L’architecture, ce ne sont pas seulement des bâtiments et des matériaux. L’architecture porte en elle la métaphore de nos vies, telle que nous l’imaginons et la rêvons. L’architecture, concept abstrait, parvient à pénétrer dans votre âme et s’y installe, durablement ou pas, de manière oisive, sournoise. Elle est la parfaite démonstration que l’Homme a toujours été poussé à construire des choses, à s’élever, à jouer et à espérer, à rêver et à croire.
Pour terminer 2017, voici la traduction d’un petit article que j’ai trouvé sur le site archi.ru, qui parle d’un bâtiment hors du commun venant d’être livré dans la banlieue de Kaliningrad, cette enclave russe de l’ancienne Prusse. Il s’agit d’une vieille usine de brandy qui reprend un coup de jeune. C’est tout à fait poétique. Comme l’Architecture devrait l’être, toujours. A la vôtre.
Kyrill
Kaliningrad : Vous reprendrez bien un petit verre de brandy ?, par Ioulia Tarabarina
L’usine de brandy de Tcherniakhovsk est un exemple rare d’une situation dans laquelle l’exigence et la productivité créatrice des architectes n’entrent pas en conflit, mais au contraire travaillent ensemble pour réaliser un tout fascinant autant pour les yeux que pour l’esprit, à la fois précisément calculé et harmonieux.
Nous avions parlé de la construction du musée-entrepôt de l’usine de brandy pour «Alliance-1892», un maître d’ouvrage privé, à Tchernyakhovsk déjà en 2011 lorsque le projet n’en était qu’à ses prémices. Il est désormais livré et conforme au projet initial. Explications.
Chernyakhovsk, l’ancienne cité Prussienne de Insterburg, est une toute petite ville. Durant la période soviétique, elle n’a pas connu d’accroissement démographique. La distillerie est située quasiment en plein centre-ville, plus précisément, au sud de la frontière du centre historique, juste derrière la ligne de chemin de fer menant à la gare. Et c’est pratique : par voie ferrée, l’alcool français est livré et fourni à l’usine afin d’y être traité en utilisant le savoir-faire du pays de Molière.
Les spiritueux sont versés dans des fûts de chêne et conservés le temps nécessaire pour que le brandy perde en degrés d’alcool et change de goût. Il est ensuite mélangé et embouteillé au sein même de l’usine. Le bâtiment qui abrite cette dernière est situé au plus près de la voie ferrée. C’est un grand hangar de forme carrée, de couleur brun clair, à l’apparence très soignée, mais avec un aspect tout à fait industriel.
La cave aux tonneaux de brandy a été imaginée par les architectes de l’agence russe TOTEMENT/PAPER, dont les quatre associés sont Levon Ayrapetov, Valeriya Preobrazhenskaya, Diana Grekova, Yegor Legkov. Elle se situe un peu plus loin, devant la principale et unique entrée, juste derrière le point de contrôle. Les visiteurs sont accueillis dans l’espace vert semi-urbain de la partie sud de l’ancienne Insterburg.
Il est impossible de ne pas remarquer le bâtiment. Les architectes expliquent que le directeur de l’usine lui-même, bien que connaissant par cœur tous les dessins du projet, fut étonné de voir le résultat «en vrai». Les habitants s’amusent désormais à inventer des noms pour cet édifice totalement inhabituel. Entouré de maisons à trois étages avec de hauts toits en croupe, le musée de stockage semble en effet vraiment (vraiment !) inhabituel. En même temps, il est très européen.
A côté du musée de stockage, il y a un point de contrôle. C’est là que se trouve l’entrée de l’usine. Ce point de contrôle fait modestement écho aux deux tours et combine le noir et le gris de manière achromatique.
Malheureusement Chernyakhovsk, n’est pas une ville riche. Elle est même plutôt minable. Le territoire de l’usine fait contraste. Il est extrêmement bien entretenu, et la production, qui fournit du boulot à une bonne partie de la population locale, est particulièrement bien établie. En principe, l’apparition sur son territoire parsemé de constructions «historiques» serait une étape tout à fait adéquate et compréhensible. L’évolution. Surtout, comme l’expliquent les «maîtres du brandy», tous ces fûts qui contiennent le précieux breuvage, sont sensibles à l’atmosphère et à l’environnement. En un mot, ils sont «vrais».
En plus des légendes artistiques qui collent à cette boisson très française, son stockage répond à toute une panoplie de règles très strictes. Par exemple, la pièce doit être très bien ventilée, car les fûts de chêne «respirent», libérant une partie de l’alcool. La boisson à l’intérieur perd progressivement de sa force et l’air extérieur est saturé de vapeurs d’alcool. Il devient même «explosif».
Parlons donc de l’une des trouvailles des architectes : ils ont réussi à éviter la construction d’un système de ventilation complexe et coûteux en installant la ventilation dans la partie supérieure de l’usine. Selon eux, les frais de ventilation seront réduits presque au centuple. De plus, le bâtiment n’est pas chauffé : le stockage est enfoui dans le sol et sa température est relativement stable, de l’ordre de 10 °C avec des fluctuations saisonnières acceptables.
D’aucuns peuvent bien tergiverser sur l’aspect programmatique du projet, ce dernier est à la fois petit et productif. Les architectes l’ont approché comme il fallait le faire pour un bâtiment public : tout y est extrêmement bien pensé. Les architectes ont parsemé l’endroit de mots, de dessins et de simulacres de sculptures. «Nous faisons tout un tas d’hypothèses sur le bâtiment, mais le plus intéressant est de savoir ce qu’en pensent les gens», affirme Levon Airapetov.
En revanche, on ne peut qu’être d’accord avec l’idée principale du projet. Du sol, on peut voir deux volumes. Le premier, large, en bois, qui couronne un dépôt de tonneaux cachés dans le sol, ressemble à une femme : calme, comme «enceinte» de tous ces barils.
L’autre, en forme de tour métallique brillante avec une fente, est monté sur le plafond de verre de la salle des dégustations. Là, pour le coup, on dirait un «homme». «Il court partout, chasse des mammouths et protège la femme de tout danger, mais dans la réalité, il est seul. Il est grand, fort de l’extérieur, mais vide de l’intérieur. Il incline la tête et réfléchit à ce qu’il pourrait faire de plus», souligne Levon Ayrapetov. L’ouvrage a donc aussi un côté «Ying et Yang», le signe de la connexion et de l’interaction du principe céleste terrestre du masculin et du féminin.
Effectivement, les deux tours, bien qu’ayant des angles différents, ressemblent aux silhouettes de ces figures. Ils sont à la fois connectés et séparés, semblables, mais contrastés. Ils semblent converser tranquillement dans leur propre langue – c’est ainsi que les maris et les femmes communiquent parfois, avec des mots à moitié compréhensibles et parfois presque inaudibles. La vie ?
La stèle en métal creux brille telle une lame de rasoir au soleil. Les feuilles de la coque extérieure sont attachées à un cadre métallique complètement ouvert. A l’avenir, le cadre mobile, sera probablement projeté avec des images animées – des oiseaux, des nuages. La fente de l’entrée (très large) ressemble à une faille : comme si une stèle en métal s’était fendue, ou séparée, ouvrant l’entrée là où cela semblait impossible. Parce qu’ici, vous entrez, et vous voyez l’intérieur des structures métalliques.
Ici vous pouvez voir la métaphore de la production de brandy. Elle est ouverte et nous invite à la visite et à l’introspection. A travers le plancher de la tour de verre, on peut voir une petite salle de dégustation souterraine, qui reçoit un brin de lumière du jour, telle une toile extravagante.
Les murs du dépôt sont en béton brut, avec des traces de coffrage. Le plafond, au contraire est une sorte de botte en métal. Les tonneaux ne reposent pas sur des rangs réguliers, mais sur des rangées légèrement inégales. L’«entrepôt», lui, est éclairé par des lampes LED sous forme de «poires de verre» traditionnelles ; elles sont suspendues par de longues cordes. Les architectes voient dans ces lumières scintillantes un rappel de la fête des vendanges : «Lorsqu’on écrase les raisins, on chante, on joue de la musique, et le soir, on y voit beaucoup de bougies autour desquelles les mythes et légendes prennent vie».
Il n’y a pas d’ouvertures dans le corpus «féminin», bien qu’il y ait des fenêtres panoramiques et une «tête» – la partie supérieure du volume regarde les embrasures entrantes comme si on vérifiait qui venait là. Derrière le grand «œil», qui se tourne brusquement vers le haut, la «queue» avec la même fenêtre panoramique regarde vers le ciel, de sorte que, debout, les pieds bien ancrés au sol, on peut voir le puits de lumière sur le balcon et derrière eux, le ciel. Dans le temps, on appelait cela des «miradors».
En plus de cette créature animée, la tour en bois ressemble à une métaphore d’un tonneau : les murs sont revêtus d’un placage de bois d’acajou de trois millimètres. Inutile de dire que les panneaux de bois sont horizontaux et que le profilage métallique de la tour voisine est vertical; ils n’ont rien de semblable, mais ont inévitablement un lien de parenté.
Ioulia Tarabarina – archi.ru 25.09.2017
Traduction : Kyrill Kotikov