Les réseaux sociaux dédiés à l’architecture en ont des vapeurs. Voilà revenu le temps, en Asie surtout, de la traite des architectes, surtout celles blanches comme des oies. De quoi s’agit-il : de ces scandaleuses offres de stage publiées par des architectes connus à la recherche de chair fraîche et bourgeoise pour faire tourner la boutique. Diable !
Par exemple, pour effectuer un stage chez le japonais Junya Ishigami, l’homme qui monte en ce moment de ce côté du Pacifique et concepteur notamment du prochain pavillon de la Serpentine Gallery, prévoir de bosser six jours sur sept, de 8h à minuit et d’amener sa gomme et son bol de riz. Et le dimanche, de laver son linge et pleurer sa misère. Scandale ! Qui s’étend bientôt à la planète entière, quelques Pritzker, quel que soit leur contexte, devant soudain justifier leurs pratiques. Pour la transparence, rien de tel que la Stasi !
S’il convient sans doute de s’interroger sur la pertinence des sources, il faut pourtant s’intéresser au sujet puisque les bulletins en rapportent la rumeur. Parlons-en donc.
Le premier problème avec les réactions outragées donnant lieu à ces articles superfétatoires est l’effet de meute qui, en tant que tel, invite à la circonspection. Il y a en effet la meute de ceux qui se mettent à aboyer quand la caravane passe et celle de ceux qui aboient sans savoir qu’une caravane est passée ni même qu’elle ne passera jamais. Peu importe d’ailleurs : les aboiements de la meute sont rassurants, ils donnent le sentiment au membre delta, lambda ou oméga d’avoir une opinion. Ainsi, celui qui n’est jamais allé nulle part peut-il aisément s’offusquer des conditions de stage dans un pays au loin où il n’ira jamais et avoir l’air, en crachant anonymement sa réprobation, intelligent et compassionnel.
Le second est que les réseaux sociaux, en meute, provoquent des effets de loupe malencontreux, comme pour l’Indien dans la forêt, surpris dans les phares en train de dépecer un pécari pour le dîner de sa famille et que la meute de vegans, aussi grasse qu’affamée de scandale, somme violemment de manger des asperges. Qu’elle est l’info exactement selon que vous êtes l’indien, le pécari ou l’asperge ?
Quoi qu’il ait fait de bonne foi, comme ses ancêtres avant lui depuis dix millions d’années, le focus est soudain sur l’indien, comme sur Junya Ishigami au moment présent. Pour tuer son chien, on dit qu’il a la rage et l’Indien s’en sort rarement indemne. Alors pas étonnant que tous ces Japonais (on parle moins des Américains et de tous ceux qui en font autant) gagnent tant de concours prestigieux sur la bonne terre de France, puisqu’ils ont, eux, des esclaves affairés payés à coups de pieds aux fesses quand nous, valeureux chevaliers blancs, nous avons des collaborateurs que nous traitons tous avec une dignité absolue et qui coûtent affreusement cher ! La concurrence est, d’évidence, faussée. Pas étonnant dans ces conditions que la meute trouve à mordre.
C’est vrai quoi, les Japonais n’en peuvent tellement plus d’attendre des étudiants français qu’ils devraient leur offrir des conditions spéciales, leur payer le voyage au moins, le logement par nécessité, leur apprendre la langue et leur payer la formation. Et avec le sourire s’il vous plaît et un stage rémunéré pour l’argent de poche.
Parce qu’ils sont Français ? Parce qu’il y a de la concurrence ? Parce qu’il est certain que les étudiants français, ayant fait la grande démonstration de leur mobilité et de leur habilité à parcourir le monde, sont des recrues de choix pour les agences du monde entier. Il n’y a qu’à voir les Américains qui n’en peuvent tellement plus non plus du manque d’architectes français qu’ils leurs font des ponts d’or !
Etonnamment, malgré des conditions d’esclavage extrême comme on dit en Syrie ou dans des mines de cuivre en Colombie, les architectes français ayant vécu une expérience à l’étranger, quelles que furent les façons d’y parvenir, sont non seulement parvenus à survivre à leur vie misérable mais ils sont aujourd’hui nombreux à s’en féliciter, c’est-à-dire quasiment tous. Des inconscients sans doute.
Maintenant, si malgré les conditions drastiques proposées par Ishigami, quasi esclavagistes certes mais apparemment légales, un étudiant français se pointe avec sa petite valise sans parler un mot de japonais, il doit être prêt pour le remake de Kill Bill (quand Beatrix rencontre le vieux sage Paï Meï, à ne pas confondre avec I.M. Pei).
L’impétrant risque en effet d’en baver avant de comprendre couic à la culture locale mais s’il est déterminé et talentueux, il met toutes les chances de son côté pour devenir architecte quand il sera grand, pour au moins tenter sa chance si c’est la carrière à laquelle il se destine.
Surtout que ce n’est pas le bagne. Quiconque n’est pas content de son sort peut s’en aller chercher fortune ailleurs sans demander son reste et Ishigami devra trouver quelqu’un d’autre pour balayer la cour H/24. Après tout, si personne ne répondait à sa proposition, il ne lui faudrait certainement pas longtemps à Ishigami pour changer son fusil d’épaule et mettre du sucre dans ses offres de stage.
De fait, plutôt que de céder aux diktats de la meute – la Serpentine Gallery lui faisant des remontrances comme à un petit garçon – Ishigami aurait dû envoyer balader tout le monde, y compris la Serpentine Gallery. De quoi se mêle-t-elle celle-là ? C’est le Japon ici, pas Hong Kong ou le Commonwealth !
Au moins un tel énoncé a le mérite de la clarté et, pour Ishigami, certainement la faculté de décourager les imbéciles et les fainéants. Si ça se trouve, il le fait exprès Ishigami pour n’être pas embêté ! Qui en effet a envie, à Tokyo ou Osaka, de voir débarquer un petit français bien mis et sûr de lui qui vient proposer ses services rémunérés pour gagner sa deuxième étoile sur son gentil parcours HMO ?
L’inverse est tout aussi vrai, sauf que c’est Kill Marcel. Voyons un(e) architecte français(e) à Paris, Lyon ou Marseille. Ding dong. Un Japonais avec sa petite valise et son appli traduction dans son téléphone. «Bonjour, je m’appelle Famihoki Moka et j’ai fait le tour du monde pour venir travailler chez vous et je suis prêt à balayer la cour pendant des semaines pour apprendre avec vous ô grand maître». Ou alors : «Bonjour, je m’appelle Famihoki Moka et j’ai fait le tour du monde pour venir travailler chez vous. Voici mes conditions : un stage rémunéré, toutes facilités nécessaires à mon logement, toute aide requise pour l’obtention de mon visa longue durée, des cours de français et le remboursement de mon ticket. Et je repars quand je veux si ma mère m’appelle et vous pouvez me dire merci».
Lequel aura un travail rémunéré, même chichement, dès le lendemain ?
Rien de nouveau donc avec cette histoire de stage : le talent, le courage et le travail, quels que soient genres, races et religions, finissent toujours par être rémunérés sinon reconnus à leur juste valeur. Les tricheurs quant à eux continueront de tricher et de se cacher derrière l’apparence d’une juste colère. Alors, pendant ce bref passage – un stage n’est pas censé durer toute la vie, sauf en France justement – qui est l’esclavagiste ? Qui est l’esclave ? Toutes proportions gardées bien sûr parce que, même dans la petite annonce d’Ishigami, il n’y a pas le fouet.
Pour finir, chacun sait que de façon générale, pour faire fortune, l’architecture est une piètre avenue. A part quelques rares architectes travaillant pour les princes et cheikhs du désert et qui repartent couverts d’or comme celui de Cléopâtre, et quelques rares architectes qui dans l’Hexagone payent (payaient) l’ISF, la moyenne de revenu par tête de pipe d’architecte n’est pas mirobolante. Et ça vaut, en moyenne, pour à peu près tous les architectes du monde entier qui ne finissent pas aux crocodiles.
Dis autrement, n’en déplaisent aux pleureuses, pour qui le souhaite ardemment, pour devenir architecte, même si c’est évidemment plus facile pour l’héritier (encore que…), le manque de moyens ne sera jamais un frein que pour les médiocres.
Et puis, au moins en France, chacun est libre de choisir ses chaînes. Alors la Stasi, en meute, non merci !
Christophe Leray