
Saclay est aujourd’hui un cluster d’universités et de recherche. Classé treizième mondial au prestigieux classement de Shanghai (ARWU)2021. Cocorico… C’était le vœu de Nicolas Sarkozy (1). Pour comprendre cette lente montée en puissance, il faut donner du temps du temps. Première partie.
Le plateau de la Bièvre à Saclay est situé à 20 km au sud-ouest de Paris et si Saclay n’est pas née ville, son destin tient cependant de façon évidente à sa proximité avec la capitale.
C’est un territoire sur lequel, pour comprendre la démarche future de Michel Desvigne, paysagiste et Grand Prix d’Urbanisme, impliqué dès 2010 dans la requalification contemporaine du site, il est nécessaire de s’attarder. Impossible de faire l’impasse du regard topographique, géographique, géologique.
Le plateau de Saclay est un paysage de terres et d’eaux, un promontoire perché à 160 m d’altitude, bordé par la vallée de la Bièvre au sud et à l’ouest, par la vallée de l’Yvette à l’est, et au nord par la vallée de la Seine. Une superposition de couches, argiles à meulières en surface, puis sables et grès et enfin calcaire blond. Et, sous la plaine, l’eau… des talus humides et des étangs naturels, une table géante, des vallées, des sources, des horizons. Une terre fertile mais des sols lourds qui retiennent l’eau et la rendent difficile à travailler. Un terroir de blé, de colza, et d’orge, exploité depuis le Moyen-Âge… Un terrain plutôt instable qui, nous le verrons plus tard, nécessitera des fondations profondes. Par temps clair, on aperçoit Paris.

Très loin dans le temps, le plateau de Saclay se trouve à proximité d’une autre capitale : Versailles. Le relief du plateau domine la plaine de Jouy-en-Josas, qui descend vers la vallée de la Bièvre, puis vers Versailles. Un territoire rural, marécageux, peu peuplé. À 10 km au sud-ouest, le Versailles monarchique a des besoins d’eau colossaux, peu de sources locales, ni de cours d’eau.
L’eau est à Saclay justement, sur les hauteurs du plateau, ce qui peut permettre un écoulement facile. Vers 1684, Vauban et La Hire conçoivent un système d’étangs artificiels sur le plateau – deux grands plans d’eau creusés et des réservoirs à 160 m d’altitude – un Étang Vieux et un Étang Neuf. Des rigoles d’amenée à ciel ouvert en faible pente collectent et canalisent les eaux vers un aqueduc – l’aqueduc de Buc (2), lequel est un pont-canal de 580 mètres permettant à l’eau de franchir toute la vallée de la Bièvre ; un ouvrage hydraulique monumental d’ingénierie gravitaire construit pour rejoindre les réservoirs de Montbauron à Versailles et alimenter en eau le château. Un chef-d’œuvre du XVIIe siècle sur le modèle des aqueducs romains – 19 arches sur deux niveaux, 21 mètres de haut, le symbole de la science et du pouvoir royal liés ensemble.

L’eau, redistribuée, alimente les féeries des fontaines et des bassins de Versailles, littéralement orchestrées par la monarchie absolue. Le roi assiste en personne aux démonstrations hydrauliques, valide les dessins, impose la monumentalité des effets d’eau – une cinquante de fontaines majeures(classées monuments historiques en 1906).
Tout un système abandonné dès le XIXe siècle. Il est bien tenté d’utiliser l’eau des étangs pour les rendre potables. C’est un échec. Sommeil pour de longues années.
C’est en 1932 qu’est posé pour la toute première fois le principe d’un Grand Paris : le plan Prost (1934) précise « une unité géographique définie par la solidarité des problèmes qui s’y posent »(3). Désigner des zones à urbaniser, protéger les terres agricoles – 75 000 ha de terrains libres sont désignés comme zones protégées des constructions. Des lignes de métro sont dessinées jusqu’à Saint-Germain-en-Laye… Mais rien ne bouge…
Le vrai prélude se joue durant les années 1946 et 48 : De Gaulle demande à Perret (4), dans le plus grand secret, de concevoir le CEA (5), Commissariat à l’énergie atomique. À Saclay. c’est le premier bâtiment installé sur le plateau, sur un terrain agricole isolé, choisi pour sa topographie plane. L’Institut Auguste Perret en donne une description assez précise : « Une composition monumentale de deux à trois étages, des façades rythmées de montants en béton brut de décoffrage et de panneaux de béton rose teints dans la masse. Un palais scientifique »… Un site ultra fermé, ultra stratégique, de très haute sécurité – la toute première implantation scientifique sur le territoire de Saclay. Frédéric Joliot en devient le premier haut-commissaire chargé des questions scientifiques et techniques.

Rien pourtant ne prédestinait ces territoires agricoles, ce pays de sources, d’argile et de marnes, né de mers disparues, à devenir un creuset de recherches et de savoirs. La même année cependant, l’INRA – Institut National de la Recherche Agronomique – est fondé. Sa mission : structurer et expérimenter des pratiques agricoles scientifiques (6). L’avenir s’accélère… Saclay devient un véritable laboratoire tandis qu’en 1947, le livre « Paris et le désert français » d’un certain Jean-François Gravier envoie un pavé dans la mare en prônant la rénovation de l’habitat rural et spécialement agricole. L’auteur explique que Paris serait « non pas une métropole vivifiant son arrière-pays mais un groupe monopoleur dévorant la substance nationale ». Succès énorme… Pour autant, l’avenir est en marche. Saclay n’est certes pas encore un cluster mais déjà un territoire expérimental… et productif. Quelques années plus tard, en 1956, le LAL (laboratoire de l’accélérateur linéaire), des bâtiments techniques d’ingénierie, est implanté.
En 1970, le destin de Saclay est affirmé avec le rapport Nora qui annonce la couleur : « Concentrer les forces scientifiques françaises pour concurrencer la Silicone Valley ». Plus de 7 000 ha agricoles, peu d’urbanisation, 20 km de Paris !
L’École Polytechnique, installée depuis le XIXe siècle au quartier latin, ressent le besoin d’expansion, de laboratoires, de logements étudiants, d’installations technologiques et sportives. L’idée d’un campus scientifique intégré à l’américaine s’impose.
Pourquoi Saclay ? Le CEA et l’ONERA (recherche aérospatiale) y sont déjà. Polytechnique (devenue école militaire en 1804 sous Napoléon) est toujours sous la tutelle du ministère de la Défense (7). Encore rural, mais maîtrisé foncièrement par l’état, le plateau de Saclay, suffisamment isolé de Paris, suffisamment vaste, semble propice à l’étude et au prestige d’une école d’élite.

À Palaiseau, donc, est construit un rectangle rigoureux dessiné comme une grille orthogonale dont chaque élément, de 400 par 600 mètres, est un ensemble en béton avec des modules architectoniques préfabriqués, une œuvre de l’architecte Henry Pottier (8). Le béton, volontairement laissé apparent, avec une trame régulière et des modules répétitifs, est pensé comme un langage.
C’est une architecture d’État. Une certaine idée de la France. Un palais scientifique posé dans les champs… Encore un…
(À suivre)
Tina Bloch
(1) Président de la République, Nicolas Sarkozy présente en 2009 au Palais de Chaillot les grandes orientations du projet Grand Paris, dont la future ligne 18, desservant notamment Massy-Palaiseau et Saclay. Il se rend sur le plateau de Saclay en 2010 pour lancer officiellement l’aménagement du campus Paris-Saclay.
(2) L’Aqueduc de Buc, pierre meulière avec chaînages et bandeaux d’arcades en pierre de taille, 21 m de haut est dessiné par Jules Hardouin-Mansart pour acheminer les eaux drainées sur le plateau de Saclay à Versailles et mis en œuvre entre 1684 et 1686 par Thomas Gobert sur ordre de Louis XIV. Il sera utilisé jusqu’en 1950. Classé Monument Historique depuis 1952.
(3) « Le Grand Paris du XXI siècle » Christian Blanc, éditeur le cherche midi 2010.
(4) Auguste Perret, 1874-1954, architecte, pionnier du béton armé et d’un modernisme rigoureux, sans rupture avec le classique, à contre-courant du rationalisme du Bauhaus… plan de reconstruction du Havre, Théâtre des Champs-Élysées, Église du Raincy, CEA Saclay.
(5) Sur ordonnance du 18 octobre 1945, le CEA doit « poursuivre les recherches scientifiques et techniques dans divers domaines de la science, de l’industrie et de la défense nationale, étudier les mesures propres à assurer la protection des personnes et des biens contre les effets destructifs de l’énergie atomique, organiser et contrôler la prospection et l’exploitation des gisements de matières premières nécessaires… »
(6) Recherches sur la génétique végétale, les sols, la nutrition animale.
(7) L’école Polytechnique change de statut en 2000 pour finalement passer sous la tutelle du ministère de l’Enseignement supérieur.
(8) Henry Pottier 1920-2006 Grand Prix de Rome, Architecte en chef des bâtiments civils et palais nationaux, puis architecte en chef du ministère de la Défense.