, contente de sa trouvaille, à l’angoisse de néantisation, laquelle concerne le sentiment de soi, l’identité, et la crainte terrifiante d’une disparition du Moi, d’un retour au néant. Ce type d’angoisse est normalement présent aux premiers temps du développement psychique mais peut se retrouver chez des patients présentant des troubles psychotiques. Et si être un tueur en série, c’est être psychotique, avec Dubois, elle est servie, se dit-elle. Elle se garde bien de l’interrompre) – Hum, hum…
L’architecte – Maintenant, imaginons que l’homme disparaisse demain, à la suite de je ne sais quelle catastrophe, peu importe laquelle : soudain, oups, plus d’humains ! Maintenant, que restera-t-il de nous dans un million d’années ? Pas dans 10 ans, pas dans 100 ans, pas dans un siècle mais dans un petit million d’années ? Il faut bien se faire à l’idée qu’il ne restera absolument aucune trace de notre présence sur terre, sinon peut-être quelques fossiles. Même les centrales nucléaires, et leurs déchets radioactifs durant des milliers d’années, auront disparu. Considérons par exemple qu’il n’a fallu que quelques siècles pour que des villes entières disparaissent d’abord sous la végétation, puis de la mémoire des hommes. Alors, un million d’années plus tard… Vous me suivez ?
E.H. – Poursuivez, je vous écoute.
L’architecte – Considérons maintenant qu’il n’a fallu que trois millions d’années pour passer de Lucy, en Afrique, …. Vous connaissez Lucy ?
E.H. (l’anéantissement, elle le sait, est une tentative psychique de sortie d’un claustrum persécutif, quand la solitude en lien avec l’exclusion est ressentie comme intolérable. Dubois est un solitaire, se dit-elle) – Oui, bien sûr !
L’architecte – Et encore, on a depuis trouvé des fossiles encore plus anciens mais peu importe. Bref, en à peine trois millions d’années, nous sommes passés de Lucy à Donald Trump et, en termes de technologie, de la reconnaissance à l’odeur à la conquête de l’espace ! Bien, admettons maintenant que l’humanité, la nôtre, ait encore 25 000 ans devant elle, et, vraiment, je suis généreux, allez, même 250 000 ans, il demeure qu’un million d’années plus tard, il ne restera absolument rien de nous. Nous aurons ainsi vécu, nous, notre humanité, un peu plus de quatre millions d’années, en tout, avant de disparaître irrémédiablement.
E.H. (se souvient avoir lu qu’il n’y a pas de limites claires entre l’autodestruction et l’autoconservation, entre la sensation d’anéantissement et la subite impression d’exister, entre l’affirmation d’un désir propre et l’aspiration à la disparition. Cela vaut pour l’humanité autant que pour Dubois, se dit-elle) – Où voulez-vous en venir ?
L’architecte – Mon argument est que, durant ces longues périodes de calme entre deux extinctions, qui se comptent en dizaine voire centaines de millions d’années, sur une planète qui connaît une vie à chaque fois foisonnante, rien n’interdit de penser qu’une intelligence – attention, je n’ai pas dit les hommes, Adam et Eve et tout ça – bref qu’une intelligence ait pu naître, évoluer pendant trois millions d’années pour atteindre des degrés technologiques inimaginables avant de disparaître dans le néant du temps. Nous savons désormais qu’il y a toutes sortes d’intelligences. Certes les vers de terre n’inventeront jamais la roue mais nous savons que les cétacés ont un langage, que des intelligences multiples existent déjà dans la nature, de notre temps, et il faudrait que durant toutes ces centaines de millions d’années, il n’y ait eu sur la planète que des neuneus ? Au contraire, pourquoi le phénomène ne se reproduirait-il pas à chaque fois, plusieurs fois ? Cinq millions d’années par ci, cinq millions d’années par là. Si ça se trouve, des humanités, il y en a eu plusieurs. Et, à ce titre, nous ne sommes sans doute pas la dernière.
E.H. (qui ne voit pas de faille dans le raisonnement qui pourrait éclairer ce qui chez Dubois a créé cette perspective d’anéantissement absolu) – En effet, pourquoi pas. Mais il n’y a pas de preuve.
L’architecte – Pas de preuve du contraire non plus. On trouve rarement ce qu’on ne cherche pas et souvenez-vous que l’homme, depuis Jésus-Christ jusqu’à récemment, n’avait même pas remarqué que des dinosaures avaient peuplé la planète avant lui. C’est dire si notre humanité, notre intelligence, est perspicace !
E.H. – En quoi ce mystère vous importe-t-il autant ?
L’architecte – Parce que voilà une théorie qui pourrait justement résoudre un certain nombre de mystères. Vous conviendrez avec moi que l’homme est incapable d’inventer quoi que ce soit. Si l’homme n’a jamais vu un zèbre, il est incapable d’inventer le zèbre. Et que dire de l’araignée et de l’ornithorynque ? Si l’homme ne les a pas sous les yeux, il y pense tout seul ? Jamais de la vie ! L’énergie atomique par exemple, l’homme moderne, nous, croit l’avoir inventée mais c’est parce qu’il l’avait sous les yeux qu’il y a pensé, et encore il lui a fallu plus de trois millions d’années pour commencer à comprendre. Non, l’homme est incapable d’inventer quoi que ce soit…
E.H. (après quelques secondes de réflexion, prudente) – Admettons que j’en convienne.
L’architecte (triomphant) – Alors d’où viennent les dragons, qui ont des ailes et crachent le feu si aucun homme ne les a jamais vus ? Les titans, les cyclopes ? Je crains qu’en réalité, les extra-terrestres, c’est nous et nous, notre humanité du jour, ne sommes sans doute qu’un dernier succédané des intelligences qu’a connues cette planète et, pour cette raison, je ne nous donne guère de chances. Nous savons que nous sommes entrés dans l’anthropocène, la prochaine extinction, la nôtre, est en marche. (profitant du silence d’Ethel, il fait une pause) Tout ça pour dire qu’il faut peut-être se garder de la prétention à vouloir créer des bâtiments qui durent. À l‘échelle de son propre temps, c’est une prétention plausible à défaut d’être vérifiée car, sérieusement, rien ne dure sinon pour les architectes que ça dure juste un tout petit plus longtemps.
E.H. – Pourquoi me dites-vous cela ?
L’architecte – Parce que je réfléchissais récemment à l’importance, ou non, des choses. Comment notre quotidien nous semble encombrant alors que, vraiment, il suffit de prendre un peu de hauteur pour se détendre. Ne reste alors qu’à mener sa vie le plus librement et le plus intensément possible avec aussi peu de contraintes que nécessaires, faire au mieux avec ce qu’on a puisqu’à la fin tout le monde s’en fout.
E.H. – Vous vous félicitiez tout à l’heure qu’il y ait du travail à l’agence et je sais que ce travail vous importe, alors, un million d’années, si vous le permettez, on a le temps d’y penser. Au fait, pour revenir sur terre, avez-vous finalement réussi à embaucher quelqu’un ?
L’architecte (finalement heureux de changer de sujet, joyeux) – Tout à fait, et plutôt deux fois qu’une.
E.H. (qui note son excitation) – Ha, comment ça ?
L’architecte – D’abord figurez-vous que j’ai recruté une femme presque aussi âgée que moi, divorcée aussi. Madame Le Cleac’h, Muriel Le Cleac’h plus précisément. Elle a de l’expérience pour avoir travaillé dans une agence d’architecture pendant plusieurs années, elle sait lire et écrire, c’est toujours utile pour les architectes. Surtout, elle va prendre à son compte tout l’aspect administratif de l’agence car là les recommandés s’accumulent et il faut bien que quelqu’un s’en occupe. Elle le fait avec d’autant plus de cœur qu’elle est très bien payée. ET j’ai aussi embauché une jeune architecte, grecque, de passage à Paris, Fotika Diamantidou. C’est un joli nom Fotika, vous ne trouvez pas ?
E.H. (qui se lance avec autant de calme que possible dans sa voix) – Je présume qu’elles sont toutes deux blondes aux yeux bleus…
L’architecte (en souriant) – Comment avez-vous deviné ? Blondes sans doute, la couleur des yeux, je ne suis pas sûr, c’est moins important pour moi.
E.H. (retenant sa respiration) – Parce que les cheveux…
L’architecte – c’est difficile à expliquer mais les cheveux blonds, sous un certain angle, attrapent le soleil comme aucune autre couleur, le blond devient presque transparent et du coup l’âme de la personne s’élève et apparaît.
E.H. (faussement amicale) – Deux d’un coup, n’est-ce pas compliqué pour votre petite agence ?
L’architecte (surpris) – Pas plus que ça, au contraire.
E.H. (qui ne veut pas lâcher le morceau) – Ne craignez-vous donc pas qu’elles finissent par s’en aller, Fotika et…
L’architecte – Muriel, Muriel Le Cleac’h, ma nouvelle secrétaire superstar est une Muriel.
E.H. (le cœur battant) – Et donc, si Fotika et Muriel décident de partir, que se passe-t-il ?
L’architecte – …
DRINNNN, DRINNNN
Dubois, qui sait désormais qu’Ethel ne prend plus de rendez-vous immédiatement après lui, reste allongé à réfléchir quelques instants. Il sent sur sa nuque le regard plein de curiosité et d’espoir de la psychanalyste. Il soupire puis se lève et commence à se rhabiller : écharpe, veste, gants. Il croise le regard, intense et interrogateur, d’Ethel et, avant de mettre son casque.
L’architecte – Que se passera-t-il ? Comme à chaque fois sans doute, tout dépend encore si j’ai le temps ou non de m’organiser. Voilà.
Sur ce, avant même qu’elle ait le temps de dire un mot, il a disparu. Songeuse, Ethel, qui n’a toujours pas bougé, reste assise un moment. Puis elle se dirige vers la fenêtre qu’elle ouvre malgré le froid. « J’ai besoin d’une cigarette », se dit-elle.
Fiche Anthropométrique des victimes de Dubois
Par Inspecteur Nutello, dit Dr. Nut
Nom : Rizzo
Prénom : Anna
Taille : 1,71 m
Yeux : Bleu
Cheveux : Blond
Date de naissance : 14 novembre 1979
Lieu de naissance : San Remo (Italie)
Signe distinctif : néant
Dernière adresse connue : 8 rue Sedaine, Paris XIe
Là encore, ce sont les notes d’Ethel qui ont mis la puce à l’oreille de l’inspecteur. Parce que, en effet, Anna, il ne l’a jamais vue vivante puisqu’elle est arrivée et repartie quand il était prisonnier.* Anna Rizzo – il a facilement retrouvé son nom et la copie de son passeport : elle est arrivée à Orly le 13 août 2020. Elle avait réservé l’appartement à Bastille quelques jours plus tôt. Apparemment – si les fichiers SNCF et des compagnies aériennes ne mentent pas – elle n’est jamais repartie. Elle n’avait pas de voiture. BlaBlaCar ? L’inspecteur en doute.
Elle n’a passé que quatre mois à l’agence en automne 2020. L’aurait quittée dès noël, deux mois plus tôt que prévu si l’on en croit ce que raconte l’architecte à sa psy. Dubois avait ce jour-là précisé ne pas aimer « faire les choses dans l’urgence ». Qu’est-ce que cela signifie ? Que s’est-il passé ? Lors des séances précédentes avec Ethel, Dubois se félicitait de l’arrivée de cette architecte d’expérience – certes il se félicitait également du travail d’Hilda** – et de son efficacité. Il semblait même tout fier de sa trouvaille. Et quatre mois plus tard, elle repart déjà, précipitamment ?
Comme la piste était encore fraîche, le policier a facilement retrouvé ses infos. Anna Rizzo était architecte dans une agence à Rome, mariée (sans enfant) avec l’un des associés (sans être elle-même associée, avait découvert Dr. Nut). Apparemment, elle était en instance de divorce et déjà séparée depuis plusieurs mois quand elle semble avoir brutalement claqué la porte de chez elle et de l’agence et pris le premier vol pour Paris.
Sur les anciennes photos de l’agence romaine, Nut voit une belle femme, blonde, aux yeux verts souriants. Il a montré cette photo aux voisins de l’immeuble rue Sedaine. Tous se souvenaient l’avoir croisée – « une femme très aimable, avec un accent chantant » – mais personne pour se souvenir quand l’ont-ils vue pour la dernière fois. L’appartement a été liquidé en deux jours, par courrier, sans état des lieux. Anna Rizzo n’a jamais réclamé sa caution.
Quand l’inspecteur a appelé l’agence à Rome sous un prétexte quelconque, personne ne semblait savoir où elle était. Bref, à nouveau, personne pour porter plainte ou prévenir une quelconque autorité. Finalement, quand l’inspecteur y pense, l‘architecte semble choisir ses futures victimes avec une précision machiavélique. Et de réaliser soudain : mais oui, les victimes de Dubois vieillissent avec lui ! Les stagiaires quand il était jeune architecte, Géraldine plus tard, aujourd’hui Anna. Dubois n’a en effet rien d’un pédophile, se dit l’inspecteur.
Pour autant, où est le corps d’Anna ? Que fait l’architecte du corps de ses victimes ? Regardant à nouveau la photo de l’architecte italienne, Dr. Nut a l’intuition qu’elle n’est pas forcément très loin. Son corps est peut-être là tout près, quelque part à Belleville, se dit-il. Damné Dubois !
L’inspecteur lui-même se demande s’il n’est pas en train de tourner derviche ou sourcier ou alchimiste. Il soupire : sur son bureau, il n’a pas une plainte de qui que ce soit, pas une action en justice. Il n’est plus sûr de rien. « Est-ce moi qui invente toute cette histoire ? », se demande-t-il encore, inquiet. « Non, non, non : pense à Nastassia »,*** se dit-il.
Dr. Nut (d’après les notes d’Ethel Hazel)
* Voir l’épisode Psychanalyse de l’architecte – saison 3 : prologue
** Voir l’épisode Un ministère de la Culture aux superpouvoirs : rêve ou cauchemar de l’architecte ?
*** Voir l’épisode Pour le Dr. Nut, une violente descente de police
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