« Dans un village de la Manche, du nom duquel je ne me veux souvenir, demeurait, il n’y a pas longtemps, un gentilhomme de ceux qui ont lance au râtelier, targe antique, roussin maigre et lévrier bon coureur ». Don Quichotte de Cervantès était la risée des gens normaux, il se battait contre des moulins à vent qu’il prenait pour des géants. La tâche était désespérée.
Les moulins à vent sont devenus des éoliennes et le prêche dans le désert un exercice sans avenir. Moi-même je me suis battu pendant 50 ans contre ceux qui utilisaient le logement pour en faire des monuments, des géants.
Mon ami Stanislas Fiszer, dont le livre de chevet a toujours été Don Quichotte, me disait : Mais pourquoi résister ? Contre qui te bats-tu ? Qui sont tes ennemis ? Il avait raison, à quoi bon ?
Maintenant il parle différemment, lui aussi pourrait me dire « Tu as eu tort d’avoir trop tôt raison ».
Pour moi, il n’est jamais trop tard pour ouvrir les yeux et dénoncer une erreur fatale telle celle qui consiste à faire des monuments avec des logements ! C’est un jeu auquel des architectes se sont livrés. Je pense au Corviale, aux environs de Rome : une superstructure unique, un immense ensemble de logements sociaux de 1 000 mètres de long, le plus long immeuble d’habitation au monde. Loin de la ville, peu desservi en transports en commun et laissant peu de place au piéton…
1974 / 2024, rien n’a changé !
Pourquoi 1974 ? À cette date, avec Stanislas Fiszer et l’AREA, nous avons répondu au concours des Coteaux de Maubuée à Marne-la-Vallée (Seine-et-Marne). Notre projet urbain était de construire tout un quartier avec une architecture portée par un groupe d’architectes partageant un même système constructif, par souci d’économie mais, surtout, de concrétiser une idée de la diversité et du plaisir offerts par la ville. Nos ambitions étaient de « faire de la ville » en produisant un tracé support de bien commun, un socle, une plateforme. Faire de l’architecture une expression de la vie par sa variété, par son accompagnement. La leçon n’a pas été comprise.
S’il était vraiment trop tôt, il n’est jamais trop tard pour apprendre de ses erreurs, d’où mon étonnement lorsqu’il s’agit d’erreurs d’échelle, de monotonie, de répétition ou d’uniformité des « projets urbains ». En 2024, cinquante ans plus tard, le village olympique parisien n’est pas un record de hauteur, pas un record de beauté, c’est tristement un record de banalité. Le monde, amnésique, a exclu le débat et la critique. À Marne-la-Vallée, les Coteaux de Maubuée est un quartier vivant qui demeure un témoin à la disposition des historiens. Mais par manque de temps, plus personne ne visite les villes nouvelles pour en tirer quelques leçons. Alors comment avancer sans critique, sans contradiction, sans échange ? J’y vois là un désamour réel, un manque d’intérêt pour l’architecture actuelle.
Mon cher Fiszer tu as raison, il n’y a plus d’ennemis, c’est ce qui explique l’impossible débat !
Pourquoi séparer le Patrimoine de « l’Architecture » ?
Ce jour-là, il pleuvait et une queue de deux cents mètres a attiré mon attention, c’était les journées du patrimoine. Seul le patrimoine est durable parce qu’inscrit dans la culture au sens large, la leçon doit être retenue. Finalement, ils seront plus de huit millions de visiteurs (de quoi faire pâlir les architectes). De quoi aussi s’interroger sur le nombre de visiteurs à la Cité de l’architecture et du patrimoine. Parce qu’aux journées très réussies du patrimoine vont succéder « les journées de l’architecture ». Mais pourquoi séparer l’Architecture du patrimoine ?
Les journées de « l’Architecture et du Patrimoine » auraient eu bien plus belle allure ! Elles auraient montré l’attention, l’intérêt des différents acteurs pour la création dans l’architecture contemporaine, celle qui demain devrait entrer dans le « patrimoine ». Les étudiants en architecture auraient peut-être compris la nécessaire filiation, leur appartenance à l’histoire.
Pourquoi ne pas commencer les études d’architecture par le commencement ?
Un si grand intérêt pour le patrimoine devrait dire quelque chose sur la « radicalité », sur les racines ! Ou plutôt sur l’absence de racines, d’ancrage, de contextualisation de l’architecture moderne.
La radicalité est une vieille notion, il fallait en inventer une autre, c’est fait : la transgressivité. C’est ce qu’ont trouvé les innovateurs du prix Claude Parent : Éloge de la transgressivité, pour une architecture transgressive.
C’est une autre de façon de regarder ! « Il faut que tout change pour que rien ne change » disait Don Fabrizio dans Le Guépard. Mais veut-on que ça change vraiment ? Être en quête perpétuelle d’une nouvelle modernité donne la mesure de la vacuité, sorte d’écran mis en avant pour paraître moderne. Pendant ce temps-là, la modernité architecturale s’incline, se penche au point de se casser la gueule parce qu’il faut être brutal, voire choquer, pour être entendu. C’est cela être transgressif ! Avec obstination, j’ai toujours pensé que l’architecture était une forme d’écoute, une marque d’attention à l’autre, à la vie. Pourtant c’est la violence qui est donnée comme exemple à suivre, au prétexte d’une radicalité devenue transgressivité.
Être moderne, oui mais pas à n’importe quel prix !
Non à une transgressivité paradoxale qui commence par rejeter l’idée même de racines, curieusement à l’heure où davantage d’attention est portée à la planète Terre. Si l’architecte est un passeur de témoin, le témoin s’est perdu en chemin.
J’aurais tant aimé que le « dire » et le « faire » soient dans le prolongement l’un de l’autre pour pouvoir souscrire au propos de l’homme qui rêvait de vivre en pente. Je n’ai jamais croisé Claude Parent sur la face de Belvarde mais j’adhère à son propos : « Quelques-uns ont la foi et le futur en eux. Mais les temps sont durs. La globalisation, l’appel aux grandes structures va rendre difficile, si ce n’est impossible, la somptueuse initiative de quelques individus singuliers qui n’acceptent pas de passer sous le joug de la normalisation. Ce sont ceux-là que j’aime, parce qu’ils vont souffrir et peut-être périr. J’ai confiance en ceux qui sont le sel de l’architecture, qui portent à bout de bras la réaction à l’irrémédiable. Je leur souhaite bon vent. Je pense qu’ils survivront malgré les politiques si corrects dans l’idée qu’ils se font de notre bonheur ».
Pourquoi se battre ? À quoi bon résister ?
Cet ennemi invisible est une tornade qui a réduit l’architecture, la conception, à la construction et a écarté la notion de sens et méprisé l’émotion. Je pensais que l’émotion était consubstantielle de l’architecture, d’où ma surprise quand François Chaslin m’a demandé, au sujet d’une réalisation monumentale, « Et l’émotion qu’en fais-tu ? ».
Il est vrai que l’on décrit rarement une émotion architecturale, surtout lorsque l’on fait passer la construction avant la conception : « Les qualités structurelles du bois répondent aux efforts de compression et de traction requis par les 91 catènes de la toiture incurvée, mesurant chacune 55 cm d’épaisseur avec une portée de 90 mètres, suspendues tous les mètres, sans faux plafond et utilisation de matériaux superflus… ». Il s’agit bien sûr de la seule réalisation que les Jeux olympiques de 2024 laisseront comme « patrimoine ».
Mon ami Fiszer pense que j’exagère et, à y regarder de plus près, je me dis que c’est probablement une erreur d’appréciation.
En 2025, désignera-t-on le Prix Pritzker 2030 ?
Le grand prix 2025 du design Charlotte Perriand a été attribué en septembre 2024. Pourquoi cette précipitation ? La multiplication des récompenses contribue à une sorte de saturation, trop de blanc, du blanc troublant, trop de noir, pas assez de noir et blanc… Chacun y va de sa communication, et le plus rapidement possible, de peur que ça change ! Peur que les membres du jury aient pris le temps de lire « l’Eloge de l’ombre » de Junichiro Tanizaki ou la peur d’une saturation de manifestations et de leurs lots de récompenses. Les prix pleuvent, il n’y aura bientôt plus d’intérêt pour une quelconque récompense.
Résister c’est croire qu’une prise de conscience est encore possible.
C’est espérer que l’architecture résistera à des idéologies mortifères, aux cénotaphes qui s’érigent un peu partout de façon désespérée.
Chroniques d’architecture fêtait en octobre 2024 son numéro 400. Cet espace pour une parole libre est une chance unique donnée aux architectes par Christophe Leray, surtout dans ces temps difficiles.
C’est le moment de réagir, de dire l’importance de l’architecture et des architectes qui sont maintenus la tête sous l’eau. Tous savent que ça va mal mais ils ne peuvent le crier haut et fort de peur d’être exclus d’une commande qui se fait de plus en plus rare.
Continuons de rêver à de futures « Journées des Architectures et des Patrimoines » avec des queues interminables dans toutes nos villes et nos campagnes.
Alain Sarfati
Architecte & Urbaniste
Retrouvez toutes les Chroniques d’Alain Sarfati