La France est championne du monde des ronds-points. Une tradition sans doute, même pas révolutionnaire. La preuve, seuls les Gilets jaunes sont restés sur leur faim.
On connaît Le Plaisir des Sens, cet irrésistible sketch raconté en 1958 par Raymond Devos, l’un des grands humoristes franco-belges :
« Mon vieux!… le problème de la circulation… ça ne s’arrange pas du tout! Du tout!…
J’étais dans ma voiture, j’arrive sur une place… Je prends le sens giratoire… Emporté par le mouvement, je fais un tour pour rien… Je me dis : « Ressaisissons-nous. Je vais prendre la première à droite. » Je vais pour prendre la première à droite : Sens interdit. Je me dis : « C’était à prévoir… je vais prendre la deuxième. » Sens interdit. Je me dis : « il fallait s’y attendre ! prenons la troisième. » Sens interdit ! Je me dis : « Là ! Ils exagèrent !… Je vais prendre la quatrième. » Sens interdit !…. »
Bloqué sur la route et obligé de payer des taxes à tire-larigot, l’humoriste livrait la séquence prémonitoire d’une actualité brûlante en 2017 : la révolte des « Gilets jaunes ». Car, un peu partout en France, ils se réunissaient sur les ronds-points routiers, appelés carrefours giratoires, aménagés en grand nombre depuis les années 1960.
Avec un millier de ronds-points construits chaque année, la France a l’art de tourner en rond pour aller tout droit. Ils sont au nombre de 65 000, le double du nombre de communes ! Alors, les ronds-points ont-ils remplacé les bistrots dans les zones rurales et péri-urbaines s’interrogent urbanistes et sociologues ? À la nuance près que les « brèves de comptoir » n’ont jamais mis en danger la République, alors que le 17 novembre 2018 à Paris, les Gilets jaunes marchaient sur l’Elysée, puis lors d’un troisième samedi de mobilisation, ils saccageaient l’arc de triomphe de l’Etoile.
Il existe des ronds-points de toutes sortes : le mini, le double, le rond-point tramway, le géant en périphérie des villes. C’est typiquement l’exemple d’une épidémie absurde devenue banale mais qui nous coûte très cher : quatre à cinq milliards d’euros par an et plus de 50 milliards depuis son introduction en France il y a 40 ans. On comprend vite que le carrefour giratoire est la valeur refuge d’un secteur qui vit à 45,3 % de la commande publique (chiffres 2019 de la Fédération nationale des travaux publics). A quoi il faut ajouter un budget annuel d’entretien par ouvrage qui peut aller de 10 000 € à 70 000 €, lié à l’importance du trafic ou au sous-dimensionnement des structures.
Comment en est-on arrivé là ? Depuis longtemps circulent des rumeurs sur les financements occultes des campagnes électorales par le bitume… En 2006, dans Chirac et les 40 menteurs Jean Montaldo évoque l’existence d’un « gang des ronds-points ». La condamnation d’Alain Carignon, en 1999, pour abus de biens sociaux et usage de faux lors de la construction du rond-point Alpexpo alors qu’il était maire de Grenoble et président du conseil général de l’Isère (dix-huit mois de prison) apporte de l’eau au moulin de cette hypothèse.
À qui la faute ? « La décision d’aménager un carrefour giratoire, qui appartient au maître d’ouvrage comme pour tous les travaux routiers, dépend du statut de la voie concernée : il s’agit de l’État pour les routes nationales, du conseil départemental pour les routes départementales et des municipalités pour les routes communales », répond Eric Alonzo, architecte et auteur Du rond-point au giratoire (Parenthèses, 2005).
Dans cet ouvrage, l’auteur rappelle que le choix de la construction d’un rond-point répond aussi à des motivations moins pratiques que politiques, voire carrément électoralistes. Il s’agit de doter le territoire concerné d’un monument qui ne dit pas son nom et, sous couvert d’intérêt public, de rappeler au citoyen tout ce qu’il doit aux gouvernants. D’où une fièvre décoratrice : L’arbre-en-Ciel, une sculpture de 7 mètres de haut de l’artiste local Bernard Cadène, se veut à l’image du dynamisme d’une commune de 17.600 habitants de Haute-Garonne, qui ne dispose… d’aucune industrie. Le coût de cette seule oeuvre d’art ornant ce rond-point situé à l’entrée de la ville ? 68.000 euros. C’est presque donné par rapport au prix d’autres « œuvres d’art giratoires ».
Il y a quelques années, Matthieu Pigasse, directeur de la banque Lazard et actionnaire du groupe Le Monde, en dénonçait le coût dans un livre sur la dérive des comptes publics : « Six milliards d’euros engloutis chaque année dans les ronds-points, dont près de deux sont consacrés à la seule décoration de ces magnifiques ouvrages publics : corbeilles en rotin remplies de coquillages, vaches en plastique paissant sagement sur de faux prés, sculptures abstraites, fusées, cerfs royaux en majesté, oiseaux géants prenant leur envol… »
Le samedi 15 mai 2021, Jean-Pierre Pernaut, (ancien présentateur du JT de 13h de TF1) a reçu l’association Contribuables Associés pour parler des ronds-points dans sa nouvelle émission « Jean-Pierre et vous, votre argent ! » En 2018, Contribuables Associés avait lancé le grand « concours du rond-point le plus moche de France », avec un seul objectif : dénoncer le gaspillage des décorations et aménagements des ronds-points payés à coups de milliards d’euros d’argent public provenant de nos taxes foncières et impôts.
Les accessoiristes
Parmi les responsables, et non des moindres, de cette gabegie, il ne faut pas oublier certains fonctionnaires des ministères de l’Équipement, du moins jusqu’à l’année 2000 où il a été mis fin « officiellement » à leur intervention à la suite d’un rapport de la Cour des comptes qui a préconisé de déconnecter les rémunérations accessoires du montant des travaux réalisés avec le concours d’agents publics. Dans la réalité, c’est parfois une autre histoire.
Les « rémunérations accessoires » (appelées « rémunérations d’ingénierie publique ») trouvent leur origine dans les travaux exécutés à titre onéreux par les ingénieurs du corps des ponts et chaussées pour le compte des municipalités dès le XVIIIe siècle. Ce système confirmé en 1948 pour le ministère de l’Équipement repose sur les concours d’ingénierie publique prêtés par les services déconcentrés de deux ministères (Équipement, Agriculture) aux collectivités locales et à divers organismes et ce, en concurrence avec l’ingénierie privée.
Les montants collectés (de l’ordre de 800 MF par an en 1999 au ministère de l’Équipement), alimentent, dans l’un et l’autre cas, un compte spécial tenu dans les écritures des trésoriers-payeurs généraux, en dehors du budget de l’État. Ce qui a longtemps permis aux agents publics (Ingénieurs des ponts, TPE) de recevoir un minimum de 2 % d’honoraires de maîtrise d’œuvre sur le coût de réalisation des ronds-points.
Ce régime très spécial s’est appelé successivement « indemnités », « honoraires », « rémunérations complémentaires », enfin « rémunérations accessoires » au ministère de l’Équipement. Pour l’administration de l’Équipement, l’existence de ces compléments de traitement est fort ancienne puisque, depuis l’origine du corps des Ponts et Chaussées (1716) et quel qu’ait été le type d’organisation administrative de la France, ils ont été attribués aux ingénieurs puis à leurs collaborateurs.
À la veille de la Révolution, les municipalités versaient une rémunération aux ingénieurs, en général de 1/20ème du prix des ouvrages d’urbanisme, pour tous les travaux réalisés sur leur sol. Les cahiers de doléances de 1789 ont vivement critiqué ces prélèvements qui renchérissaient le coût des travaux.
Le système s’est maintenu sous tous les régimes politiques mais à partir d’un décret du 10 mai 1854, il a été restreint aux interventions des ingénieurs et techniciens dans les affaires d’intérêt communal ou privé où leur rôle n’était pas obligatoire et sous réserve de l’autorisation du préfet.
Après plusieurs évolutions intermédiaires, la loi de 1948 et son arrêté interministériel d’application du 28 avril 1949 ont confirmé le système. L’arrêté de 1949 définissait les différents concours possibles : ceux-ci pouvaient être apportés aux collectivités locales, dans la quasi-totalité des cas aux communes, mais aussi à « divers organismes » tels les sociétés d’économie mixte, les offices d’HLM et les chambres de commerce et d’industrie. Les recettes tirées de ces missions étaient en partie reversées aux agents du ministère de l’Équipement en fonction du volume des travaux qu’ils avaient directement réalisés.
Quelle responsabilité les ingénieurs publics ont-ils eue (trop) longtemps dans le développement anarchique des ronds-points, dès lors que leur intervention leur rapportait un complément de revenus ? Leur rôle, à l’évidence, n’a pas été neutre. Outre le gaspillage, ils ont plus ou moins directement contribué à enlaidir le paysage, déjà sérieusement endommagé par l’urbanisme commercial aux abords des villes.
Dans l’immédiat, on ne voit guère de solution. Quel candidat à la présidentielle oserait annoncer un moratoire pour la construction des ronds-points ? Ferdinand Lop, qui ambitionnait de succéder à Georges Pompidou en 1974, aurait sans doute trouvé une solution, lui qui voulait « lutter contre la prostitution par la suppression des trottoirs ».
Syrus
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