Les « Chroniques des limites planétaires » sont issues d’une note du groupe prospectif du Plan Bâtiment Durable, RBR-T, co-présidé par Christian Cleret et Jean-Christophe Visier. Dans l’épisode précédent,* nous avons tenté de définir ce que signifie au juste « prendre en compte les limites planétaires » pour les acteurs de la construction, sortant des seules métriques énergie et carbone. Dans ce 2ème épisode, nous abordons la question formelle : une réorientation de la préférence collective.
La question formelle
Le geste architectural pourrait en lui-même poser question : sobriété environnementale rime-t-elle obligatoirement avec sobriété formelle ? La question reste loin de faire consensus dans la profession, historiquement traversée par différents slogans provocateurs, du « less is more » de Mies van der Rohe au « moins d’esthétique, plus d’éthique » de la Biennale de Venise en 2000.
Quelques points de repère apparaissent néanmoins : l’immeuble de grande hauteur semble ne jamais pouvoir devenir un objet post-carbone (1), l’enveloppe à géométrie complexe de la Fondation Louis Vuitton pour l’art contemporain dans le bois de Boulogne est vraisemblablement d’une intensité carbone et matière élevée, tandis que la mission Paris à 50 °C pointe la fragilité du point de vue climatique que constitue le déploiement de 2 400 lames de verre sur une façade sud très largement vitrée pour le siège de Pernod Ricard à Paris, rendu ainsi dépendant de la climatisation (2).
Ces quelques exemples sont cités ici de façon illustrative, et il est à noter qu’ils peuvent s’avérer exemplaires sur d’autres dimensions.
Au-delà de la forme, la matérialité associée est souvent le plus problématique : dans les exemples cités ci-dessus, l’utilisation massive du verre et du béton est le principal facteur d’écart à une performance environnementale optimale. Les façades de la Samaritaine ou le cube Apple, formellement époustouflants, posent question précisément parce que leur dessin fait appel au verre. L’image du projet, croisant forme et matérialité, prime par sa capacité de séduction et par le narratif d’importance et de singularité qu’elle permet de déployer.
Ce narratif est construit par l’équipe de maîtrise d’œuvre mais il rencontre le système d’attentes de la maîtrise d’ouvrage. Il n’est pas rare qu’un responsable politique souhaite imprimer sa marque sur une ville, une métropole, une région par un projet signature, qui inscrirait son action dans le temps long de « la pierre ».
Dans une version moins mégalomaniaque, la maîtrise d’ouvrage peut attendre que l’importance de sa fonction soit traduite par le caractère exceptionnel du bâtiment construit pour l’accueillir. Un exemple qui ne fâchera personne en France pourrait être le concours de la gare de Budapest : un projet proposant de ne construire que le juste nécessaire pour développer un grand jardin urbain a été apprécié des jurys riverains, mais n’a obtenu que la seconde place faute d’apporter le « caractère monumental » recherché par la maîtrise d’ouvrage (3).
Plus proche de nous, le directeur immobilier d’un grand groupe du CAC 40 peut considérer que l’implantation d’un siège de sa société ne peut se faire que dans un bâtiment neuf car il serait impossible d’intégrer à un bâtiment existant l’ensemble des marqueurs (de durabilité, ironie de l’histoire) liés à sa marque. On peut également penser à l’architecture de « coups de façade » d’une grande ville du Sud de la France, chaque bâtiment traduisant la représentation qu’une maîtrise d’ouvrage a de son importance relative et de sa singularité.
Notons tout de même d’autres points de repère en contrepoint, avec des projets qui développent une image forte, tout en conservant une sobriété environnementale certaine. Parmi les références historiques, on peut penser au travail de Frei Otto ou de Félix Candela, dont les murs en briques courbes pourraient se réinventer en briques de terre compressée. Plus récemment, on pense à de nombreux ouvrages, allant du Pavillon circulaire par Encore Heureux, à l’atelier Hermès par Lina Ghotmeh en passant par les voûtes d’Anupama Kundoo ou l’élégance scénique d’une halle par Christophe Aubertin de Studiolada. En certains cas, l’esthétique de la vertu écologique apparente devient en elle-même recherchée, ce qui est particulièrement fort pour des constructions en terre crue ou en paille.
Au risque d’une architecture qui ne serait qu’une réponse aux enjeux écologiques sans y insuffler de la beauté, Dominique Gauzin-Müller, qui met en valeur les architectures écologiques depuis près de 30 ans, répond que toute l’architecture moderne n’est pas belle… et que ce n’est pas une question spécifique à l’architecture écologique (4).
La question formelle pourrait être largement détaillée jusqu’à verser dans une théorie du beau mais notre interrogation relève en réalité plus largement d’un enjeu culturel : l’image n’est qu’une facette parfois trompeuse des changements à porter. Heureusement, car l’architecte n’est pas un directeur artistique mais bien plutôt le maître du processus de transformation de la matière et des sols afin de répondre à un besoin.
Transformation des imaginaires et de la culture dominante
Le changement de culture implique une réorientation de la préférence collective. L’architecture est symbolique, elle métabolise l’esprit du temps, cristallise les représentations respectives des différents acteurs de la construction.
En premier lieu, le système d’attente et de représentation de la maîtrise d’ouvrage dépasse de très loin le simple programme, les éléments culturels qui les composent sont complexes et souvent inexprimés. Cela va d’une représentation de puissance, de classicisme, de valeurs plus ou moins pénétrées par le sujet de l’environnement, ou pour lesquelles cet environnement passe par des idées reçues (il me faut du photovoltaïque !). Dès lors, la question posée à l’architecte par la maîtrise d’ouvrage est possiblement très éloignée, dans l’état actuel, d’une prise en compte des limites planétaires. Le socle de base de l’exigence environnementale est bien la réglementation effective – et c’est remarquable – sur l’énergie, le carbone et le confort d’été.
En second lieu, pour la maîtrise d’œuvre – en particulier technique – existe à son tour une culture du dépassement : on aime battre des records. Toujours plus grand, plus haut, plus loin ? Le défi technique à résoudre passionne et l’emporte sur toute tempérance. On aime le superlatif et la complexité singulière. Le record à battre peut s’avérer être le poids carbone le plus faible possible mais le résultat sera possiblement moins spectaculaire que s’il s’agit de la longueur de porte-à-faux, de la hauteur, de la portée d’un ouvrage.
Tout cela invite à travailler les imaginaires afin de faire advenir une culture dominante non seulement bas carbone mais répondant également à l’ensemble des enjeux cités en introduction, ce qui passera par la réification des idées (les opérations pionnières montreront la voie) et le travail sous contrainte carbone dont sortiront les nouvelles formes et solutions.
Les contributeurs au changement
Les déterminants culturels sont extrêmement nombreux et renvoient à une question politique d’ordre général. Dans le domaine de l’architecture, on trouvera certainement les avancées techniques au premier rang de ces déterminants : par exemple l’apparition de nouveaux matériaux (le fer puddlé a ouvert une nouvelle grammaire de la grande portée, que l’on retrouve des grandes halles voyageurs des gares aux viaducs), ou plus récemment les outils numériques (qui ont en soi permis l’émergence d’une nouvelle esthétique, jusqu’au paroxysme de l’architecture de Frank Gehry). On trouvera également l’évolution historique des besoins, les époques n’ayant pas convoqué les mêmes programmes (sur un triptyque logement, activités et équipements publics, dont religieux), ou enfin l’expression artistique du moment (le “isme” en cours).
Questionnons le besoin : au vu du virage à prendre pour l’avènement d’un monde bas carbone, la question s’est renversée. Il ne s’agit plus d’accompagner l’esprit du temps mais de susciter un changement de pratiques vers celles qui entreront dans les limites planétaires. Mobilité, modes d’occupation, partage de ressources : il s’agit d’intéresser le plus grand nombre à des pratiques non seulement décarbonées mais aussi moins mobilisatrices de ressources fossiles, compatibles avec les climats futurs, et contribuant à la transition des mobilités.
Pour cela l’argument écologique ne suffira pas. Dans ce débat, la limitation n’est pas un horizon mobilisateur, comme l’exprime parfaitement la critique de Bruno Latour à l’écologie politique (5) : il s’agit de souligner ce que ce nouveau monde apportera en plus et ne pas se concentrer sur la fierté de ce qu’il y a en moins. « Le vélo est bon pour votre santé » (6) a davantage de chances de convaincre au report modal que la préservation de la planète. C’est bien toute l’opportunité que nous amène l’architecture : le plaidoyer « Habitats, Villes et Territoires, l’architecture comme solution » du Conseil National de l’Ordre des Architectes (7) ouvre la voie d’une réflexion positive.
Dans la prochaine Chronique, nous reviendrons sur les signaux faibles dans la production actuelle que nous identifions comme participant déjà à la recomposition à venir.
Pour le groupe RBR-T
Emilie Hergott, architecte-Ingénieur, Directrice environnement & numérique au sein d’Arep.
Cédric Borel, Directeur, Action pour la Transformation des marchés (A4MT)
* Lire Une nouvelle architecture naîtra-t-elle des nouvelles contraintes ?
(1) Les tours Duo à Paris, des monuments à contretemps (lemonde.fr) et https://www.nature.com/articles/s42949-021-00034-w pour une approche scientifique des impacts de la grande hauteur
(2) Rapport Paris à 50°C p.76
(3) AREP finaliste du concours pour la rénovation de la Gare de Budapest-Nyugati
(4) [PODCAST] n°24 Dominique Gauzin-Müller : « Il ne suffit pas qu’un bâtiment soit écologique et socialement intéressant pour en faire de l’architecture » – EQUITONE
(5) « L’écologie politique réussit l’exploit de paniquer les esprits et de les faire bâiller d’ennui », Mémo sur la nouvelle classe écologique, Bruno Latour et Nikolaj Schultz
(6) Argument mis en avant par JM Jancovici pour inciter au report modal : Transports : Jean-Marc Jancovici explique l’importance de se mettre au vélo (rtl.fr)
(7) « Habitats, Villes, Territoires, l’architecture comme solution » | Ordre des architectes