Inauguré le 11 avril 2019, le projet de Smart City OnDijon réunit autour d’un même poste de pilotage les services d’éclairage, de transport, de gestion des encombrants ou encore de sûreté urbaine. La ville bourguignonne entend ainsi essuyer les plâtres de ce nouveau concept qui use et abuse de la nébuleuse ‘big data’, avant de faire des petits.
La Smart City est à la ville ce que l’iceberg fût au Titanic, c’est-à-dire une chose difficilement quantifiable autour d’un dangereux concept un peu geek. L’idée consiste à apporter de nouvelles réponses aux problématiques urbaines, sociales, politiques et, surtout, écologiques auxquelles doivent répondre de plus en plus urgemment les métropoles.
La ville intelligente, ou Smart City, tout le monde en parle. Sauf qu’un tel énoncé couvre un champ tellement vaste que nombreux sont ceux qui ont du mal à appréhender ce dont il s’agit exactement tant le sujet mêle technologies, infrastructures, environnement, citoyenneté, et pour couronner le tout (et certainement le compliquer un peu), politique…
Concrètement, une Smart City c’est quoi ? C’est qui ? C’est où ?
La «ville intelligente» utilise les technologies de l’information et de la communication (TIC) pour «améliorer» la qualité des services urbains et réduire ses coûts de gestion. En substance, armée d’une multitude de capteurs de données en tous genres, la Smart City collecte, stocke, surveille et analyse de la data à grande échelle.
Dans l’Hexagone, la Smart City a vocation première de mieux traiter la collecte des déchets, de mieux gérer la circulation, d’adapter le réseau de transports ou encore d’optimiser l’éclairage public. De la logistique urbaine, en somme, confiée, à Dijon, et c’est peut-être là que ça se corse, à un consortium privé, élu pour 12 ans, constitué de Bouygues Energies et Services, Citelum (filiale EDF), Suez et Capgemini France.
Le jour de l’annonce du contrat, Martin Bouygues, patron de Bouygues et Jean-Bernard Lévy, son homologue d’EDF, étaient accompagnés de Jean-Louis Chaussade (DG de Suez) et du Président de Capgemini France qui auront tout loisir de collecter à l’envi toutes sortes de données.
L’intérêt avéré de cet aréopage prouve s’il en est besoin que les enjeux technologiques et commerciaux dépassent, et de loin, les frontières de la petite métropole du Grand Est et la simple gestion des flux de bus ou des poubelles.
Avec la fibre optique, les informations gravitent à la vitesse de la lumière dans des infrastructures d’informations, ce qui permettra aux services urbains et autres services de surveiller la ville en temps réel. Ces derniers mois, des métropoles denses aux nouveaux quartiers émergents dans des ex-champs de pommes de terre, en passant par les futurs terrains olympiques, peu de consultations ne paraissent sans qu’il ne soit demandé d’intégrer aux équipes de maîtrise d’œuvre des compétences numériques.
Après un faux départ, le BIM, à l’échelle du bâtiment, rebondit tel un sauteur olympique en finale quand le CIM a fait une apparition remarquée, avant d’ailleurs d’être totalement bien compris par tous, décideurs inclus. Le CIM ou la maquette numérique à l’échelle de la ville.
De prime abord et pour mieux noyer le poisson, la «ville intelligente», ou maligne c’est selon, se vante de bien des qualités. Les villes intelligentes se sont développées pour répondre à des changements technologiques, économiques et environnementaux majeurs, notamment le changement climatique, la restructuration économique, le commerce de détail et le divertissement en ligne, le vieillissement de la population, la croissance démographique urbaine et les pressions sur les finances publiques ou encore pour lutter contre l’étalement urbain.
De nos jours, les performances urbaines ne dépendent plus seulement de la dotation de la ville en infrastructures, son capital physique, mais aussi de la qualité de la communication du savoir et de celle de l’infrastructure sociale, son capital social et capital intellectuel. Et le capital, c’est aussi de l’argent pour les consortiums de géants qui briguent le contrôle de ces métropoles.
OnDijon fait déjà face à quelques réticences pratiques. En effet, si les Majors privées sortent ainsi le grand jeu, c’est que la valeur des données est importante. Pourtant, OnDijon ne reste qu’un partenaire de la métropole. C’est donc la communauté qui reste propriétaire des données récoltées. Une interrogation persiste cependant. Le contrat signé sur 12 ans par les quatre généraux laisse planer un doute sur la possibilité qu’il y aura à terme de changer de partenaires, quand ceux-ci auront recensé la data de la ville pendant tant d’années. Une sorte de nouveau PPP en somme, en charge de la collecte de la data, dangereux sans doute à trop généraliser.
D’autant que le principe même interroge, quels que soit le récepteur et le nouveau propriétaire (public, privé, ville, institution…) des informations reçues.
Est-ce que tous les citoyens ont vraiment envie que leur petite vie bien rangée soit archivée dans le Cloud, c’est-à-dire un nuage pour qui les frontières politiques sont aussi abstraites que sa localisation, soumis à des pluies intempestives sur tous les marchés du globe en fonction des aléas géopolitiques ? Le Dijonnais est-il aussi conscient que ces informations pourront un jour être mises en réseau avec des milliers d’autres en provenance de partout dans le monde ?
Promue comme un outil politique (au sens de la «polis» grecque) de la fabrication et de la gestion de la ville, la Smart City pourrait bien devenir très vite un outil orwellien de contrôle de la communauté devenu réalité, comme en Chine. La «ville intelligente» prend d’ailleurs le chemin de la ville omnisciente, en apparence au service de la communauté mais en réalité pour en exercer le contrôle.
Il suffit pour s’en convaincre d’observer le vocabulaire – celui des mots et celui architectural – des nouvelles villes et des nouveaux quartiers, tous homogénéisés, aseptisés, uniformisés avec des idées creuses comme un puit sans fond. Comme le «mieux vivre-ensemble» par exemple : qui voterait pour une cité dans laquelle on vit moins bien ensemble ?
D’autant que, sur le papier, il ne semble pas y avoir beaucoup de modèles différents de Smart City. Uniformiser pour mieux rassurer ? De Dubaï à Santander en passant par New-York et Dijon, la mondialisation est encore et toujours à l’œuvre.
D’un point de vue plus urbain, qu’est-ce que le modèle des villes numérique apporte de plus par rapport à ce qui existait avant ? Les architectes se rendent compte que les technologies de types BIM n’apportent pas tant que ça à la qualité de la ville, pour ne pas dire pas grand-chose à l’échelle du logement. Certains en viennent à plaider pour un retour au bon sens, ce dont témoigne le succès du «Manifeste de la frugalité heureuse» promu par Philippe Madec depuis deux ans. Certes, Haussmann n’a pas eu besoin d’une usine à gaz, il a pourtant contribué à une ville largement plus dense (l’îlot haussmannien est un des plus denses du monde), plus écologique car de bon sens, plus hygiéniste aussi…
La «ville intelligente», dans sa conception même en infrastructure de données, va à l’encontre de son argumentaire originel qui est de produire une ville plus écologique. Or, collecter des données, demande qu’elles soient stockées, dans des «data centers» hypersécurisés, à des milliers de kilomètres de là, mais oh combien énergivores…
Dans nos sociétés hyperconnectées, le risque d’une insurrection est assez peu élevé. C’est d’ailleurs sur cette faille que jouent les villes pour recréer l’impression communautaire dans une société hyperdéconnectée. Plus personne ne se parle, chacun est rivé sur ses réseaux sociaux, sans voir plus loin que l’écran de son dernier smartphone… Comment ces générations (U, V, W, X, Y, Z) qui circulent au quotidien dans le vide du Cloud pourraient-elles bien refuser cet engrenage ?
Alice Delaleu