Et si l’architecture devenait une discipline olympique ? L’erreur a été de croire que « l’architecture internationale » était plus importante à promouvoir qu’un universel de la diversité !
La flamme olympique va arriver dans la ville lumière et en raviver l’éclat. Un moment de partage qui doit emporter l’enthousiasme. Les symboles sont forts, ils sont indispensables car ils sont censés nous rassembler, nous permettre d’appartenir à un même monde. Traditionnellement, la flamme olympique est allumée par les rayons du soleil, puis alimentée par une cartouche de gaz dissimulée dans le manche. Il y a dans l’architecture quelque chose du même ordre, une flamme, une énergie diffuse qu’il conviendrait de rassembler.
L’architecture elle aussi est porteuse de symboles, c’est peut-être même son sens essentiel. Quelques mauvais esprits pourraient s’interroger sur les raisons de la faible intensité de la « flamme architecturale » mais j’aimerais tant que des « Jeux olympiques de l’architecture » soufflent sur ces braises, cette lumière, qui dit la beauté du monde, la richesse de la nature, la diversité du vivant, l’attention aux cultures, l’importance de la transmission, celle de l’héritage.
En un mot l’éloge du détail.
Quelle plus belle image que celle d’une quête, d’une recherche, qui mettrait en avant une petite merveille porteuse de sens, vecteur d’émotions.
La démarche n’aurait alors plus rien à voir avec la devise actuelle des jeux d’architecture « plus vite, plus haut, plus fort », ce serait au contraire, pour citer Jean-Philippe Rameau, « je préfère ce qui me touche à ce qui me surprend ». La beauté n’a pas d’échelle car elle les a toutes. À la phrase de Jean-Philippe Rameau « ce qui me touche, ce qui me surprend », j’ajouterais la vie, le plaisir, l’émotion. L’idée me plaît, je me sens positif, constructif, prêt à sortir de la critique inutile !
Positif oui, mais avant de crier que tout va bien, regardons autour de nous.
D’où vient le mal ?
Je l’attribuerais entre autres, à une confusion, à un glissement dangereux, comme l’évolution de l’expression « Dieu est dans les détails » qui s’est transformée en « Le diable est dans les détails ». Parmi les nombreuses explications, j’en retiendrai une : justement la disparition du détail en architecture. L’appauvrissement de « l’architecture », du pavillonnaire des périphéries en particulier, est un point généralement partagé. La partie est devenue un tout et le tout est devenu le détail. Est-ce l’effet de la vitesse ou celui de l’image ? Tout se ressemble, le paysage, la ville, l’architecture… tout n’est plus qu’un changement d’échelle et l’informatique y a sa part de responsabilité.
Mais j’attribue aussi, en grande partie, la disparition du détail au refus, ou plutôt à la peur, de l’ornement, du décor, de la surprise, de la beauté, celle qui ouvre l’appétit. Une fois encore la comparaison avec les assiettes des chefs mérite d’être faite. Les assiettes sont l’objet d’une attention proprement artistique, la beauté du décor, celle du détail est convoquée pour exalter le goût, pendant que dans l’architecture on constate le mouvement inverse. « Ornement et crime » d’Adolf Loos n’a pas encore sévi dans les cuisines, les chefs étoilés n’en ont pas encore pris connaissance.
Précurseur de l’esprit nouveau, A. Loos protestait contre la futilité du décor à outrance, l’intrusion intempestive de l’art dans tout. Le Corbusier s’était empressé de le publier, dans l’Esprit Nouveau et d’en faire un socle théorique ! Le Corbusier disait « les temps modernes seront mâles et ascétiques » tout est dit ! Mais il ne suffit pas de changer les termes pour faire évoluer et transformer le « plus haut, plus vite, plus fort », qui ont leurs parfaites correspondances aujourd’hui avec : « moins dense, dépouillé, minimal voire frugal » pour que les jeux olympiques de l’architecture soient un succès… Quelle tristesse que de supprimer le détail, celui que l’exploration du regard découvre ! S’il n’y a rien à découvrir, circulez il n’y a rien à voir quand juste une image épuise une œuvre. Salieri, déjà, était sur le chemin d’une néfaste modernité quand il trouvait qu’il y avait trop de notes chez Mozart : « Trop joli pour nos oreilles et trop de notes, mon cher Mozart ! – Sire, pas une de trop ! »
Éloge de la complexité, éloge du détail ?
Il n’est pas trop tard pour changer de regard. Nous sommes souvent prisonniers de l’idéologie que nous avons produite par opportunisme ou par aveuglement. La répétition a été le mantra, comme aujourd’hui l’espoir de cacher l’indigence sous un couvert végétal, il faut se réveiller sans plus attendre.
Du dernier étage du Centre Pompidou, Paris révèle ses toitures à bonne hauteur. Le jeune garçon qui m’accompagne semble impressionné par la vue qu’il découvre.
« C’est beau » dit-il.
Pourquoi est-ce beau ?
« C’est harmonieux, c’est le même matériau, c’est homogène ».
Regarde bien et tu vas découvrir tout ce qui se cache derrière cette unité, tout ce qui la rend vivante, vibrante, découvre les lucarnes, les tabatières, les fenêtres à granger, les dômes, les verrières d’ateliers, les chiens-assis, l’ardoise, le zinc, le cuivre, le plomb et même les tuiles de Bourgogne, les tuiles plates, les terrasses, les jardins suspendus et tu vas comprendre que, sans cette diversité, le menu serait bien fade.
C’est ce qui nous arrive !
Comment regardez la ville ?
Au quotidien, le regard n’est pas le sens le plus sollicité si ce n’est pour assurer sa sécurité, traverser une rue, regarder à droite à gauche même si c’est un sens unique. Sur un itinéraire quotidien que l’on connaît pourtant bien, il n’est pas rare de découvrir une porte d’immeuble, un coq perché sur une girouette que l’on n’a jamais vu : un détail en quelque sorte. Ce détail peut aller jusqu’à la découverte d’une perspective d’une cour, d’un oriel… c’est ce côté inépuisable du détail qu’en amoureux des villes, en amoureux de la nature, je considère comme un bien commun.
Je n’oublie pas cet arbre isolé qui souffre dans sa cage de fer, de quelle espèce est-il ? Je poserai la question à un écologiste qui ne peut sûrement pas accepter la souffrance infligée aux arbres d’alignement et aux maigres plantes qui les accompagnent dans cet isolement. Il y a aussi la souffrance végétale du magnolia en pot censé orner les coins de rue. Il faut reconnaître que l’expérience a été de courte durée, celle d’un enlaidissement urbain temporaire, résultat d’un aveuglement.
Après cette confusion, on peut apprendre à regarder chaque ville dans toute sa complexité, dans tous ses détails. Après nous, les « embellisseurs de villes » auront la lourde tâche de palier à ce manque de beauté, manque de détails, dont les villes souffrent aujourd’hui. Il va nous falloir inventer un nouveau pape Jules II pour remettre en marche les fontaines urbaines ou un nouvel Haussmann pour faire partager une vision d’ensemble de la ville, tel un paysage, tel un écosystème ! Effectivement, les villes sont des paysages que l’on explore et dont la beauté se révèle au fil du temps, un peu comme un tableau dont on découvre les détails à force de le regarder.
Il est d’ailleurs étonnant de voir tant de monde faire la queue pour voir une exposition monographique quand bien souvent il suffit de porter son attention sur une seule œuvre, l’habiter, prendre le temps de la parcourir et laisser monter l’émotion comme si l’on partageait avec l’auteur l’aura qui s’en dégage. Nous sommes trop gourmands à vouloir embrasser d’un coup la totalité de la « pâtisserie », sans vraiment la déguster. Tous boulimiques ! La seule manière de guérir est d’en prendre conscience !
Si l’on change d’échelle, la beauté sera plus digeste et partageable !
L’erreur a été de croire que « l’architecture internationale » était plus importante à promouvoir qu’un universel de la diversité !
Si l’on évalue l’architecture d’aujourd’hui au nombre de détails, au nombre d’intentions, alors on peut dire que Victor Hugo avait raison d’avoir peur. Dans le chapitre intitulé « Ceci tuera cela » (Notre Dame de Paris, 1831), il définit l’architecture comme « l’écriture de l’humanité ». Celle-ci, nous dit-il, se trouve supplantée par l’imprimerie. Frank Lloyd Wright, de son côté, a évoqué sa colère à la lecture de Victor Hugo. En réponse il a inventé un nouveau langage architectural, celui de la modernité.
Il est temps de reprendre le flambeau, la torche, et l’espoir vient de l’IA. Non par ce qui en est attendu généralement dans le domaine de l’organisation, ni même en matière de dessin, mais en termes de prescription.
L’architecture va à nouveau partir de la tête, de l’intention avant la main, avant le dessin. Si nous apprenons à nouveau à prescrire, à dire ce que nous attendons sans restriction, il faudra obligatoirement apprendre à entrer « dans les détails ». Cette perspective est réjouissante car c’est l’IA qui va nous permettre de rallumer la flamme et redonner à l’architecture sa capacité d’émerveillement, sa « pétillance », son effervescence, sa nouvelle modernité et retrouver ses racines naturelles.
Avec l’I.A., l’architecture s’écrit à nouveau avant de se dessiner. Alors les architectes, qui ont abandonné la programmation, vont comprendre qu’il s’agit d’un passage essentiel s’ils veulent que l’architecture existe. Les architectes vont retrouver leur place à l’origine de tous les programmes, des plus petits aux plus grands. Les outils sont là, les jeux vont bientôt commencer là où ils s’étaient arrêtés (avec la colère de F.Ll. Wright). L’architecture peut redevenir un enjeu de société.
Les bonnes intentions, cachées dans les détails, doivent être ravivées. Les temps ont changé, la beauté n’est pas que dans la simplicité. Pour paraphraser Pablo Picasso « nous avons tout pour être les dignes successeurs de nos pères et de nos mères ».
Soyons positifs, il est encore temps de souffler sur les braises !
Alain Sarfati
Architecte & Urbaniste
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