Depuis l’inauguration de la Canopée des Halles, le 5 avril 2016 à Paris, les réactions courroucées attendues sont au rendez-vous. Les détracteurs de l’Ovni conçu par les architectes Pierre Berger et Jacques Anziutti pouvaient s’en donner d’autant plus à cœur joie que le nouveau pébroc parisien prend l’eau comme prévu, inondant le «plus grand centre commercial» d’Europe et posant la question de son intérêt.
La prouesse technique n’est pas si banale puisque les 18 000 m² de la voilure prennent appuis sur la structure existante et aucune nouvelle fondation n’a été nécessaire. Pourtant, si l’ombrelle brille surtout par son esthétisme démodé, c’est parce qu’elle est le résultat d’un projet vieux de plus de dix ans déjà, commencé en 2004, sous l’ère Delanoë. Autres temps, autres mœurs.
La polémique a au moins le mérite de mettre en exergue l’inanité, depuis les années 50, des projets visant à remplir «le trou des halles». Il fut même question de remonter le dernier pavillon de Baltard, aujourd’hui à Nogent-sur-Marne. Une idée à juste titre décriée comme un retour en arrière mais qui indique la nostalgie d’un lieu utile et hospitalier. Depuis la destruction sans rémission tant des halles de Baltard que de l’usage du lieu, l’endroit est maudit et hanté. Pour qu’une opération à cet endroit symbolique puisse fonctionner, en rechercher l’esprit du lieu, même symboliquement, n’était-il pas une nécessité ? Pour bien comprendre les enjeux architecturaux, historiques et économiques de l’opération des Halles, un rapide historique s’impose.
Tout a commencé en 1137, quand Louis VI décida la réunification de deux marchés parisiens sur le lieu-dit «les champeaux». Une grande halle fut alors construite pour pallier aux besoins croissants des habitants de la ville. A la fin du siècle, son petit-fils Philippe-Auguste réglemente le marché central après avoir fait construire deux nouveaux bâtiments. «Le ventre de Paris» est né, un souk où se vendent par quartiers les denrées alimentaires, le tissu, et autres matériaux indispensables à la vie quotidienne. Jusqu’au XVIe siècle, des maisons sont bâties avec, au rez-de-chaussée, des portiques à arcades, abritant «le carreau» (pour le pain, le beurre, les œufs).
A la Révolution, les dépouilles enterrées dans le cimetière des Innocents, rue Saint-Denis, furent déplacées dans les catacombes. Puis le cimetière fut aménagé en marché aux fleurs, doublant la superficie des Halles. Si le préfet Rambuteau exprime en 1808 les premières considérations sur l’approvisionnement et sur l’hygiène des halles, ce n’est qu’en 1842 que le concours pour le réaménagement des halles est remporté par Baltard, non sans d’interminables discussions, pour un projet dont la modernité, rivalisant avec le Crystal Palace londonien, ne faisait déjà pas consensus. Finalement, douze pavillons verront le jour, dont le dernier fut achevé en 1936.
En 1959, le transfert du marché de gros à Rungis fut décidé, Paris perdit définitivement son ventre, laissant ses entrailles à l’air libre. La destruction de ces élégantes structures métalliques fonctionna comme un électrochoc sur la conscience patrimoniale, non plus seulement celle des sachants mais également celle d’un public beaucoup plus large, pour qui patrimoine pouvait désormais rimer avec souvenirs et sensibilité. S’il est évident qu’un tel marché ne pouvait pas rester en l’état, il aurait sans doute été envisageable de conserver un petit marché, ne serait-ce que pour rappeler le sens des nomenclatures du quartier mais ces années étaient celles de la modernité triomphante, celle du chemin de grue pour le logement et du centre commercial pour le commerce.
Si son architecture fut décriée à son tour, le Forum des Halles, désormais «coeur» de Paris, représentait surtout à sa conception cette nouvelle culture du centre commercial puis du Mall qui allait bientôt contribuer à tuer le petit commerce et à vider les centres-villes dans un pays bientôt champion du monde en nombre de ‘grandes surfaces par habitant’. Finalement, l’architecture des halles, depuis le premier Forum jusqu’à aujourd’hui, ne fait que signifier la médiocrité d’un modèle consumériste dont nous mesurons aujourd’hui les limites. Déjà en 1967, l’architecte Albert Laprade dénonçait «la course à la rentabilité et la civilisation de l’abondance comme autant de dangers guettant Paris»*.
Les centres commerciaux sont depuis devenus un des symboles les plus visibles de la dégradation des modes de vie. D’ailleurs, au tournant du XXIe siècle, partout en Europe, une observation saute aux yeux. Les projets de réhabilitations/reconstruction de halles et d’anciens marchés au cœur des villes sont de plus en plus nombreux. Est-ce l’effervescence autour du mieux-vivre, un intérêt pour la préservation de l’environnement, ou encore un retour de mode mais un changement est notable. Pour ne prendre qu’un seul exemple, en témoigne la réhabilitation réussie du Mercado da Ribeira, à Lisbonne, réalisée sous l’égide de l’agence lisboète Aires Mateus pour la mairie de Lisbonne. Cet ancien grand marché de gros cherchait une nouvelle vocation. Installé sur les bords du Tage depuis le XVIIIe siècle, après le tremblement de terre de 1755, le Mercado a retrouvé ses deux vastes halles, ouvertes en 1930, dont une conservera sa vocation historique de marché de produits frais.
Bref, partout, l’engouement pour les cycles courts de distribution relègue un peu plus le nouveau centre commercial des Halles dans sa ringardise et dans une vision passéiste de la consommation.
Léa Muller
*Albert Laprade (1883-1978), membre de l’Académie des beaux-arts