«Contrairement aux hommes, les femmes ne portent pas le poids des civilisations sur leurs épaules, elles ne sont pas dans le paraître. Aussi ont-elles un discours plus personnel, plus sincère,» explique l’artiste-navigateur Titouan Lamazou, né au Maroc*. Salwa et Selma Mikou (Mikou Design Studio) ont fait le voyage de Fez à Paris avec une gravité légère. Portrait.
Autant le dire tout de suite, Selma et Salwa Mikou sont jumelles et architectes.
La concierge de leur immeuble en fut confuse ; sur la boîte destinée à leur courrier, il est écrit ‘Melle Mikou disign studio’. «Complémentaires, pas identiques,» disent-elles. De fait, d’aucuns apprennent, assez vite, à les reconnaître. Mais ce n’est pas ce qui compte. «C’est dans le regard de l’autre que nous voyons que nous sommes différentes,» disent-elles. Mais elles, comment se voient-elles ? «Nous sommes des îles !» Un archipel en soi ? De vraies jumelles donc.
Il faut cesser de les regarder, sans nul besoin comme l’Ulysse d’Homère de s’attacher, pour les entendre.
«L’architecte doit-il juste répondre à un programme ? Faire une école qui fonctionne ? Quand commence l’architecture ? Elle commence avec tout ce qu’il y a en plus dans un projet quand il fonctionne, quand il est intégré au site et au paysage. L’architecture doit parler, doit chanter. Et quand elle chante, c’est miraculeux,» explique Selma. «Quand le projet dépasse tous les espoirs du maître d’ouvrage et du maître d’œuvre, le résultat est le miracle que personne n’attend,» souligne Salwa.
Dans leur petite agence de la rue du Louvre à Paris, aucun autel dédié à quelque saint homme ou femme faiseur de prodige ; c’est l’agence elle-même qui, à les écouter, apparaît bientôt comme un ex-voto à l’échelle 1 destiné à marquer leur reconnaissance éternelle. «Ce qui nous réunit et nous définit, presque avant même d’être des femmes et des personnes, est que nous sommes architectes,» disent-elles. «Un projet est toujours pour les autres. Nous ne sommes pas dans le rapport égoïste de l’œuvre d’art que l’on bichonne ; nous cherchons plutôt avec le maître d’ouvrage une relation alchimique, presque amoureuse, capable de nous porter plus loin car plus haut est placée la barre, meilleur est le projet,» assure Salwa. L’appel est lancé.
Dans un univers encore souvent muré dans des habitudes, voire des a priori, il risque d’être incompris. Quelle «gestion du risque ?» La question d’un maître d’ouvrage lors d’une de ces rencontres du troisième type est peut-être légitime. «Nous sommes du non-standard,» conviennent-elles en riant.
Le risque est pourtant limité. Toutes deux diplômées avec distinction en 1998 (Paris-Belleville) et titulaires d’une D.E.A. en urbanisme trois ans plus tard, Salwa a passé quatre ans chez Jean Nouvel (2001-2005) et Selma presque autant chez Renzo Piano Building Workshop (2001-2004), les seules années ou presque où elles furent séparées. Un risque pourtant. «Nous ne voulions pas travailler trop longtemps en agence car ce n’est pas ce que font les grands architectes,» expliquent-elles. C’est en 2005, quand elles gagnent ensemble le projet de Centre culturel et cultuel de Montreuil (93) qu’elles passent le Rubicon et créent leur propre agence – Mikou Design Studio – et affirment d’emblée leur ambition.
On l’aura compris, pour Selma et Salwa Mikou l’architecture n’est pas une passion ; c’est, à ce jour, le sens de leur vie. «Nous savions que ce serait un sacerdoce,» dit Salwa. Une certitude qui vient de loin.
Tout commence à Fez, au Maroc, où elles sont nées. Père scientifique, mère professeur de littérature française, les jumelles sont les dernières de la fratrie. Il n’y a pas d’architecte dans leur environnement, un milieu familial traditionnel et ouvert. Leur goût de l’architecture, qu’elles ne savent pas encore nommer, est né dans cette ville médiévale.
«Nous ressentions dans la Médina le jeu des lumières et des ombres, le mystère des pleins et des vides, la dilatation des cœurs intérieurs. La Médina n’est pas un environnement accessible, il n’y a pas de lignes droites mais un côté caché et compliqué qui, analysé avec nos regards d’aujourd’hui, traduit une des vérités de l’architecture, qui n’est jamais ce que l’on voit de prime abord. Cet imaginaire commun fut pour nous comme un ventre maternel, géographique, mystérieux et subtil, une partition partagée».
Qu’elles puissent ainsi décrire si précisément des sensations fondatrices éclairent encore aujourd’hui, en partie, leur travail. «La question de la mémoire nous interroge : que fait-on avec notre bagage ? Comment resurgit-il ?» disent-elles. «Il a fallu mettre de côté notre acquis de l’enfance,» souligne Salwa. Elles parlent l’arabe, le français est leur langue de «construction», l’anglais une langue de travail. Mais là n’est pas leur langage. «Nous communiquons entre nous avec des images fortes, des atmosphères, parce qu’à l’origine il y a des images et des atmosphères».
A treize ans, elles quittent Fez pour Casablanca. «On a eu beaucoup de chance,» explique Selma. «Fez est une cité médiévale et introvertie, drapée dans la mémoire. Casablanca est tout le contraire. Au début du XXe siècle, elle est même un vrai laboratoire pour l’architecture moderne du protectorat». Le hasard veut que la famille s’installe près d’une étonnante maison, «avec une force plastique incroyable». Les deux gamines «poussent le courage» de sonner.
«Un personnage tout en blanc, avec une barbe blanche, une chemise bleue» ouvre. Une rencontre heureuse. Ce personnage était Jean-François Zevaco (1916-2003), un architecte corse et marocain dont les réalisations, pour citer l’historien Jean-Louis Cohen, «illustrent bien un lieu idéal entre Méditerranée et rêve californien». «En ouvrant cette porte, il a ouvert toutes les portes de notre perception,» explique Salwa. «Il nous a énormément donné, nous exhortant à éviter tous les ‘ismes’, nous invitant à cultiver les singularités. Il adorait Franck Lloyd Wright, dont il avait le portrait dans son bureau, mais son architecture était à mille lieux de celle de Wright». Les singularités, elles savent. «C’est encore lui qui nous a dit ‘quand une chose vous dérange, accusez la !’».
Leur choix d’aller travailler chez Nouvel et Piano sera l’une des conséquences de cette rencontre. «Nous recherchons des personnages, des gens qui portent quelque chose et nous nous sommes tournées naturellement vers des architectures personnifiées. Nous n’aimons pas l’architecture impersonnelle ; on s’intéresse à un auteur quand on lit un livre,» indique Selma. «C’est typique de la production architecturale française, les gens ne mettent pas ce qu’ils sont dans leurs projets, ils se cachent. Mais nous ne sommes pas que des maçons. Si l’émotion ne passe pas, cela donne les villes désincarnées que l’on connaît. Le vécu de l’architecte va fortifier sa production, sa sensibilité doit pouvoir se lire car chaque bâtiment est un élément de biographie,» poursuit Salwa. «Nous avons envie que l’architecture nous anticipe. L’architecte se construit avec ses bâtiments et nous nous construisons par nos bâtiments,» dit Selma. «Notre manière de résoudre des questions personnelles est de faire de l’architecture, projet après projet,» assure Salwa.
Toujours est-il qu’après quelques années en agence, elles ont estimé que l’important dans l’architecture n’est pas d’apprendre la manière mais «la relation au projet, la logique, le regard, l’approche. Quand nous avons compris cela, nous n’avions plus aucune raison de nous attarder». Pour l’anecdote, elles ont travaillé chacune, chez Nouvel et Piano, sur les mêmes concours. L’opportunité du concours de Montreuil n’a fait qu’accélérer un processus annoncé. «Il était devenu nécessaire d’inventer notre propre approche ; notre association est venu à l’esprit parce que nous y étions prêtes, une espèce de fruit mûr,» explique Salwa.
Depuis 2005, outre le Centre culturel de Montreuil, elles sont lauréates d’un collège et d’un groupe scolaire, en Seine Saint-Denis, et d’un équipement aquatique pour la ville de Guise (02) avec une écriture qui réinterprète le génie des lieux comme seuls des francophiles peuvent le faire, tout en ordonnant la mutation des territoires où elles agissent. Chaque phase du projet est partagée mais l’approche est duale. A deux, depuis leur naissance, «on peut avoir une conversation,» dit l’une, «nous sommes plus fortes,» dit l’autre. «L’ambition est d’aller vers les autres, d’inventer le monde de demain,» disent-elles, riant à peine.
«L’idée de re-création est importante, c’est la marque de la vie qui continue,» indique Selma. Sérieuses, elles soulignent qu’une œuvre d’architecte s’inscrit dans le temps. «Nous en sommes très conscientes, c’est presque existentiel,» disent-elles. Elles évoquent alors leur passion commune pour la danse contemporaine, notamment les œuvres du chorégraphe marocain Sidi Larbi Cherkaoui. Elles sont sensibles à sa réflexion sur «le temps et sa façon de croiser des histoires, d’expliquer leur rapport au temps, au corps, à l’histoire, aux choses qui nous parlent et qu’on peut transposer dans l’architecture. L’architecte doit se confronter au réel mais le sublimer ; si les gens ont le même regard qu’avant, on n’a pas gagné grand-chose,» explique Selma. «Il y a un avant et un après à un geste architectural ; s’inscrire dans un site n’est pas faire comme si rien n’avait changé. Au contraire, une nouvelle dimension doit s’installer,» poursuit Salwa. «L’on ne construit pas pour les maîtres d’ouvrage mais pour la société et pour l’histoire,» indique Selma. «Nous cherchons encore le client qui nous dira ‘Je veux un bâtiment petit dehors mais grand dedans’,» ajoute Salwa.
Une telle vision de leur métier, dont elles se défendent qu’il s’agisse de naïveté, les condamne à réussir. Dans l’attente du «miracle», elles comprennent cependant qu’il leur faut, en attendant, «faire leurs preuves». «On ne peut pas forger une agence avec des hasards mais nous savons que les rencontres heureuses sont imprévisibles,» indique Selma. «On les attend, notez-le bien,» ordonne Salwa.
Le désir de faire une école d’architecture, et de s’installer, à Paris n’est lui pas né du hasard. «Paris est devenu notre univers familier, qu’on a réussi à maîtriser. Ce n’est pas une destination finale mais un endroit d’où nous pouvons rayonner,» disent-elles. A un jet de gomme du Louvre et du jardin des Tuileries, en entresol, des dossiers empilés sur les linteaux d’anciennes cheminées, elles se souviennent du moment, «très émouvant», quand leur fut accordée la nationalité française et se félicitent aujourd’hui de ces deux cultures «ensemble».
Selma est depuis les dernières élections ordinales élue au CROA-IDF. «J’aimais l’idée d’être une voix, de pouvoir exprimer des idées,» dit-elle. Elle siège à la commission ‘Territoires’. Salwa quant à elle collabore à l’IHEDATE (Institut des Hautes Etudes de Développement et d’Aménagement des Territoires Européens). «Il y a beaucoup d’élus et je suis la seule architecte. C’est intéressant de découvrir la ville pensée par d’autres opérateurs car cela ouvre d’autres perspectives. Cela induit une vraie modestie car on comprend qu’il y a des échelles qui nous échappent, ce qui permet de prendre du recul par rapport à son propre domaine». Des parcours parallèles, complémentaires et non identiques, ici encore.
C’est au fil du portrait qu’elles se souviennent soudain du choc culturel lié à la découverte, puis à la vie, dans une société où «l’intime est partagé». «La chose la plus touchante est cette dimension du caché/révélé, du mystérieux/exposé. Il y a une autre dimension à prendre en compte dans les sociétés occidentales et nous cherchons l’équilibre entre la dichotomie : qu’est-ce que je donne à voir ? Qu’est-ce que je garde ? Fondamentalement, nous avons beaucoup de couches et nos projets ont plusieurs épaisseurs qui ne se donnent pas à voir tout de suite. Il y a un côté sensuel très important dans l’architecture car le mystère et la lumière impriment une certaine sensualité. Cette sensualité manque dans l’architecture française et nous essayons de l’y remettre, même dans des lieux difficiles, et de donner une échelle maternelle aux projets».
Le caractère insulaire de la Médina n’est au final jamais très loin.
Christophe Leray
*Dans un entretien accordé à auféminin.com dans le cadre de son exposition ‘Portrait de femmes du monde’
Cet article est paru en première publication sur CyberArchi le 14 mai 2008