Lorsque le soleil se couche et commence à s’enfoncer dans l’océan, le ciel se pare de rougeoiements et tous les yeux sont rivés sur l’horizon, en quête du rayon vert. Ce spectacle n’existe pas en ville. Il y a pourtant, incontestablement, une attente d’une ville rayonnante qui enverrait ses traits verts depuis son centre vers sa périphérie. Retournement de l’histoire, les villes essaient désespérément aujourd’hui de voir vert.
L’objet essentiel d’une ville est de rassembler. Pourtant, depuis un siècle, c’est à une dispersion que nous assistons, à un éclatement, un étalement des villes. La vraie difficulté est qu’il n’y a pas une ville idéale capable de répondre à des attentes contradictoires, à des idéaux complètements différents comme de mettre les villes à la campagne ou de faire rentrer la campagne dans la ville.
L’utopie, au lieu d’être une aide est devenue un obstacle. Elle éloigne du réel et justifie l’impossibilité d’atteindre l’horizon que l’on s’est fixé. Une seule voie possible, continuer comme avant. Pour que le monde change, qu’il évolue, je préfère le rêve alimenté par l’expérience et le pragmatisme, ce qui ne retire rien à la nécessité de construire une représentation et de la réaliser en tout ou partie. Un œil sur les techniques disponibles et l’usage que l’on peut en faire, dans la perspective d’une urbanité renouvelée et l’autre sur l’histoire et le vécu, l’expérience, celle du choc des cultures que l’on peut en tirer.
Cette ville qui se défait, objet de tant de haine, a bien du mal à se relever de toutes les contradictions, de tous les paradoxes. Nombreux sont ceux qui sont à son chevet, sans plus y croire, mais le cynisme peut tout emporter sauf le rêve d’une ville possible.
En Asie, 30 à 40% des villes qui existeront en 2050 ne sont pas encore construites, les villes sont en croissance de 2 à 3% par an. Un expert, Monsieur Borelli, spécialiste des forêts urbaines à l’Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO), suggère de «commencer par planter des arbres aujourd’hui et de construire ensuite autour des arbres, d’ici une dizaine d’années». C’est le «autour» qui est important : il ne s’agit pas de construire une ville au milieu de la forêt ou de faire des forêts au milieu de la ville, il s’agit de construire autour, c’est-à-dire à l’extérieur de l’espace préalablement planté.
Les villes nouvelles, celles du XXIe siècle, sont à concevoir. La proposition sylvestre mérite d’être étudiée car elle suppose une vision de la ville à venir qui trouverait son équilibre entre le centre et la périphérie. Le centre prendrait une forme nouvelle, une alternative à la ville européenne traditionnelle. Cette représentation mettrait en lumière le rôle de la nature dans la ville, d’un point de vue hygiéniste, mais aussi ce que serait la nouvelle nature du centre des villes traditionnelles. L’avenir de nos sociétés est urbain, il faut le préparer et tous les continents sont concernés d’une manière ou d’une autre.
En 1985, au cours d’une mission officielle à Pékin nous avons exposé, à nos interlocuteurs chinois, les erreurs d’urbanisme de la France, surtout celles concernant la construction du logement social. L’arithmétique était claire : Paris était la ville la plus dense du monde avec un COS moyen de 4, un plafond de 8 étages. Tous les membres de la mission française s’accordaient qu’il fallait proposer un optimum, celui du «low rise high density». Après nous avoir écoutés, nos interlocuteurs chinois ont déclaré qu’ils voulaient construire des tours malgré tous les inconvénients que nous n’avions pas manqué d’exposer. Hong Kong était le modèle.
Notre erreur était d’avoir parlé des réalisations périphériques et non de Paris comme d’une ville désirable. Paris est la plus belle ville au monde et la plus désirable. Elle est le résultat d’une longue histoire impossible à reproduire. L’histoire s’interprète, se théorise, éclaire le rêve sans qu’il soit utile de passer par l’utopie.
Les villes nouvelles seront denses pour des raisons liées au développement durable et aux déplacements. Elles seront mixtes, vertes, agréables à vivre. C’est là que les paradoxes apparaissent : densité/nature, vitesse horizontale/vitesse verticale, dispersion/niveau de service/transports collectifs…
Le fonctionnalisme a créé une discipline et l’a tuée en éclatant les disciplines sans construire une réflexion transverse et interdisciplinaire. Une réflexion qui aurait pu nourrir le tracé, les rapports entre le centre et la périphérie donnant à chacune des parties sa logique, sa consistance, sa mixité.
Notre expert de la FAO fait une remarque de bon sens en disant de commencer par planter des arbres, une forêt urbaine (puisque le concept est à la mode), quelque chose comme le bois de Boulogne ou celui de Vincennes. Mais le mot «forêt» c’est bien plus parlant. Plus que le bois, la forêt a l’avantage d’être anxiogène avec ses animaux sauvages, elle est impénétrable, grande et noire à la fois. La forêt serait un peu comme les théâtres parisiens, ils sont là sans qu’on ait besoin d’y aller mais on sait qu’ils existent. La forêt aurait une fonction purificatrice incontestable, alors pourquoi s’en priver ?
Une fois la forêt plantée, il faudra tracer la ville autour et faire comprendre que la forêt en sera le centre. C’est là que commencent les difficultés, la forme idéale de la ville va changer.
Avec plusieurs siècles d’histoire urbaine édifiante et d’expériences irremplaçables, c’est sur l’Europe qu’il faut s’appuyer pour inventer la ville à venir. Paris, modèle idéal de ville à vivre, est remarquable mais pas différente de centaines d’autres villes construites de part et d’autre d’un fleuve. Nos interlocuteurs pékinois voulaient des tours à l’image de Hong Kong, Manhattan, Chicago ou Singapour, mais c’est la rareté du foncier qui a fait que ce modèle existe.
Transformer un centre traditionnel en forêt, c’est ralentir le centre des villes. Paris va devenir un modèle dans quelques années, lorsque la circulation de l’espace contenu dans le périphérique sera devenue «douce», lente, aussi impraticable pour les véhicules individuels que l’espace forestier.
L’idéal urbain sera alors de se serrer au plus près du centre, un centre gigantesque façon Tivoli de Copenhague, aussi impénétrable que le Palais Impérial de Tokyo qui est bordé d’avenues mono orientées et qui constitue la figure inversée de la ville traditionnelle. La forêt sera l’attracteur, ses arbres seront choisis pour leurs essences, ils vont assurer l’impénétrabilité pour rendre la forêt magique et surprenante.
Le sens de la ville va se trouver dans sa capacité à rayonner, son centre ne sera plus un problème et la périphérie sera l’objet de toutes les attentions. La question de la présence de la nature dans la ville ne se posera plus puisqu’elle en sera le cœur. Des avenues rayonnantes constitueront la principale structure avec le boulevard périphérique qui, lui, sera constitué de sections. Suivant la taille de la ville, les rocades trouveront leur place sur le site.
Aujourd’hui, la surface moyenne du centre d’une ville de deux millions d’habitants est de 888 hectares, curieusement l’équivalent du bois de Boulogne. C’est le double de Central Park, à New York, qui compte 341 hectares pour une ville de cinq millions d’habitants.
Les avenues, dont la densité est justifiée par la présence de transports en commun rapides et confortables, vont rayonner. Les rayons verts seront ces jardins linéaires qui, surmontant tous les obstacles, vont mettre en relation le centre et la périphérie. Des allées lentes, rassurantes, vont garantir le plaisir d’être en ville et la capacité, pour chacun, de choisir son lieu et son mode de vie. Les rayons verts, ces relations directes entre un centre vert et la campagne, seront actifs, sportifs, culturels, ils vont rassembler tout ce que les avenues divisent. C’est une toute autre manière de sortir du bois, sans parler de forêt urbaine, pour ne pas faire de la ville un lieu dangereux !
Qu’est-ce qu’une ville nouvelle ? La question mérite d’être posée lorsque l’on connaît le destin des villes nouvelles en général. Dans le meilleur des cas, en France, les villes nouvelles végètent, l’urbanisme à lui seul n’a pas suffi. En ignorant l’importance du marché et en surestimant la volonté publique, la discipline et les disciples ont failli à leur tâche, aidés par une pensée fonctionnaliste étique.
Le choix du site nécessite la plus grande attention. Historiquement, l’essentiel du tracé des villes commençait par la définition d’un périmètre de sécurité, l’enceinte, le rempart, parfois une simple palissade. Venaient ensuite les principaux axes qui permettaient de relier la ville aux territoires. Souvent, c’était la présence de ces axes, comme celle de l’eau, qui présidait au choix de l’implantation.
La démarche urbaine contemporaine s’est inversée, notamment pour des raisons liées aux effets des vitesses de circulation (horizontale et verticale) ainsi qu’à l’attention portée à la nature, à la qualité de l’air et de l’eau. La ville se développe à l’extérieur de l’enceinte faisant paradoxalement disparaître la périphérie, l’absorbant. C’est la dilation du centre et sa nouvelle vocation verte qui sont à l’origine de cet effet centripète.
«Une ville nouvelle» va démarrer par le dessin du centre, une forêt existante ou préalablement plantée autour d’un plan d’eau. La taille du centre ne se pose plus. Les bâtiments se disposent à l’extérieur de ce périmètre impénétrable, défendu de la pollution, un espace préservé et réservé. Les radiales vont rayonner naturellement, sans risque de voir le centre encombré, thrombosé.
Voilà, pour moi, à quoi va ressembler la ville de demain. Une grande forêt en guise de centre, avec des espaces sportifs et de loisirs, des équipements culturels. Les 40 à 50 % des villes qui vont naître d’ici 2050 auront un centre vert, un boulevard en lieu et place du rempart et des avenues, des rayons verts.
Un idéal de ville qui peut aussi contribuer à nourrir une réflexion sur l’avenir du cœur des villes, petites ou moyennes. La campagne est à l’extérieur, c’est la lenteur rassurante de l’histoire et la culture qui vont devenir la dimension compensatoire de l’envahissement de la ville pour les techniques, les vitesses, à condition de renforcer la réalité de l’habitabilité, d’en faire une alternative réelle, donner la possibilité de choisir sans que ce soit un renoncement.
En envahissant les villes, la vitesse les a retournées, créant une périphérie autonome qui accède difficilement au centre. Dans chaque circonstance, les conséquences sont à tirer et l’histoire a son rôle à jouer. Pour assurer la diversité, des solutions doivent se faire jour, en fonction des lieux et des richesses locales. C’est le modèle unique, la recette, qui devient un obstacle.
Alain Sarfati
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