
Il est plus facile à l’éditorialiste de faire part de son désarroi face à l’état du monde qu’à l’architecte qui, quels que soient les tarifs douaniers et les circonstances humaines, climatiques et politiques du moment, n’en doit pas moins pour autant engager sa responsabilité pour un projet à 2, 5, 10, 50 ou 500 millions de dollars. Les enjeux pour l’un et l’autre ne sont pas les mêmes, ni pour aujourd’hui, ni pour demain. Cela dit, en tant qu’observateur, quelques remarques.
Comment pour les architectes en leur nom propre résister quand un système administratif débile basé sur des critères absurdes empêche d’accéder à la commande ceux qui ont justement quelque chose à dire, notamment les jeunes saisis par l’urgence écologique et climatique ? Comment sauront-ils développer les compétences qui leur permettront de concourir face aux agences internationales qui trustent les projets prestigieux (et encore…) ?
Comment résister aux normes édictées sans rémission par le CSTB et autres bureaux de contrôle aux intérêts bien compris et validées pour le climat d’hier et non pour celui de demain ? Le confort d’été, ne s’agit-il pas enfin d’y penser ? Dans dix ou quinze ans, sous la canicule quatre mois dans l’année, l’étanchéité à l’air, un piège redoutable ? Mortel ?
Commet résister à l’appauvrissement du discours architectural désormais pollué par l’accessoire bien pensant, l’essentiel – architecte, c’est un métier n’est-ce pas ? – de plus en plus flou ?
Comment résister quand l’architecture, l’expression même de la société dans laquelle elle naît, est devenue une équation de bonnes intentions qui pavent l’enfer ?
Comment résister quand l’architecture, l’expression même de la société dans laquelle elle naît, est devenue une équation financière qui pave le paradis de mauvaises intentions ?
Comment résister à l’aggiornamento des grosses structures d’architecture mariées à de grosses structures d’ingénierie qui s’emparent de l’essentiel des marchés toujours plus hauts de villes en développement en Afrique, en Asie, au Moyen-Orient, en Amérique ? Et s’apprêtent à s’emparer des marchés à venir de Riviera et autres luxury Ecolo lodges en pays chauds mal inspirés ? Comment résister à la pensée qu’il s’agira peut-être bientôt pour nombre de ces ouvrages d’éléphants blancs déshérités ou honteux légués à l’histoire ? Comment ne pas désespérer de La Défense ?
Comment résister à l’aura, parmi d’autres, d’un Gehry vieillissant qui impose encore, comme à Arles, ses tours anachroniques à grands roulements de tambour ?
Comment résister aux confrères et consœurs cyniques, procéduriers et sans autre intérêt général que le leur ? Comment résister à l’ambition hargneuse des moins doués ?
Comment résister à la vanité de maîtres d’ouvrage qui tiennent à laisser leur nom à une œuvre, comme s’ils en étaient les auteurs, tel André Santini à Issy-les-Moulineaux ? Mais Daniel Libeskind, vraiment ?
Comment résister à la pression de maîtres d’ouvrage privés aussi bienveillants qu’ils sont bien en cour ?
Comment résister à la pression des maîtres d’ouvrage privés malveillants qui financent la cour ?
Comment résister à l’incompétence de fonctionnaires pressés (au mieux) ou incultes (au moins pire) ou méchants (au pire) ?
Comment résister et garder son sang-froid face à l’impéritie politique et au déluge, l’une et l’autre inéluctables ? Prévoir sans doute dans chaque bâtiment l’arche de Noé des insectes…
Comment résister et construire pour 50 ou 100 ans tout en subodorant que d’ici dix ans à peine, les circonstances humaines, politiques et environnementales seront très éloignées des besoins et préoccupations du jour ? Comment garder la foi envers soi-même sans craindre le vertige ?
Comment résister au découragement quand, sous couvert de compétition équitable, le candidat concurrent gagne moins pour sa créativité, son talent et son expertise que pour son entregent, son réseau et sa capacité à épouser parfaitement l’air du temps non genré avec des bâtiments qui dureront le temps fugace de la mode ? No future, comme dirait Sid Vicious ?
Comment résister quand la crise, provoquée loin de sa rue, conduit à la mise en liquidation ou redressement judiciaire de l’agence locale ?
Comment résister à l’ignorance et la sottise ? Pourquoi cela est-il si difficile aux architectes, pourtant le plus souvent gens curieux, sensibles, cultivés et ayant fait au minimum cinq ans d’études ? Ils sont certes soumis au prince… Comment toutefois parler d’un futur technique et poétique à un maître d’ouvrage persuadé, avec son industrie de moutons à cinq pattes, que la terre est plate ?
Comment résister, pour les architectes distingués, à l’attrait pécuniaire et la célébrité des « rich and famous » pour loger trafiquants et pirates en pays exotiques ? Comment, pour les autres, résister à l’abîme du déclassement pour payer le loyer ?
Comment résister à l’emballement du monde ? Comment résister aux bombes physiques, chimiques et virtuelles dont l’humanité en général, notre civilisation en particulier, est assaillie ?
Comment résister aussi bien aux irresponsables non coupables qu’aux coupables irresponsables, comme se demandent des Français de sang dans les hôpitaux normands ?
Comment résister si Trump, avec une récession mondiale, devient le meilleur avocat de la décroissance et en conséquences le nouvel ami de la nature et des écolos ?
Humpty Dumpty était assis sur un mur,
Humpty Dumpty fit une grosse chute.
Tous les cavaliers et tous les fantassins du roi
Ne parvinrent pas à recoller Humpty Dumpty.
Ainsi va la comptine anglaise du XVIIesiècle ?
Il faudra pourtant bien reconstruire avec ceux qui seront encore-là. D’ailleurs le dernier couplet de la comptine indique.
Humpty Dumpty a compté jusqu’à dix
Humpty Dumpty a tout reconstruit
Tous les cavaliers et fantassins du roi
Sont heureux que Humpty Dumpty soit rétabli.
Il n’y a pas de fatalité. Quand les cons auront tout bien saccagé, la raison, qui comme la nature a horreur du vide, reprendra ses droits. Il faudra bien alors des architectes qui connaissent leur métier.
D’ici-là, l’architecture doit être, pour ceux qui s’en prévalent, un acte de résistance à la normalisation, un acte de foi envers l’avenir, une volonté d’affirmer que le monde reste régi par la gravité et qu’il revient aux architectes, en dépit des circonstances et difficultés qui leurs sont propres, d’envisager protection pour leurs semblables pour les décennies à venir. Dans les règles de l’art si possible.
Christophe Leray