Au loup ! Au loup ! Rudy Ricciotti s’est infiltré dans la bergerie du Grand Paris, à Clichy plus exactement. La Maison du Peuple serait en danger, le peuple avec lui, voire «tout le système français de protection et de valorisation de son patrimoine». Et la presse de s’agiter à grands moulinets indignés. Plaidoyer pour un projet qui nettoie la poussière.
Reprenons. Dans le cadre de l’appel à projets Inventons la métropole du grand Paris, l’équipe composée du groupe immobilier Duval, des architectes Rudy Ricciotti, Lba+Holzweg et Pierre Dufour (ACMH), a été déclarée en octobre 2017 lauréate de la consultation sur le site de la Maison du Peuple à Clichy (Hauts-de-Seine,.
La Maison du peuple, signée des architectes Eugène Beaudoin et Marcel Lods avec l’ingénieur Vladimir Bodiansky et Jean Prouvé et livrée en 1938, est l’un des monuments de l’architecture moderne, classé à l’inventaire des monuments historiques depuis 1983 et délaissé depuis.
Rémi Muzeau, le maire LR de Clichy depuis 2015, et qui avait fait de la Maison du Peuple un cheval de bataille de sa campagne, de se réjouir donc d’un projet qui, outre une rénovation complète de la Maison du peuple, prévoit sur le site une tour de 96 mètres, avec un hôtel Hyatt****, 1 400 m² dédiés au ‘fooding’ avec un marché, des ateliers cuisine du lycée hôtelier René-Auffray, et des restaurants, dont la fameuse enseigne clichoise Polette. Le site accueillera enfin un espace événementiel géré par le Centre Pompidou, qui y programmera des expositions et des ateliers culture. Compter encore une centaine de logements, un parking de 95 places et un «toit vivant» de 600 m², avec ruches et potager. Parfait en termes de mixité d’usages et de populations.
Dès le début, le projet a suscité la polémique, comme d’autres.* Mais le concert des offusqués est soudain récemment devenu assourdissant pour ce projet en particulier, pourtant rendu public depuis huit mois.
L’architecte et historien Richard Klein, président de DoCoMoMo France, «association de défense du patrimoine moderne», avait certes publié le 18 mars une courte tribune toute en nuances de fiel et élégamment intitulée «Inventons le massacre !». Son cri d’alarme au titre accrocheur pour «sauver» la Maison du Peuple a été repris un peu partout par la presse pressée. Puis Jack Lang lui-même, que l’on croyait à s’occuper des pingouins, tint à faire part de son indignation. Et il a fait quoi Jack exactement pour la Maison du Peuple quand il était ministre de la Culture ? Pourquoi n’a-t-il pas lui-même réglé le problème de son usage quand il en a eu les moyens ? C’est vrai que le peuple, Jack Lang, ça le connaît !
Au diapason, mais plus étonnamment quand même, D’Architectures (D’A) qui, le 18 juin dernier, sous la plume de Claire De Boisgelin, diplômée d’HEC (2014-2018) et assistante de direction au magazine depuis mars 2018, explique que ce n’est pas moins que «tout le système français de protection et de valorisation de son patrimoine» qui est menacé. Fichtre ! «Imposer un architecte «amoureux du béton» à une architecture dont l’originalité est la maîtrise de l’acier, n’est-ce pas participer d’emblée à la dégradation d’un bâtiment ?», s’interroge-t-elle doctement avant d’écrire espérer un «veto» de la ministre de la Culture. Bonjour les progressistes !
Ne manquait plus que Jean-Jacques Larrochelle, dans Le Monde (22/06/18), pour se scandaliser d’un «geste violent», d’une «intrusion», comme si le groupe Duval et Ricciotti et Lba+Holzweg s’étaient introduits par effraction dans cette bonne Maison du Peuple. Au viol !
Non, c’est pire !
«La présence dans l’équipe d’un architecte en Chef des Monuments Historiques, et la caution étrange du Centre Pompidou suffiront-elles à autoriser le massacre qui s’annonce demain? […] Les commanditaires et les opérateurs osent tout, c’est d’ailleurs à cela qu’on les reconnaît», s’insurge encore Richard Klein. Un massacre ! Et pourquoi étrange la caution de l’homme de l’art ? Sans doute que l’architecte en chef des monuments historiques, ancien élève de Lods, et les conservateurs du Centre Pompidou et les architectes de la maîtrise d’œuvre sont tous des buses irresponsables. Seigneur, ils ne savent pas ce qu’ils font ! Tandis que Richard Klein, par contre…
Au fait, DoCoMoMo, nul ne les a entendus lors des débats de la loi ELAN. La banlieue et ses quartiers, ce n’est pas un sujet mais la Maison du Peuple si ? Comprenne qui pourra ! A moins que l’association ne sorte de la naphtaline que pour les grandes causes.
D’ailleurs, comme par hasard, c’est à Clichy que les bourgeois du vieux monde veulent encore faire la morale. Dans Maison du peuple il y a peuple ce qui donne une couleur sépia à la nostalgie des hiérarques, cf Jack ! Mais peut-être que les Clichois ne seraient pas malheureux de n’être pas toujours renvoyés au peuple et ses cartes postales de passé ouvrier. Pourquoi n‘auraient-ils pas un Hotel Hyatt et, en même temps, la Maison du peuple dans leur centre-ville ? Un 4*, il y en a 350 à Paris. Et si Clichy devenait une destination comme le souhaite le maire ? Et un lieu d’où regarder Paris de haut ?
D’autant plus que cette tour fait le pendant du TGI de Renzo Piano. Souvenez-vous, tous ces grands gestes qui devaient réunir la banlieue et Paris mais tous construits intra-muros. Le TGI était un pied de nez à la banlieue. Avec sa tour légère de 96 mètres de haut, Clichy lui répond qu’en termes de dynamisme et d’audace, la banlieue n’a sans doute plus à se voir faire la leçon par ses arrogants voisins.
«Avec Rudy Ricciotti, la Maison du Peuple reprend vie», dit le maire. Quand d’aucuns parlent violence et massacre, le maire parle de résurrection. «La tour et tout le projet ont vocation à garder les valeurs populaires du lieu», insistent les maîtres d’oeuvre. «[Il s’agira] d’un lieu d’exception pour la Métropole, une vitrine pour l’architecture et l’ingénierie, un lieu d’échanges et de convivialité, d’identité et de mémoire collectives», insiste le maire. De fait, depuis six mois, qui a entendu les Clichois se plaindre ? Ils sont pourtant les premiers concernés. Que choisir en effet : un bâtiment altéré mais vivant ou une belle œuvre agonisante à jamais et vouée à la malemort dans le centre-ville ? Qui en l’occurrence fait de l’acharnement thérapeutique ? Vraiment, qui veut faire le bonheur des Clichois malgré eux ? Vite, un veto du Conseil de la réaction !
Et puis, en l’occurrence, quelle alternative ? Toutes les bonnes âmes vont sans doute d’un coup d’un seul se concerter pour définir un programme puis se cotiser pour le financer et comme cela nous serons sûrs que la Maison du Peuple sera sauvée de l’horreur pour les siècles des siècles.
L’émoi suscité par ce projet est compréhensible et nul ici ne conteste la valeur intrinsèque du bâtiment de Beaudoin et Lods. Mais enfin, où étaient les honorables signataires du texte de DoCoMoMo pendant les trente dernières années que ce bâtiment était laissé à lui-même, sinon à l’abandon ?
Et s’il était si bon ce bâtiment, comment se fait-il que personne ne sut qu’en faire pendant si longtemps ? Jusqu’à quand et combien de temps une commune doit-elle conserver un bâtiment inutile qui lui coûte chaque année en entretien pour se faire traiter de ‘massacreur’ parce qu’un projet finit, contre toute attente, par éclore ?
L’agressivité qui se dégage de ces articles est d’autant plus surprenante que ce n’est pas comme si ce bâtiment allait être rasé. Non, il sera rénové, restructuré, remis au propre et refait à l’identique pour ses parties les plus corrompues, et si, en effet, il est transformé, ce projet lui assurerait de nouveau encore 50 ans de vie active, ce qui est toujours mieux que des décades à pourrir sur pied, l’acier en partie tellement oxydé qu’une rénovation d’envergure est de toute façon nécessaire. Alors quoi ?
Tiens et si c’était le projet d’un autre architecte, mieux dans l’air du temps, avec un peu de verdure pour dégouliner sur les façades, avec un noyau central en béton, les mêmes crieraient-ils au génie et au renouveau de la Maison du Peuple dans une fusion du patrimoine et de l’architecture contemporaine ?
Car, au-delà de la Maison du peuple, pourquoi ne jamais évoquer l’exosquelette en béton précontraint de la tour qui fait pourtant du bâtiment un ouvrage expérimental et innovant, «une première mondiale», déclare Rudy Ricciotti, qui s’y connaît un peu. Depuis le Pavillon noir d’Aix puis le MUCEM de Marseille, l’architecte apporte il est vrai toujours plus de légèreté à ses façades porteuses, ici jusqu’à 96 m de haut. D’ailleurs, à ce titre également, cette tour est un pied de nez à la lourdeur du TGI qui lui fait face. L’ingénierie est ici une prouesse, alors lire un article du Monde parlant de «résille» invite soudain à la circonspection. Parle-t-on du même projet ? Heureusement que Le Monde est un journal responsable lu par presque personne car sinon une telle erreur pourrait avoir une portée et des répercussions diaboliques pour les auteurs du projet : «alors, et votre résille… ? On a vu dans Le Monde que…»
Pour finir, il est quand même paradoxal que, à l’heure où le président de la République lui-même vient pleurnicher dans les chaumières pour sauver le patrimoine, les orfraies soient de sortie alors qu’ici un patrimoine dûment certifié sera entièrement remis à neuf sans que cela ne coûte un rond au contribuable (sinon sans doute quelques aménagements de voirie, mais, depuis quelques années, les Clichois ont l’habitude). Ce goût immodéré des Français pour le patrimoine, pourtant tellement abondant qu’il tombe en ruines pour l’essentiel, finit par sentir la poussière et le beurre rance.
Christophe Leray
*Voir notre article A Nogent, la tour (de Babel) de la discorde de Chaix & Morel