Episode 13 – L’architecte est à nouveau en retard, mais de quelques minutes à peine. Non qu’il en ressente une quelconque culpabilité. Il se souvient de sa curiosité et de son entrain lors de ses premières séances. Désormais c’est avec un grand sentiment de maîtrise, croit-il, qu’il se rend chez sa thérapeute. Lui-même ne sait pas combien de temps tout ça va durer.
«Il plongea dans les flots houleux et un écho s’éleva du tombeau des suicidés». Opéra Mikado, Gilbert & Sullivan
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Ethel Hazel (depuis sa dernière séance, la thérapeute est bien décidée à en savoir plus sur son patient : est-il à l’origine de la disparition de sa voisine ? qu’est-il arrivé à Géraldine sa maîtresse ? a-t-il tenté d’écraser un trottinnetiste ? Elle entend bien en avoir le cœur net) – Comment allez-vous aujourd’hui ?
L’architecte (soupirant) – Ca va comme peut aller un architecte qui doit se débattre avec toutes les difficultés de l’agence, entre les chantiers arrêtés, les concours perdus à répétition et les consultations pour lesquelles nous ne sommes plus retenus. Et la loi ELAN qui vient d’être promulguée n’y arrangera rien.
E.H. – Des ennuis strictement professionnels donc ?
L’architecte (rougissant et qui, soudain énervé, se demande tout à coup s’il est énervé parce que l’agence va mal ou si l’agence va mal depuis qu’il est énervé. En tout cas ça commence à faire un moment qu’il est énervé et que rien ne va plus à l’agence) – Oui surtout professionnels, même si la période continue d’être glaciaire avec Madeleine. Tiens au fait, Ulysse mon fils est revenu de stage et vient souvent à l’agence pour donner un coup de main mais je sens bien qu’il est perturbé, je le vois à son regard, j’ai l’impression qu’il me regarde tout le temps, il a les yeux de sa mère et en fait je déteste cette sensation d’être scruté jusqu’aux tréfonds de mon âme. L’autre jour il a fait une erreur et j’ai failli péter un câble et l’envoyer au diable.
E.H. (inquiète) – Comme vous y allez ! D’ailleurs, n’êtes-vous pas ici pour explorer les tréfonds de votre âme ?
L’architecte – Avec vous ce n’est pas pareil, et puis vous êtes docteur. Disons que je suis en ce moment dans un état que je n’explique pas. J’ai conscience sans être conscient. Dans ces moments-là, je deviens agressif, je n’ai aucune pitié.
E.H. (Ethel Hazel a failli en avaler de travers. Je ne dois rien montrer pense-t-elle. Se ressaisissant) – Que voulez-vous dire ?
L’architecte (qui sent une colère monter en lui) – ce que je veux dire est que c’est un métier qui rend dingue, DINGUE vous m’entendez ? Vous êtes constamment entouré de tout un tas de gens dont la plupart sont incompétents, n’ont aucune responsabilité mais passent leur temps à vous expliquer votre métier. Je ne les supporte plus. A l’agence, les gens sont compétents mais je suis sans cesse sollicité. Pour la famille, c’est tellement la pagaille que je m’en sens détaché. Pour le coup j’éprouve une grande solitude et j’aimerais juste que l’on me laisse tranquille.
E.H. – Depuis quand éprouvez-vous ce sentiment d’isolement ?
L’architecte – Je ne sais pas pourquoi ça a commencé. Depuis tout petit je crois. Je n’ai aucune réponse précise moi-même. Si je connaissais les vraies raisons, les raisons réelles pour lesquelles tout cela a débuté, avant même que tout cela ait commencé, je n’aurais probablement jamais rien fait de tout ça. J’aurais dû aller à l’université, étudier l’immobilier et m’acheter un aquarium, c’est ce que j’aurais dû faire.
E.H. (La thérapeute note qu’il y a quelque chose de la faiblesse, de l’ordre de l’inconsistance dans la personnalité de son patient qui ne lui permet pas de maintenir avec force sa position face à des interlocuteurs variés. Il est trop honteux pour confirmer un aveu, trop fier pour reconnaître ce qui lui a échappé, pense-t-elle, en se disant que c’est le moment de lancer son enquête) – Au fait, avez-vous revu votre voisine ? Les problèmes de fuite de la toiture sont-ils réglés, ce serait un début.
L’architecte – Les fuites seront réglées éventuellement, c’est ennuyant mais ce sera réglé, je n’ai pas d’inquiétude à ce sujet.
E.H. – Votre voisine a donc cessé ses quolibets ?
L’architecte (soudain tendu) – Je n’en sais rien, je ne l’ai pas revue depuis un moment. Ce que je peux dire est qu’elle ne manque à personne. S’il ne tenait qu’à moi, comme dans les vieux films, je l’aurais attachée sur une fourmilière. Haha. Mais comment trouver une fourmilière dans Paris ? Haha. Ha ça non, elle ne manquera à personne, je peux vous le dire.
E.H. (intriguée) – Une fourmilière ?
L’architecte – Oui, à travers l’histoire, des civilisations très différentes donnaient la mort en livrant les suppliciés aux fourmis. Imaginez le temps que ça prend pour mourir, bouffé toute petite bouchée par toute petite bouchée ? Et quel festin pour les fourmis ! Gourmand comme je suis, si j’étais une fourmi… D’ailleurs, Paris est une fourmilière, nous nous bouffons tous les uns les autres, alors une de plus une de moins…
E.H. (La docteur, qui voit soudain l’image d’Hannibal Lecter se délectant de la matière grise de l’une de ses victimes lui traverser l’esprit, se dit que le fantasme de l’anthropophagie est puissant et elle se souvient de quelques affaires extraordinaires, comme cet étudiant japonais qui avait mangé un bout de sa petite amie. Il lui faut, malgré la sueur glacée qu’elle sent pointer sur sa nuque, en avoir le cœur net) – Vous vous entendiez bien avec Géraldine, qu’est-ce qui vous empêchait de refaire votre vie avec elle ? C’est d’ailleurs assez courant chez les architectes de votre âge me semble-t-il.
L’architecte – Pourquoi me parlez-vous de Géraldine ?
E.H. – C’est juste par association d’idées que je pensais à elle. Vous disiez parler le même le langage mais la dernière fois que vous avez mentionné son nom c’était pour évoquer une rupture brutale. Brutale comment ?
L’architecte – Comme je vous l’ai déjà dit, une fois que ma décision était prise, ce fut net et sans bavure. Je me suis aperçu que c’est le genre de femme qui envoie des mails aux rock stars ou aux chanteurs de rap. Et je ne suis qu’architecte, haha. Mais savez-vous que beaucoup de condamnés à mort se marient en prison ? C’est marrant quand on y pense, un type responsable des pires horreurs ne reçoit jamais autant de demandes en mariage que quand il est condamné à mort. Comme il faut 20 ans avant l’exécution, ça laisse le temps de se marier plusieurs fois. Nourri, logé. Haha, la belle vie.
E.H. (de plus en plus glacée) – Je crains de ne pas vous suivre…
L’architecte (autoritaire) – c’est vous qui me parlez de Géraldine
E.H. – Et le rapport avec la peine de mort ?
L’architecte – Pensez-y une seconde, Landru lui-même n’avait d’autre ambition que de subvenir au besoin de sa famille, de sa femme et de ses quatre enfants. Je ne fais rien d’autre dans mon métier. Des enfants je n’en ai que deux mais ils n’ont jamais manqué de rien, ni Madeleine non plus, et je n’ai pas ménagé mes efforts. En plus je travaille pour l’intérêt général, pour les gens, pour leur confort. Pour leur bien-être, la fin justifie les moyens comme dirait l’autre. Non ? Qu’en pensez-vous docteur ?
E.H. (pincée) – C’est moi qui pose les questions.
L’architecte (soudainement joyeux) – C’est marrant que vous dites ça, c’est exactement ce que m’a dit l’inspecteur.
E.H. – L’inspecteur ?
L’architecte – Oui la police est venue faire une enquête de voisinage dans mon immeuble. Ils étaient deux, ils m’ont demandé si je connaissais la voisine. J’ai dit oui évidemment mais sans plus, mais ils ont continué à discuter avec moi et j’ai fini par me demander pourquoi. «Pourquoi vous me posez toutes ces questions ?», ai-je demandé. «C’est moi qui pose les questions», m’a répondu sèchement l’inspecteur. Et puis il fallait que j’y aille. C’est enquiquinant la police, eux aussi cherchent à vous extirper vos secrets, aucun respect de la vie privée. En tous les cas, j’espère que nos discussions resteront un secret entre vous et moi et personne d’autre. Nous aurons d’ailleurs probablement bien d’autres secrets, ne pensez-vous pas ?
E.H. (La thérapeute, pas tout à fait sûre de vouloir connaître ces secrets, sent ses poils se hérisser jusqu’au bout de ses escarpins de sécurité. Elle se souvient pourtant avoir lu de ces femmes qui épousent un tueur qu’elles n’ont jamais rencontré et déjà en prison. Elle n’a jamais compris leurs motivations. Et là soudain, au moment même où elle se demande effarée si elle n’est pas en train de converser tranquillement avec un tueur en série, elle ne peut se cacher l’excitation qu’elle ressent, les sueurs froides remplacées par des vapeurs. Bafouillant) – De… de… de quels secrets voulez-vous parler ?
L’architecte – Docteur, ça va ? A votre ton, j’ai l’impression que vous êtes ailleurs.
E.H. – Excusez-moi, juste une saute d’attention. Et donc, comment elle a pris ça Géraldine ? Comment va-t-elle ?
L’architecte – Là où elle est, je vous garantis qu’elle va très bien et qu’elle n’a plus aucun souci. Comme la voisine à mon avis. Peut-être est-ce le signe d’un nouvel alignement de planètes quand les causes de vos soucis disparaissent les unes après les autres. C’est peut-être le moment pour moi de…
DRINNNN, DRINNNN.
La sonnerie indiquant la fin de la consultation surprit Ethel Hazel si fort qu’elle eut l’impression que tout le monde dans l’immeuble pouvait l’entendre.
L’architecte (déjà à la porte) – Bon je file, c’est que je n’ai pas que du temps à tuer moi. A bientôt Docteur.
E.H. – Oui, oui, à bientôt.
Et, juste comme ça, il avait déjà disparu. L’architecte à peine parti, Ethel Hazel se jeta sur quelques fruits secs pour calmer toutes ces étranges émotions qu’elle ressentait. Elle entendit le moteur du scooter de l’architecte, s’approcha de la fenêtre et le regarda partir à fond les manivelles, comme d’habitude, puis disparaître au bout de l’avenue. Elle ouvrit la fenêtre car elle avait très chaud soudain.
Dr. Nut (d’après les notes d’Ethel Hazel)
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